Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 15 mai 2013

La récognition aspectuelle de Lopes dans Understanding Pictures

   

Anaïs Lambolez






Panneau des lions (détail), grotte Chauvet, Ardèche.


  Le compatibilisme affirmé par la théorie de la récognition aspectuelle de Lopes se retrouve principalement dans une analyse qui s’ancre à la fois dans une pensée cognitiviste de la perception et dans l’intérêt pour une théorie de la référence basée sur un système informationnel. Il montre que ces deux pôles ont un rôle à jouer dans notre expérience des images et de notre compréhension de leur contenu, proposant ainsi une alternative prometteuse.

La question de la référence

 Le thème de la référence apparaît dans Understanding Pictures, suite à l’examen de la théorie waltonienne  face à une théorie symbolique des images. Il en ressort que les images, contra Walton, sont dénotatives dans des systèmes symboliques et que la fonction de substitut qu’il accorde aux images ne justifie pas que toutes les images soient fictionnelles, ni qu’elles se réduisent à cette seule fonction. Pour Lopes, dénotation picturale et perceptualisme ne sont pas incompatibles.[1]
 Lopes entreprend alors d’examiner les principales théories de la référence linguistique exposées par Frege,[2] Kripke,[3] ou encore Kaplan,[4] afin de voir si l’on peut en tirer une piste pour expliquer la référence iconique.[5] Le premier propose une théorie descriptive de la référence des noms propres : la signification d’un nom propre est constituée d’une (unique) description finie et il réfère à l’individu en vertu de cette définition. Si on l’applique au cas pictural, une image réfère à tout ce dont sa « description iconique » (la liste des propriétés de l’objet dépeint) nous informe. Ainsi : « une image dépeint (réfère singulièrement à) un objet si et seulement si, pour une description Ñ„, c’est une image-Ñ„, et que cet objet est uniquement Ñ„ ».[6]
 Seulement, elle pose le problème de la vérité présupposée de la description donnée, que contredisent les images métaphoriquement vraies mais littéralement fausses, et plus généralement les images qui déforment d’une façon ou d’une autre leur sujet. De plus, elles ne réfèrent pas toutes à un unique référent singulier. Elle peut par exemple représenter une espèce, comme l’image d’un aigle accolée à sa définition dans un dictionnaire.[7] Seules les images « dont la fonction spécifique est de véhiculer une information vraie sur le monde »[8] (comme les cartes ou les photographies d’identité) sont concernées par cette théorie. Par conséquent, elle est inadaptée à la dépiction : elle viole la contrainte de diversité et il n’est pas nécessaire qu’une image doive référer de cette façon.
 S’opposant à la théorie frégéenne, Kripke développe quant à lui une théorie génétique : la référence d’un nom propre n’est pas fonction de sa signification mais de son histoire de production et de son utilisation. Un mot reçoit sa référence lors d’un « adoubement », un « baptême », créant une « chaîne de communication » entre les utilisateurs, de sorte que « le nom passe de maillon en maillon », permettant ainsi de référer correctement avec ce mot sans ne rien connaître à son sujet, comme cela peut être le cas lorsqu’on se trouve  « au bout de la chaîne de communication ».[9] Si on considère que la référence picturale fonctionne de la même façon, la version kripkéenne semble insuffisante à expliquer comment une image dénote.[10] L’exemple du dessinateur échouant à dépeindre la Dame de Fer[11] montre que même lorsque la genèse de l’image joue un rôle dans la référence picturale, elle ne suffit pas à l’expliquer : il lui manque la prise en compte des propriétés visuelles du contenu iconique. Lopes en conclut donc que :

Ni la théorie de la référence descriptive, ni la théorie de la référence picturale génétique ne sont adéquates. D’un côté, les images peuvent échouer à représenter leur sujet, donc leur contenu n’a pas besoin de correspondre à ce qu’il dénote. D’un autre côté, les images doivent représenter leur sujet comme ayant certaines propriétés [...].[12]

 La théorie de Kaplan montre une volonté de prendre en compte ces deux aspects (genèse et contenu de l’image) que semble impliquer la référence picturale. Pour ce faire, il fait la distinction entre le « contenu descriptif » et le « caractère génétique » d’une image. Le premier comprend les propriétés que l’image nous révèle à propos de son référent ; le second renvoie à la genèse de l’image, laquelle est indépendante du « contenu descriptif ». Mais pour Lopes, le fait que les deux éléments de la théorie de Kaplan soient indépendants l’un de l’autre montre ici aussi une insuffisance à expliquer la spécificité de la référence picturale. Si on imagine à nouveau un dessinateur incompétent à faire le portrait de la reine Victoria, et que ce portrait est non seulement un échec du fait qu’il ne dépeint pas la reine Victoria, mais plus surprenant, qu’il en résulte que l’image dépeint Divine, un travesti célèbre, alors, selon la théorie hybride de Kaplan, l’image représente la reine Victoria de par l’histoire de la production de l’image et du contenu iconique auquel elle est liée, bien qu’on ne puisse pas identifier l’image comme étant une image de la reine Victoria. La conséquence fâcheuse est que cette théorie ne rend pas compte de la différence entre une image-Divine de la reine et une image-de-la reine-Victoria : ce que l’image dénote et ce qu’elle représente ne coïncident pas. Pour Lopes, il faut un lien plus fort entre contenu et genèse iconiques, de sorte que « des différences d’origines génèrent des différences de contenu, et que le contenu révèle ses origines ».[13]
 Puisque même l’alternative de Kaplan est inadéquate à rendre compte de la référence picturale, Lopes se tourne alors vers la théorie d’Evans, qu’il comprend de la façon suivante[14]. Dans The Varieties of Reference, Evans propose une théorie hybride de la référence basée sur un système d’information. Pour lui, les expressions démonstratives du type « ceci est  x » sont identifiées lorsque l’agent localise dans sa pensée l’objet de la référence sur la base de ce qu’Evans appelle un « système d’information ». Considérant les êtres humains comme des « cueilleurs, des collectionneurs et des transmetteurs d’informations »,[15] lesquelles sont appréhendées, véhiculées, et stockées grâce aux capacités humaines de la perception, la communication, et de la mémoire, sa théorie promet de lier convenablement la référence picturale au contenu et à la perception de l’image.
 Les « Ã©tats informationnels » (information states) en jeu dans le processus d’identification sont définis d’une manière spécifique : ils se placent à un niveau infra-doxastique, reposant principalement sur des processus neuronaux et des mécanismes psychologiques (comme les processus perceptuels et mémoriels), ils sont par ailleurs indépendants des croyances, –  puisque ces dernières, comme les concepts ou les désirs, ne les altèrent pas (les illusions de Ponzo, Fick, et Müller-Lyer fonctionnent même lorsqu’on sait que les deux lignes sont de longueurs égales) –  et non-conceptuels (il n’est pas nécessaire pour l’agent de posséder les concepts des propriétés d’un tel contenu informationnel pour qu’il reçoive l’information). Les jugements basés sur les états informationnels sont conceptuels, mais ils reposent sur des états non-conceptuels. Ainsi, dans le processus d’identification, l’agent passe d’un état informationnel (non-conceptuel, conscient ou inconscient) à un autre type d’état cognitif (conceptuel).[16]
 Si l’état informationnel est définit comme un état mental qui transmet et stocke de l’information, comment identifions-nous, via un « système d’information », la source même de cette information ? Evans propose deux cas : soit l’identification de la source se fait de manière causale, soit en identifiant le contenu, lorsque l’information possède suffisamment de propriétés en corrélation avec sa source. Deux modes d’identification du contenu sont alors distingués : le premier, décrit comme le plus familier, est descriptif ; le second est à base récognitionnelle. C’est donc vers ce dernier mode que se tournera Lopes.
 Ce qui l’intéresse dans les modes d’identification à base informationnelle tient au fait qu’ils « rendent disponibles certaines manières de penser aux objets, et par conséquent d’y référer ».[17] Après avoir expliqué les deux contraintes qu’impliquent les pensées ou les jugements (niveau conceptuel) issus des états informationnels (non-conceptuel) que sont la « contrainte de Russel » (principe d’individuation) et la « contrainte de généralité », – c’est-à-dire, « la capacité à penser aux choses de différentes manières [qui] est intégrante de la possession des concepts de ces choses », « Ãªtre capable de nourrir l’idée que « a est F » requiert un concept de F qui permet de comprendre les pensées « b est F », « c est F », et ainsi de suite »[18] – Lopes  confirme son choix, la théorie de la référence d’Evans prend suffisamment en compte l’apport perceptif et la chaîne de causalité qui relie l’information jusqu’à l’identification de sa source  :

 D’après ce modèle, les images font partie d’un système d’information, les images individuelles véhiculent des informations perceptuelles à propos de leur sujet. Une image représente un objet seulement s’il véhicule une information sur lui sur la base de ce qui peut être identifié. Pour comprendre des images, les spectateurs doivent employer un mode d’identification (ou des modes) spécifiquement pictural, lequel distingue, sur la base de leur contenu, les sources d’une image. Cette proposition supporte les marques d’une théorie hybride. Un objet ou une sorte d’objet est un sujet de l’image seulement si l’on s’en sert comme la source de l’information que contient l’image. Mais le contenu de l’image joue un rôle inéliminable lorsqu’il représente son sujet, puisque c’est sur la base de son contenu que nous identifions ses sujets.[19]

Reste à savoir quelle(s) sorte(s) d’informations transportent les images et quel(s) mode(s) de l’identification perceptuelle les spectateurs utilisent en identifiant le sujet de l’image. C’est donc vers la spécificité du contenu pictural qu’il nous faut nous tourner à présent.


Sélectivité du contenu pictural

 La théorie de la récognition d’aspect de Lopes se développe autour de deux thèses fondamentales. La première concerne le contenu pictural, lequel attribue au monde certaines propriétés. Contre ce qu’il appelle « le mythe de la spécificité », c’est-à-dire l’enclin qu’ont certaines théories à se concentrer sur le caractère spécifique ou déterminé du médium iconique (notamment l’analogicité distinctive des systèmes iconiques ou des informations qu’elles véhiculent défendue respectivement par Goodman et Dretske), Lopes propose de poursuivre l’idée de Gombrich,[20] selon laquelle les images sont nécessairement sélectives dans leur manière de représenter leurs depictum ; la sélectivité des images constitue le caractère distinctif du contenu pictural. La seconde, qui découle de la première, développe l’idée que la sélectivité iconique nous montre la structure aspectuelle des images, et que celle-ci permet de distinguer les systèmes picturaux entre eux, relativement aux aspects qu’elles présentent, et des autres systèmes représentationnels.
 Comme tout système représentationnel, les images s’engagent différemment dans leur façon de représenter leur sujet, mais rares sont les cas où le contenu représentationnel  s’engage vis-à-vis de toutes les propriétés de l’objet représenté. Ainsi elles peuvent s’engager ou non à représenter telle ou telle propriété de l’objet : 

Une représentation (de toute sorte) est « engagée » vis-à-vis de la propriété F pourvu qu’elle représente son sujet soit comme étant F soit comme étant non-F. Si elle ne s’engage pas au sujet de la F-itude [de son sujet], elle est « implicitement désengagée » vis-à-vis de F. Enfin, une représentation est « explicitement désengagée » vis-à-vis de F quand elle représente son sujet comme ayant telle propriété (ou telles propriétés) qui l’empêche d’être engagée vis-à-vis de F.[21]

 Ainsi, une image, comme une description, peuvent s’engager à représenter, par exemple, les zébrures d’un zèbre. La première en les dépeignant, la deuxième en les décrivant, ou du moins en les mentionnant. Mais elles peuvent aussi se désengagées vis-à-vis des zébrures, soit implicitement, c’est-à-dire en omettant de traiter cette propriété du zèbre, soit explicitement, par un procédé qui empêche un engagement vis-à-vis des zébrures. Seulement, seules les images peuvent se désengager explicitement vis-à-vis d’une propriété de la manière dont elles le font. Une image peut se désengager explicitement vis-à-vis des zébrures en dépeignant le zèbre prenant un bain de boue ou vis-à-vis de la « chauvitude » d’un personnage en lui faisant porter un chapeau. A contrario, une description ne peut se désengager explicitement de cette façon, parce que décrire quelque chose comme ayant telle propriété ne pose aucune limitation quant aux autres propriétés que la description peut attribuer ou non à cette chose.[22]
 La sélectivité, comprise en termes d’engagement vis-à-vis d’une ou de plusieurs propriétés, s’applique à toutes les représentations, mais celle attribuée aux images est spécifique. Les images nous montrent un aspect du monde, ou plutôt, elles nous montrent la fabrication d’un aspect du monde, c’est-à-dire le « schéma de saillance visuelle » que crée l’ensemble des engagements et des désengagements représentationnels. Les images se différencient entre elles selon les aspects qu’elles présentent. Ainsi, « deux images présentent différents « aspects » d’un objet si et seulement s’il y a au moins une propriété vis-à-vis de laquelle l’une est engagée et l’autre non, ou bien [si] l’une est explicitement désengagée et l’autre est implicitement désengagée ».[23]   
 Cependant, même si les désengagements explicites peuvent présupposer un certain point de vue, les aspects présentés ne reflètent pas nécessairement l’adoption d’un unique point de vue semblable à celui qui pourrait être expérimenté en perception directe. Les images n’imitent pas forcément les expériences visuelles ordinaires, elles peuvent combiner plusieurs points de vue, comme c’est le cas des images cubistes, ou plus généralement adopter des engagements et désengagements qui ne correspondent à aucune expérience visuelle ordinaire. Les aspects ne sont pas purement spatiaux, ceux-ci peuvent aussi concerner la couleur, ou encore la texture de l’image (un tableau adoptant la technique de la perspective atmosphérique s’engagera d’une façon particulière vis-à-vis des couleurs, graduellement de plus en plus claires et estompées afin de rendre un certain effet de profondeur, au risque de modifier les couleurs actuelles des objets). Plus que d’imiter simplement les expériences visuelles ordinaires, les images présentent des aspects qui élargissent nos expériences visuelles.
 Du fait que toutes les images (figuratives) possèdent des propriétés spatiales (du moment qu’une image représente au moins une chose se détachant d’un arrière plan, l’organisation de ses aspects est forcément spatiale, du moins partiellement), on peut dire qu’elles sont « aspectuellement structurées »,[24] que leur contenu présente un aspect « spatialement unifié » de leurs sujets.[25] La spécificité des propriétés spatiales engendre nécessairement certain(s) point(s) de vue,  et par conséquent le contenu iconique ne peut inclure toutes les propriétés spatiales de l’objet représenté.
 Lopes remarque que dans les théories « standards » de la dépiction (perceptualisme et conventionnalisme), les images sont individuées selon des caractéristiques invariantes (ressemblance, analogicité). Or, ces théories isolent à chaque fois certaines catégories d’images. Pour Lopes, les systèmes iconiques se distinguent entre eux et des autres modes représentationnels en ce que les images sont aspectuellement structurées et présentent différents types d’engagements :

[...] si deux images sont engagées et désengagées vis-à-vis des mêmes types de propriétés, alors elles appartiennent au même système, et les images appartiennent à des systèmes différents seulement si elles sont engagées et désengagées vis-à-vis de types de propriétés différents.[26]

 Par exemple, les images appartenant au système albertien privilégient des engagements et des désengagements relatifs à un point de vue unique, capturent l’aspect « optique » des objets représentés. Les caricatures s’engagent à représenter exagérément les propriétés de leurs sujets, en sacrifiant nécessairement les règles de proportionnalité. La diversité picturale s’explique par les différentes façons dont les images sélectionnent des aspects du monde, et ce sont les choix de types de propriétés représentées qui déterminent des différences entre les systèmes picturaux.
 Si les choix d’aspects visuellement saillants constituent structurellement les contenus iconiques, et si ceux-ci dérivent des aspects visuels que l’on notifie habituellement en perception directe, alors l’identification des contenus iconiques repose sur les mêmes mécanismes récognitionnels que l’expérience visuelle ordinaire.

 Ce qui en découle n’est pas seulement qu’une représentation picturale convoque des capacités récognitionnelles pour les objets, les sortes d’objets, et des propriétés. Plutôt, la capacité à reconnaître les sujets d’une image est une extension du dynamisme de la récognition. Les images sont des prothèses visuelles ; elles élargissent le système informationnel en collectant, en stockant et en transmettant une information visuelle à propos de leurs sujets de façons qui dépendent mais aussi qui augmentent notre capacité à identifier des choses par leur apparence. [...] Néanmoins, ce serait une erreur de supposer que la récognition picturale est identique à la récognition visuelle ordinaire. A la différence de la récognition ordinaire, la récognition picturale opère à deux niveaux. Une image est avant tout une surface plane couverte de marques, de couleurs, et de textures [...] et représentent des scènes et des objets comme ayant certaines propriétés. [...] A ce niveau, la récognition picturale peut être dite « récognition de contenu », puisqu’elle consiste à la reconnaissance de marques caractéristiques qui fabriquent un aspect de son sujet. A un second niveau, les observateurs reconnaissent les contenus de l’image comme étant ses sujets. Une image-d’un-homme-faisant-le-V-de-la-victoire-avec-un-nez-busqué-et-des-bajoues-tombantes est reconnue comme un aspect de Nixon – c’est la « recognition de sujet ».[27]  
   























Fig. 1 et 2, Collossus by Richard Willson in the Sunday Times, 1985, and Charles Griffin in the Daily Mirror, 1990.


 Ce passage est significatif en nous montrant comment une théorie peut à la fois traiter de la perception d’une image jusqu’à l’identification de son contenu. La dépiction implique clairement des processus récognitionnels. Regarder une image, c’est convoquer des capacités récognitionnelles déjà en gestation. La récognition picturale et la récognition ordinaire partagent en effet un certain dynamisme : malgré les déformations et les altérations (temporelles, physiques, etc.) que subissent l’apparence des objets, la récognition corrige ces informations et maintient la réussite de leur identification. Par conséquent, d’une certaine façon, la récognition picturale est un cas extrême du dynamisme[28] de la vision représentationnelle ordinaire, puisque les aspects picturaux déforment souvent d’une manière ou d’une autre leurs sujets. Ce dynamisme explique directement la générativité naturelle, c’est la capacité d’adaptation et de correction de la récognition qui nous permet d’identifier un sujet, de reconnaître une même chose sous différents aspects.[29] Nos deux caricatures (fig. 1 et 2) présentent leur sujet sous deux aspects très différents, leur contenu informationnel engendre des interprétations différentes, pourtant nous sommes capables de les comprendre comme étant des caricatures de la même personne. La vision représentationnelle est donc une modalité de la vision ordinaire (c’est en sens qu’elle est transparente), sans pour autant y être réductible, et ayant le pouvoir d’élargir notre perception du monde.
 La double dimension de la dépiction, le fait qu’elle soit une surface (son contenu formel) et qu’elle implique l’indentification de son contenu représentationnel, renvoie finalement à deux types de récognition. La première, la récognition dite de contenu, renvoie à la perception des aspects formels de la composition de l’image, autrement dit, à l’état informationnel qui prépare à la reconnaissance de l’aspect sous lequel est présenté l’objet. La seconde, la récognition de sujet, désigne la récognition en jeu dans le travail de référence. Mais il ne s’agit pas d’affirmer que ces deux formes de récognition sont strictement distinctes l’une de l’autre, mais plutôt que « la recognition de contenu peut être informée simultanément par la récognition de sujet ».[30] De même que dans l’explication d’Evans, l’identification du contenu pictural se fait à un niveau non-conceptuel (conscient ou inconscient), et déclenche une capacité récognitionnelle essentiellement dynamique et générative qui permet d’attribuer un contenu par voie de référence. Il est à noter ici que même si Lopes précise la possibilité d’autres modes d’identifications, toutes les identifications sont basiquement récognitionnelles.[31]
 C’est bien la récognition qui est au cÅ“ur de la représentation picturale. Ni les conventions, ni même les intentions de l’artiste n’interviennent pertinemment dans la compréhension picturale. Les conventions sont éliminées du fait de la nature aspectuelle des contenus iconiques, et les intentions, bien qu’elles soient signifiantes pour saisir la signification communicative de l’artiste, ne sont pas indispensables à la compréhension de l’image.[32]
 Ainsi, la théorie de la récognition aspectuelle ainsi dessinée semble satisfaire au moins les trois contraintes. La contrainte de la diversité ne peut être vraiment satisfaite, puisque l’explication s’est limitée intentionnellement aux images figuratives. Mais si on considère que les images abstraites convoquent elles-aussi certaines capacités cognitives et permettent une compréhension basée sur les informations que nous livre sa surface, elles pourraient délimiter une classe spécifique et parasite des systèmes picturaux, qui ne feraient référence à rien, sinon aux états psychologiques, aux expériences subjectives de l’artiste. Une explication des systèmes abstraits peut sans doute trouver des avantages dans une telle théorie. Mis à part le cas complexe des images abstraites, la théorie avancée par Lopes satisfait cette première contrainte par la structure aspectuelle des contenus iconiques dont l’identification est garantie par le dynamisme de la vision représentationnelle.[33] La diversité se retrouve également dans la contrainte de compétence. La générativité permet l’acquisition de capacités récognitionnelles relatives à chaque système, pouvant déborder sur d’autres systèmes. La compétence picturale s’explique par la générativité et le transfert, nous permettant d’identifier toute sorte d’objets, y compris ceux que nous n’avons jamais rencontré. La contrainte de la twofoldness se retrouve quant à elle dans les deux sortes de récognition intimement liées dans l’interprétation d’une image. Quant à la contrainte de la ressemblance, elle est finalement traitée par la récognition comme étant relative aux structures aspectuelles des différents systèmes iconiques, et résulte de la compréhension iconique.[34]


[1] D. Lopes, Understanding Pictures, Oxford: Oxford University Press, 1996, p. 93.
[2] G. Frege, « On Sense and Reference », in Philosophical Writings of Gottlob Frege, éd. Geach and Black, Blackwell, 1966, p. 56-78.
[3] S. Kripke, Naming and  Necessity, Cambridge, Harvard University Press, 4ème éd., 1980.
[4] D. Kaplan, « Quantifying In », réimprimé dans Reference and  Modality, éd. Linsky, Oxford University Press, 1971.
[5] Jenefer Robinson a déjà montré comment les théories frégéenne et kripkéenne de la référence, appliquées à la dépiction ne fonctionnent pas, bien qu’elles « Ã©clairent l’une et l’autre le concept de représentation iconique », dans « Deux Théories de la représentation » (1978), in Esthétique contemporaine. Art, représentation et fiction, textes réunis par Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot et Roger Pouivet, Paris, Vrin, 2005, p. 196-220. 
[6] D. Lopes, op. cit., p. 94 : ‘[... ] a picture portrays (singularly refers to) an object if and only if, for some description Ñ„, it is a Ñ„-picture, and that object is uniquely Ñ„.’
[7] J. Robinson, op. cit., p. 202-3.
[8] D. Lopes, op. cit., 94 : ‘[...] pictures whose function is specifically to convey information about the world.’
[9] J. Robinson, op. cit., p. 206-207.
[10] D. Lopes, op. cit., p. 98.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 99 : ‘Neither the description nor the genetic theory of pictorial reference is adequate. On the one hand, pictures may misrepresent their subjects, so their content need not match what they denote. On the other, pictures must represent their subjects as having some properties [...].’
[13] Ibid., p. 101 : ‘[...] differences in origin generate differences in content, and content shows the way to origin.’
[14] Ibid., p. 101-6.
[15] Ibid., p. 102, cite Evans, Varieties of Reference, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 122.
[16] G. Evans, Ibid., p. 237. Pour une discussion autour de la question des contenus conceptualisés et non conceptualisés, y compris les objections de Davidson contre Evans (sa théorie se réduirait au « mythe du donné »), voir A. Dewalque, « Expérience perceptuelle et contenus multiples », Bulletin d’analyse phénoménologique VII, 2001 (Actes 4), p. 153-185, http://popups.ulg.ac.be/bap/docannexe.php?id=495.
[17] D. Lopes, op. cit., p. 105.
[18] Ibid., p. 105 : ‘being able to entertain the thought that ‘a is F’ requires a concept of F that enables one to understand the thoughts ‘b is F’, ‘c is F’, and so on’.
[19] Ibid., p. 107 : ‘On this model, pictures are part of an information system, individual pictures conveying perceptual information from their subjects. A picture represent an object only if it conveys information from it on the basis of which it can be identified. To understand pictures, viewers must employ a specifically pictorial mode (or modes) of identification which single out, on the basis of their content, the picture’s sources. This proposal bears the marks of a hybrid theory. An object or kind of object is a picture’s subject only if it served as the source of the information contained in the picture. But a picture’s content plays an ineliminable role in its representing its subject, for it is on the basis of its content that what we identify its subject.’
[20] Ibid., p. 111 et p. 117. Schier et Hopkins abordent également la sélectivité des images. Respectivement, Deeper into pictures, An essay on Pictorial Representation, Cambridge : Cambridge UP, 1986, p. 162-73, et Picture, Image and Experience, A Philosophical Inquiry, Cambridge: Cambridge University Press, (1998) 2009, p. 122-58.
[21] Ibid., p. 118. ‘A representation (of any kind) is ‘committal’ with respect to a property F provided that it represents its subject as either F or not-F. If it does not go into the matter of F-ness, it is ‘inexplicity non committal’ with respect to F. Finally, a representation is ‘explicity non committal’ with regard to F when it represents its subject as having some property (or properties) that preclude it from being committal with regard to F.’ Lopes complète et réajuste ici la définition  des désengagements explicites présente chez Block, ‘Photography Fallacy in the Debate about Mental Imagery’, Noûs, vol. 17, n°4, 1983, p. 651-61, p. 654.
[22] Ibid., p. 119.
[23] Ibid. : ‘[...] two pictures embody distinct ‘aspects’ of an object if and only if there is at least one property with regard to which one is commital and the other is not, or one is explicitly non-committal and the other is inexplicity non-committal.’
[24] Ibid., p. 124.
[25] Ibid., p. 126.
[26] Ibid., p. 130-1 : ‘[...] if two pictures are committal and non-committal regarding the same types of properties, then they belong to the same system, and pictures belong to different systems only if they are committal and non-committal regarding some different types of properties.’
[27] Ibid., 145 : ‘The thrust of this is not simply that pictorial representation makes use of recognition abilities for objects, kinds, and properties. Rather, the ability to recognize picture’s subjects is an extension of the dynamism of recognition. Pictures are visual protheses ; they extend the informational system by gathering, storing, and transmitting visual information about their subjects in ways that depend upon and also augment our ability to identify things by their appearance. [...] It would be a mistake to suppose, however, that pictorial recognition is identical with ordinary visual recognition. Unlike ordinary recognition, pictorial recognition operates at two levels. A picture is first of all a flat surface covered with marks, colours, and textures, and [...] represent scenes and objects as having properties. [...] Pictorial recognition at this level may be called ‘content-recognition’, since its consists in recognizing a design as the features making up an aspect of its subjects. At the second level, viewers recognize picture’s contents as of their subjects. The victory-signing-man-with-hooked-nose-and-drooping-jowls-picture is recognized as an aspect of Nixon – this is ‘subject-recognition’.’
[28] Pelletier mentionne dans son article, « Voir un fictum dans une image », in De la perception à l’action, Contenus perceptifs et perception de l’action, éd. Pierre Livet, Vrin, Paris, 2000, p. 115-190, p. 181-2, les travaux de Gilman, basés sur des études en neurophysiologique, qui montre « la nature modulaire des processus de la vision », suggérant aussi, comme Evans et ainsi comme Lopes, une explication de « bas en haut ». Voir Gilman, ‘A New Perspective on Pictorial Representation’, Australian Journal of Philosophy, 1992, vol. 70, n°2, p. 174-86, ‘Pictures in Cognition’, Erkenntnis, 1994, vol. 41, p. 87-102.
[29] D. Lopes, op. cit., p. 139-40.
[30] Ibid., p. 145 : ‘Content-recognition can be informed by simultaneous subject-recognition.’
[31] Ibid., p. 151.
[32] Ibid., p. 160.
[33] Les fictions sont également traitées par Lopes, Ibid., p. 197-208. L’identification des images fictives se fait également sur la base d’une récognition basée sur un système d’information. La question de la référence de telles images est développée à partir de la théorie d’Evans et du faire-semblant de Walton.
[34] Ibid., p. 151.

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