Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

samedi 11 mai 2013

Notes et éclaircissements pour introduire au travail philosophique de Achille Varzi.
 

Jean-Maurice Monnoyer

(paru dans la REPHA, printemps 2011)



Achille Varzi s’est acquis une belle réputation avec son ami et collègue Roberto Casati, quand ils publièrent ensemble leur premier essai (encore inédit en français) sur les entités spatiales vacantes et diversement « occupées », Holes and Other Superficialities (MIT, 1994), qui sont toutes les cavités imaginables : depuis le « trou » du biberon qu’il faut percer, jusqu’au « trou » que fait un positron dans l’espace vide de Dirac. Mais leurs exemples sont plus graphiques et plus naïvement efficaces dans le champ de la page. Cet essai qui fut recensé par D. Armstrong et Umberto Eco, et auquel David Lewis fait une allusion remarquée, a connu un grand retentissement, avant la publication de Parts and Places (MIT, Bradford book, 1999), ouvrage complémentaire essentiel qui décrit ce que serait une res extensa pensée à nouveaux frais cognitivement et métaphysiquement. Les problèmes nouvellement posés sont ceux des surfaces ou des lieux « qualifiés » servant d’adresses, de niches ou de réceptacles.  Dans les deux cas, ces ouvrages très réussis ont ouvert la voie d’une ontologie matérielle guidée par les outils de la méréologie (la théorie des parties et des touts), comprenant définitions, axiomes et théorèmes. A. Varzi a écrit nombre d’articles importants sur les « frontières » justement, dans une sous discipline qu’on appelle la méréotopologie (je crois utile de renvoyer aux deux articles du même auteur dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy [CSLI], l’un intitulé « Mereology », l’autre « Boundary »). L’auteur a notamment publié en italien Ontologia, un titre récemment traduit (Ontologie, les Editions d’Ithaque, Paris, 2010), après un premier ouvrage intitulé Parole, Oggetti, Eventi et altri argomenti di Metafisica (Carocci, Roma, 2001) ; il y a quelques mois à peine est paru : Il Mondo messo a Fuoco (Laterza, 2010). Comparé au grand nombre d’articles techniques qu’il a produit, ces livres sont des contributions « publiques », où Varzi montre son grand talent d’exposition et de clarification, récusant tout partage éditorial entre une conception populaire et une version savante de l’ontologie[1].


Forza ontologia


Quine avait distingué l’idéologie d’une théorie (sa sémantique) et la neutralisation nécessaire du domaine scientifique considéré. La délimitation du domaine requiert une indifférence ontologique à l’égard des éléments qui sont enrégimentés par l’écriture canonique de la logique standard. La théorie des ensembles apparaît en ce sens comme la plus conforme au modèle idéal[2]. Varzi procède autrement. Il n’ignore pas la force qu’a conservée la position de Quine. Il pose une première question. Comment admettre que l’ontologie matérielle soit « neutre » en quelque façon ? Nous faisons de très nombreux engagements dans la vie de tous les jours, y compris avec des variables de prédicats, qui ne se limitent pas à l’inception of reification : cette tendance irrépressible à compacter des « objets », qui serait inscrite dans le langage naturel selon Quine. Si l’ontologie n’était que fixée dans son domaine que par le slogan « speaking of objects », c’est-à-dire par une manière très restreinte de contrôler la référence – en réalité inscrutable –, je ne pourrais jamais savoir si ces mêmes objets ont un statut générique, s’ils sont particuliers, événementiels ou « subsistants ». Je me contente de dire il y a des choses de l’espèce F, si et seulement si l’énoncé Fx est vrai, c’est-à-dire s’il existe au moins un individu qui est vrai de F. Les objets qui existent ne sont rien alors que des valeurs dont les variables tiennent lieu. Pour le reste, je m’en tiens au réseau de croyances que j’ai assimilées. Le standard austère de Quine exclut du champ de l’ontologie, les événements  les intensions, les mondes possibles, les universaux. Achille Varzi, qui est bien placé pour s’être occupé de l’ontologie formelle comme algèbre et comme logique, est aussi l’un des meilleurs représentants de la rupture qui s’est opérée dans les années 80. On redécouvre alors une seconde tradition issue de Brentano et popularisée par ses élèves, dont principalement Husserl et Meinong grâce aux travaux de S. Körner, R. Chisholm et B. Smith, mais aussi ceux de P. Simons et K. Fine (qui ont formalisé justement les textes redécouverts dans l’école polonaise). Jusque là l’ontologie et la phénoménologie s’étaient tournées le dos ; or cette tradition n’obéit pas à la sorte de proscription impliquée par le terme everything : un terme qui marque une sorte de suspension ontologique relative à tout ce qui est. Rappelons ici d’un mot que F. Brentano lui-même avait conçu une première « métaphysique méréologique » dès ses leçons de Würzburg sous un titre bizarre que reprendra d’ailleurs Lewis (megethologie : ou logique des grandeurs) ; il développa ensuite plus tard une conception « plérotique » du continu (voir Zeit, Raum and Kontinuum[3]). Autre curiosité étonnante promise à une grande fécondité : celle-ci multiplie les directions dans l’être, par profusion ou de façon restrictive le cas échéant (c’est le cas de la problématique des frontières, qui se multiplient mais ne se chevauchent pas), tout en prenant le contrepied d’une topologie idéaliste.

 A l’opposé de cette « indifférence » relativement à ce qui existe, Varzi revient donc sur une opposition codifiée par Husserl lui-même — même si ce n’est pas tout à fait dans un sens « brentaniste » — qui distingue entre une ontologie formelle et une ontologie matérielle dans les 3e, 4e, et 6e Recherches Logiques (puis dans les Ideen I de 1913)[4]. Husserl est en effet le premier à avoir tenté de donner une méréologie formelle aussi rigoureuse que les fondations de l’arithmétique ; les travaux décisifs de Lesniewski sont à peine légèrement postérieurs. D’où le grand intérêt du texte présenté ci-dessous. Le problème de la démarcation des deux ontologies est délicat. En imputant à Quine l’ontologie « matérielle », Varzi laisse entendre que son nominalisme réfère à des objets qui ne seraient que des sections indéterminées d’espace-temps : ces entités sont présentées comme des « nœuds » dans l’espace logique, en raison de sa conception de l’univocité de l’être qui se calque sur le rôle de la variable liée. Mais en principe, dans l’ontologie matérielle, on intègre tout ce qui « existe » selon une différenciation pour ainsi dire sectorielle et régionale. L’inventaire est impressionnant : propriétés et relations, nombres, êtres naturels, objets sociaux, œuvres d’art, ficta. Il suffira pour cela de consulter sous le chapitre de l’ontologie matérielle ce que Varzi a lui-même répertorié dans son ouvrage[5]. Même si cette différenciation peut être inclusive le cas échéant, elle pose la question : « existe-t-il des entités du genre F ? ».  Pour Husserl, c’est une question inhatlich : autrement dit une question de « contenu » (les contenus abstraits sont indépendants, les contenus concrets sont dépendants). Dans l’article qui suit, Varzi montre l’impossibilité de spécifier le domaine de l’ontologie matérielle à moins de ne préciser qu’elle exige elle aussi qu’on utilise les outils d’une ontologie formelle. La relation de dépendance – « interne » à la relation entre partie et tout – en est un exemple privilégié. De même, Varzi revient encore sur le cas de savoir comment définir ce que pourrait être cette ontologie formelle indispensable à la pratique de la première : si elle est générale, si elle fait coïncider la structure de la pensée et la structure de la réalité, comment peut-elle ne pas être catégoriale ? Si elle y répugne, consiste-t-elle  alors en un ensemble de « relations » seulement, et celles-ci sont-elles nécessaires et aprioriques ?[6] Dernière question non moins redoutable, doit-on supposer comme le premier Husserl que des relations ou des connexions existent de plein droit entre « moments » dépendants et désigner ce qui est synthétique a priori comme devant prendre le nom du material a priori ? On obtiendrait une présupposition ontologique et non plus sémantique, regardant le niveau formel structural. Ainsi Husserl sépare qui est logico-formel et ce qui est ontologico-formel (Recherches logiques III, § 11). L’ontologie matérielle a besoin d’un soubassement formel-ontologique afin de déterminer « la structure formelle de tout ce qu’il y a » (whatever it is : quoi que cela puisse être).

La difficulté n’est pas uniquement terminologique —. Parler de « structure » entraine aussi nombre de décisions épineuses à prendre. Le problème principal est que demeure dans ce cas un présupposé ou un « biais » qui appelle à une prolifération de relations possibles, surtout si l’on voulait fonder une ontologie substantielle sur cette ontologie structurale, un espoir qui paraît antinomique. L’économie de l’ontologie formelle au sens que voulait lui donner le premier Husserl est de considèrer les objets en tant que tels (comme il dira dans les Ideen « en dehors de leur factualité empirique et même de la sphère hylétique concrète ») : ce qui revient à leur prêter une objectité idéale, et non plus quelconque. Mais si, au sens de Varzi, la théorie des objets purs ou en tant que tels s’assimile à une théorie de l’être en tant qu’être, on aurait alors l’impression de tourner en rond. Nous supposerions ce qui est matériel dans ce qui n’est que formel, et pis encore sur la base d’une démarcation fictive ou « rigidifiée » entre ce que nous disons qu’il y a (des objets de toutes sortes, sinon des « essences matérielles ») et ce que nous interprétons comme « structures ». On trouve dans cet ordre de problèmes de très grandes variantes. La justesse de point de vue de Varzi revient cependant à distinguer trois sortes d’interrogations qui affaiblissent en effet la séparation entre ontologie formelle et ontologie matérielle : la question de l’identité, la question du statut des parties propres, la question de la dépendance unilatérale. Toutes les trois sont soumises à des révisions déchirantes. Outre la « connexité » qu’il envisage à la fin avec l’appartenance et l’inhérence, je placerai aussi l’émergence parmi celles des relations ontologico-matérielles qu’il est difficile d’ignorer.


Difficultés d’expertise ou perplexités réelles


Pour le dire très platement, Varzi postule en résumé un partage entre deux acceptions du mot « ontologie », mais afin de mieux nous inciter à brouiller ce partage. Dans le premier §, il s’intéresse à l’exemple bien connu de la statue : comment reconnaître son identité[7] ? Faut-il accepter qu’il y ait une coïncidence spatiale et temporelle dans ce monde actuel entre la matière et la forme de cet objet-ci ? La statue et la terre ou le bronze dont elle est faite n’ont pas les mêmes propriétés, et on ne peut pas procéder à un usage ordinaire de la référence. Si on se contente du critère d’engagement ontologique au sens de Quine, il n’y a pas une entité spécifique pour ce qu’on appelle « statue ». Comme tout artefact, il s’agit bien d’un composé matériel ; la statue est aussi un tout que l’on saisit d’emblée, et qu’on ne peut ni décomposer, ni même abstraire perceptivement. Il est impossible de se comporter avec elle comme un mono-référentialiste fanatique, ainsi que le dit K. Fine, en considérant que « ce » morceau de glaise serait « la » statue. De même, ses parties propres ne se sont pas agglomérées de façon « auto-télique » pour donner une statue. Quoiqu’on fasse, nous n’obtenons pas d’identité formellement assignée  à partir de ce qui constitue la statue qui suffirait à la cerner dans sa configuration : dire que le « Tout » est autre que la somme des parties n’engage pas à conclure qu’il y ait « quoi que ce soit d’autre » que les parties propres qui sont bien présentes dans la statue, parce que nulle constitution supplémentaire ne lui est nécessaire. C’est la thèse de David Lewis, qui ouvre la voie à l’universalisation de la composition non-restreinte. Or on ne  peut pas augmenter le contenu du domaine de quantification dès qu’on adopte la thèse de la conception méréologique (il faut changer d’entité, et il faut parler de l’identité fongible ou fusionnelle de la statue, ce qui signifie bien que le critère « pas d’entité sans identité » ne fonctionne pas). De même pour la relation de dépendance. Varzi reprend l’exemple favori des trous. Ce n’est pas que logiquement on doive dire : pas de doughnut sans un trou, mais plutôt, le trou ne peut exister que s’il « dépend » d’un doughnut. Cette relation de dépendance existentielle n’entre pas non plus dans le registre de l’ontologie matérielle, car elle est de droit plus forte que les termes mis en relation, en échappant du même coup à une réduction prédicative. Il est intéressant de noter à cet endroit que le concept de « partie propre » recoupe celui de partie dépendante étant donné qu’aucune chose n’est une partie propre d’elle-même : elle « n’existe » que par la relation formelle de dépendance.

Secondement, pour ce qui est de l’ontologie formelle, son autonomie n’est pas moins difficile à établir[8].

Varzi commence à douter du scope de l’ambition formaliste et nous fixe la demande : « les relations ontologico-formelles s’appliquent-elles toutes à toutes (les) choses qui pourraient concevablement exister, quelles que soient ces choses » ? Il soutient que l’identité n’est pas une relation entre des énoncés. Mais il doute au moins autant de la vraie neutralité ontologique de la relation de dépendance (neutre « quant à la nature de ses objets »). Ainsi revient-il sur un exemple de Lewis dans Contre les universaux structurels (1986)[9], qui a été rediscuté par Armstrong, puis Bigelow et Pargetter. La relation réflexive est elle-même mise en jeu : l’hydrogène fait partie de l’universel supposé « être une molécule de méthane », par quatre valences distinctes (qui sont elles-mêmes aussi un universel quatre fois instancié, du moins dans la lecture de Lewis). L’hypothèse présentée par ce dernier est que la combinaison  en question n’est pas une composition. On ne trouverait là que des « atomes méréologiques » (carbone et hydrogène) venant littéralement supplanter un universel structural (méthane)[10]. Mais c’est une hypothèse hardie. Le carbone et l’hydrogène sont éminemment combinables dans nombre d’autres propriétés structurales et il ne viendrait pas à l’idée de penser qu’un conceptualisme puisse envisager d’autres possibilités de combinaisons qui ne sont pas (déjà) instanciées dans des états de choses actuels. Si ces autres combinaisons sont de purs possibles, le réaliste considèrera que ces possibles ne sont pas existants. Bref, la relation R-identitaire dont parle ici Varzi appellerait un parti-pris « fictionnaliste », quand elle n’est plus reconnue comme structurale : ces universaux seront réduits à n’être que des propriétés monadiques.    En présentant ces mêmes universaux (des propriétés répétables) comme des « atomes » méréologiques[11], Lewis a désenchanté l’ontologie formelle réaliste qu’il déclare de son côté « magique » (par antiphrase, je pense) parce qu’il constate que tantôt les universaux sont simples, tantôt composés ou intriqués les uns dans les autres. Ce qui revient selon lui à les identifier à des entités modales flottantes qui ne seraient pas instanciables par leur nature propre : or c’est le contraire de ce qu’ils « sont » pour les réalistes. La conséquence est évidente dans cette critique foncièrement nominaliste : s’il n’y a pas d’universaux structurels, il n’y a pas non plus d’universaux simples. Varzi trouve difficile de soutenir la position de Lewis, qui paraît plus être une sorte de récrimination logique qu’une avancée ontologique. D’autre part, la relation partie/tout cède une grande partie de sa capacité à s’appliquer à toutes les relations du monde réel.

Mais bien sûr, c’est dans la question du « contenu » que les perplexités augmentent et que  l’expertise de Varzi devient captivante.

Avec méthode, Varzi reprend ses trois relations. Pour la première l’identité, les deux principes de Leibniz ne sont pas aussi inoxydables que nous le souhaiterions. Si l’on pense que « l’ontologie formelle se tient face à la réalité comme la logique formelle se tient face à la vérité » (Ontologie, op. cit. p.38), on s’intéresse aux liens subsistants entre des entités en vertu de leurs conditions d’existence. Mais si l’on a des objets qui ne sont pas identiques à eux-mêmes, ou qui n’ont pas de localisation spatio-temporelle « discernable », comme on voit dans la mécanique quantique, le premier principe de Leibniz sera considéré comme faux, et faux de manière contingente. Anderson, qui a donné son nom au « positron », considérait encore en 1932 que l’électron « positif » et l’électron négativement chargé étaient la même particule, avant de comprendre son erreur par la différence de direction dans la chambre à brouillard. Il en va de même de la relation partie/tout, qui est mise à mal par de nombreux philosophes partisans de l’universalisation de la composition non-restreinte : ils généralisent, au-delà de la somme, le principe de la fusion méréologique sans qu’on ne sache plus guère au final si elle constitue une entité de plus, ou rien d’autre (comme dans le cas de la statue)[12]. Pour eux les parties propres peuvent se connecter ou se déconnecter de façon très libérale, qualitativement ou numériquement. Cette forme d’extensionnalisme méréologique radical aboutit donc à admettre que « toute collection non-vide » est « une certaine entité qui possède toutes ces choses comme des parties mais qui n’a aucune partie qui soit disjointe des autres ». C’est un peu comme si un tas de gravats et de matériaux était considéré avant et après les travaux comme étant le même : on passerait d’un disjointement extrême à une fusion de type « gunky » où il n’y a plus d’atomes compositionnels. Ce cas implique une ontologie des décombres avant même d’avoir agrégé les matériaux. La « discrétude » méréologique reste essentielle pour toutes les théories de la constitution, et donc en particulier pour celles qui sont alternatives et quadri-dimensionnalistes[13].  En dehors de la relation au temps, il n’est pas non plus certain qu’on doive interpréter la topologie de l’espace réel et l’espace « structural » mathématique de la même manière[14]. 

Dans un deuxième temps, le principe dit de faible supplementation, weak supplementation (depuis qu’il a été défini comme tel par Peter Simons, dans Parts, p.28) est une sorte de limite inférieure posée à toute méréologie : « aucune entité ne peut consister en une seule partie propre, donc être une partie propre d’elle-même » = def. il faut une discrétion minimale pour ne pas confondre les classes distributives et collectives. Ce principe énonce une relation converse de celle qui dit que toute entité fait partie d’elle-même (identité par réflexivité). On est alors confronté au statut des pluralités ou des collections qui paraissent « substanciées », comme dirait Charlie Martin, alors qu’elles ne sont peut-être que relativement déstructurées. Un virus et une cellule saine forment une autre entité quand le premier s’empare du noyau de la seconde pour la diviser et se reproduire. Un costume fait d’une veste et d’un pantalon ne peut pas donner une substance. Varzi suggère que la théorie des catégories de Brentano met à mal ce principe, et de même pour l’extension connective de Whitehead. Mais c’est je crois une façon de parler. Son attitude de grande précaution lui fait donner crédit sur le principe aux variantes les plus hérétiques des théories de la constitution matérielle, qui sont aujourd’hui légion, et d’après lesquelles des parties propres pourraient être réciproques (la statue est une partie propre de la quantité de matière, le matériau est une partie propre de la statue entière). Enfin il reporte cette suspicion sur l’anti-symétrie (deux choses ne sont pas identiques quand ce n’est pas le cas que ou bien x soit une partie de y ou bien que y soit une partie de x). Il faut en effet bloquer une chaîne circulaire de dépendance, d’après laquelle si x dépend de y et si y dépend de x, alors x est identique à y. L’ambivalence de la notion de « partie propre » exige de placer quelque part un principe de clôture (on le voit bien pour les objets sociaux ou les objets esthétiques) qui a une définition algébrique, et  nous permet notamment de distinguer   la somme et le produit. Pour prendre un exemple, on peut considérer comme une somme qu’une fenêtre soit faite de « parties », sans considérer que toutes les parties de la fenêtre soient des parties propres de la maison, alors que les briques le sont ensemble avec les autres composants du produit. Dans le produit, toutes les parties propres se chevauchent.  Afin de le soutenir, je devrais disposer d’une théorie ensembliste applicable aux particules très fines de matériaux (en gros des silicates et des polymères), mais je ne distinguerai plus entre la poignée de la fenêtre et la poignée de la porte, etc. Ce que Varzi veut dire ici est que la problématique du vague réel reste toujours menaçante. Il y a d’autre part un autre problème avec la notion de connexion. Un tout connexe est relatif à la connexion de ses parties propres entre elles. Pourtant il serait circulaire de soutenir qu’un tout est formé dès que nous constatons cette connexion, car cette connexion peut être extrinsèque à ses parties et le tout n’en être pas moins existant : un tas de 52 cartes, un bikini, ou l’état du Portugal (comprenant les Açores hors du continent européen) sont des touts déconnectés. La définition formelle du « tout » reste distincte de la notion de somme méréologique[15].

Le point discuté est donc de savoir in fine si l’ontologie substantielle reflète ou non nos opérations formelles. La tendance naturelle est de répondre que malheureusement : « non ». On peut déjà penser à la théorie des duplicatas ou des contreparties chez Lewis, qui renouvelle l’identité qualitative au détriment de l’identité numérique. Mais on peut aussi penser à ces théories ensemblistes qui ne sont plus fondées sur l’appartenance, ou bien celles qui contestent qu’aucun ensemble ne puisse s’appartenir à soi-même à titre d’élément. L’exemple le plus connu est celui de David Lewis dans Parts of classes où l’on est contraint de considérer les singletons comme des sous-ensembles, et ces sous-ensembles eux-mêmes comme des « parties » au sens méréologique : mais l’exigence de l’antisymétrie est trop   forte dans ce cas. Car si deux choses ont toutes leurs parties propres en commun, elles sont identiques. En insistant sur la théorie des ensembles, Varzi a raison de souligner cette équivocité résiduelle. Autant  se maintiennent des conceptions hyper-extensionalistes de la composition non-restreinte[16] (sans différences de contenus entre les « touts » ainsi identifiés), autant un usage nominaliste de la méréologie continue de refléter des préjugés ontico-matériels qui ne devraient pas influer sur la forme de la théorie.







[1] : Je laisse de côté les 39 histoires philosophiques d’une redoutable simplicité, publiées avec R. Casati, et traduites en français chez Albin Michel en 2005, qui vont bien au-delà de l’aspect exotérique des ouvrages mentionnés.

[2] : voir Lire Quine : logique et ontologie (ed. Jean-maurice Monnoyer), Editions de l’Eclat, 2006. D’un côté, on peut admettre que Quine en posant la question « Sur ce qu’il y a » (On what there is), prononce un critère d’engagement ontologique, mais ce n’est pas un critère ontologique, c’est un critère sémantique. Quine ne nous dit pas substantiellement « ce qui existe », mais il montre ce qu’une théorie assume comme existant. Sur le fond des choses, c’est une manière de s’opposer à la distinction carnapienne entre questions internes et questions externes. A la fin de sa vie, Quine reconnaîtra en gros qu’il sépare l’épistémologie de l’ontologie, de l’ontologie substantielle. Il se limite pour finir à une ontologie faite d’objets physiques et d’ensembles (Voir son article « Structure and Nature », Journal of Philosophy, n°LXXX,1992.)

[3] : Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit und Kontinuum, Meiner Verlag 293, Hamburg 1976, ed. S. Körner & R. Chisholm. Le terme de « plerôsis » est d’abord appliqué à la profusion des frontières entre deux régions, puis entre directions à partir d’un point spatio-temporel. Voir les notes de A. Klastil, p. 217-218.

[4] : Plus précisemment, comme le rappellent Smith & Mulligan, le rapport du « formel » au « matériel » est déjà présent dans ce que Husserl appelle ontologie formelle, voir Parts & Moments, « Pieces of a theory », Philosophia Verlag , München, 1982, pp.46-48 ; et Recherches Logiques IV, Niemeyer Verlag, p. 335 : les catégories « formal-ontologisch » sont a prioriques dans leur validité et leur caractère fondationnel. Elles ne sont pas dérivées d’une convention linguistique.  En principe, on considère que les ontologies matérielles correspondent à des ontologies régionales : celle des objets concrets, celle des organismes vivants, ou celle des identités dans le temps. A strictement parler, Husserl a radicalisé la notion de contenu non-séparable venue de C.Stumpf, et il appelle contenu a priorique formel cette dépendance relationnelle.
 
[5] : Ontologie, coll. Science et métaphysique, Editions d’Ithaque, pp. 62-115

[6] : Voir N.Cocciarella, « Formal Ontology », in Handbook of Metaphysics and Ontology (ed. H.Burkhardt & B. Smith,). I, pp. 640-47, Philosophia Verlag, München, 1991. Il semble que Cocciarella explique chronologiquement  ce point : la logique transcendantale tardive de Husserl doit rendre raison de la généralité mathématique de la logique formelle qui ne pourrait alors être fondée que dans le sujet. Mais le socle est formé par une théorie formelle de la prédication supposée valoir pour toutes les ontologies régionales.

[7] : Qu’on me permette de renvoyer à l’article de Kit Fine : « La non-identité d’une chose matérielle et de sa matière », trad.. L. Iglesias, in Etudes de philosophie, 2008-2011, n°9, Département de philosophie d’Aix en provence.

[8] : F. Nef a offert dans son Traité d’ontologie pout les non-philosophes (et les philosophes), Gallimard, 2009, pp. 93-112, une excellente présentation des variantes de l’ontologie formelle chez Husserl, Ingarden, Lesniewki et Whitehead. Nef présente justement cette difficulté qu’une ontologie formelle peut aussi être régionale, par exemple dans le cas de l’esthétique ou dans le cas des mathématiques. Il défend à juste titre que Chisholm est le représentant d’une « ontologie phénoménologique » réaliste. D’autre part, il rend justice selon nous à l’idée que le formalisme de l’ontologie formelle est justement celui que les méthodes informelles de la logique ont imposé.

[9] : On peut lire en effet le texte en français dans Métaphysique contemporaine, propriétés, mondes possibles et personnes (ed. par F. Nef et E. Garcia), Vrin, 2007, pp. 185-222.

[10] : Le texte de Varzi est très implicite dans ce cas. Dans A World of State of Affairs (1997), Armstrong a répondu à cette objection : pour lui le méthane (comme le butane) est un état de choses complexe ou moléculaire, et « être une molécule de méthane » est un universel complexe, instancié par la conjonction des particuliers chimiques (simples) de l’hydrogène et du carbone (pp. 34-43). Pour Armstrong, la relation formelle méréologique de dépendance ou de chevauchement peut être conservée, sans addition ontologique. Lewis a répondu à cette réponse, dans « A World of Truthmakers ? » (1998), en maintenant qu’il restait à choisir entre la combinatoire et le statut des vérifacteurs.

[11] : La notion d’ « atome méréologique » suppose déjà une conception « nihiliste » de la composition, puisque ces atomes n’ont d’autre parties qu’eux-mêmes et pas de parties propres.

[12] : A la suite de Lewis qui a « placé » techniquement le mot de l’entité « gunk » (atomless), nombre de métaphysiciens depuis T. Sider et des élèves dissidents de P. Van Inwagen, ont discuté du caractère fictionnel de la composition. La discussion a été très vive dans la décade 1990-2000. On a pu mettre en place une série d’arguments qui opposent la composition non restreinte et l’unicité de composition.

[13] : L’un des premiers ouvrages sur le sujet est celui de Mark Heller : The ontology of physical objects : Four-dimensional hunks of matter, Cambridge UP, 1990. Je crois utile de renvoyer ici à Giulano Torrengo, « Ontologia formale » in Storia dell’ontologia, a cura di Maurizio Ferraris, Bompiani, 2008, pp.296-322. Torrengo discute de plusieurs sortes d’identité depuis l’identité « faible » de Lesniewski et sa contestation de l’ensemble vide (l’identité faible se résorbe dans le terme « être une partie de »). La réflexivité de l’identité n’implique pas que les objets possibles ne soient que ceux qui ne peuvent pas être dits identiques à eux-mêmes, bien que G. Priest ait justement admis que certains objets meinongiens soient par définition différents d’eux-mêmes. Inversement, on parlera d’une identité relative pour capturer la ressemblance en supposant que des classes d’équivalence puissent être reconnues. Enfin, dans un ouvrage récent Possibility (Oxford, 2009) M.Jubien a défendu que les objets matériels (choses) ne sont rien que des postulations intentionnelles, pour autant qu’ils ne sont pas des objets fondamentaux ou des entités essentielles (il défend même un essentialisme méréologique applicable aux espèces naturelles). Un costume deux pièces est  ainsi fait d’une veste et d’une paire de pantalons : on ne peut pas « objectifier » ce tout sans imposer ou projeter la relation.

[14] : V. Peter Simons, « Location », in F. Correia et P. Keller, Formal Concepts, Dialectica 58, pp. 341-349.
[15] : Il est donc possible de ne pas confondre des entités abstraites et des objets abstraits (en niant que les seconds existent) ; il est également possible de défendre que des objets puissent avoir différentes structures, et que la partition de ceux-ci puisse dépendre de la structure.

[16] : Voir par exemple James Van Cleeve, « The Moon and Sixpence : A défense of Mereological Universalism », in Contemporary Debates in Metaphysics, ed. T ; Sider, J. Hawthorne & D. Zimmerman, Blackwell, 2008, pp.321-340.

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