Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 13 mai 2013

Recension de Pierre Guenancia, Descartes, chemin faisant, Encre marine, Editions des belles Lettres, Paris, 2010, 301 p.

Jean-Maurice Monnoyer


L’A. a réuni des études et quelques inédits : rien d’original, rien qui soit vraiment pédant dans cette initiative, car la façon de prendre ses distances avec des ouvrages plus élaborés en leur apportant quelque émendation — ou en leur donnant des prolongements, est une règle du genre. Je voudrais rendre hommage à ce livre, quoique cette recension paraisse abusivement technique. Il est un peu raide de procéder à une revue des arguments face à un ouvrage aussi mesuré. Mais il le fallait aussi selon moi pour rendre hommage à la pugnacité de ce travail.  

On remarque d’emblée une sorte de proclamation assez vive, et assez remontée : Pierre Guenancia prône une indispensable limitation de la métaphysique (d’auto-limitation défensive) qui se veut philosophiquement inspirée par Descartes. Tel serait le fil « conducteur » du livre. Ce point est développé en plusieurs passages ; le chapitre 11 et inédit lui est consacré, mais il est repris à la fin, juste après encore (au chap. 14). De ce que Descartes a dit qu’il ne faudrait pas y consacrer « plus de quelques heures par an », on conclut que cette déclaration sert de garde-fou pour ne pas s’impliquer trop dans un genre de métaphysicisme égarant. Qui n'approuve pas une revendication aussi légitime ? Descartes nous eût enseigné, selon Merleau-Ponty, cité en exergue : « une métaphysique qui nous donne des raisons décisives de ne plus faire de métaphysique » (L’œil et l’esprit, p. 56, je souligne). Malgré l’autorité de Merleau-Ponty, et tout le respect qu'on lui doit, cette proposition relative contient un énoncé reduplicatif où sont subtilisées les conditions de vérité de l’usage du mot « métaphysique ». Ce n’est évidemment pas possible : l'ironie de Merleau-Ponty est de penser que nous avons des raisons décisives de nous en passer. Précisons que ce n'est pas le cas ici. D’autant que l’A. se pose bien la question très différemment à la page 171, en interrogeant justement « l’unité de la conception cartésienne de la subjectivité de la métaphysique à la morale ». Je dirai plus loin en quoi Guenancia défend une caractérisation phénoménologique de son approche intellectuelle qui se révèle fructueuse. D'autre part, si l’on pense aux Disputationes Metaphysicae de Suarez, qui est encore le best-seller de l’époque jusqu’en 1616 au moins, il est clair que ce que dit Descartes d'une « restriction » concertée de la métaphysique est fort compréhensible, tant sur le plan méthodologique que dans l’option retenue d’une « philosophie de la vie » comprise comme sagesse de la bona mens. En ce sens, il semble qu’il faille nettement séparer ce que Descartes écrit à Elisabeth dans un contexte pragmatique d’avec ce qui a toujours fait pour lui l’objet d’un discours « exotérique » (publiquement exposé). Dans le premier cas, il y aurait en effet selon les mots de Guenancia une quasi diététique de la métaphysique (p. 271). Dans le second cas, il est probablement abusif de le penser, même si l’on a pu écrire quelquefois qu’il n’y avait pas de « métaphysique cartésienne » (comme l’a soutenu J.L. Marion dans le Prisme du même nom en 1986 afin de lui opposer, comme on sait, la primauté de la philosophie première). L’A. préfère ici parler plutôt d’une métaphysique « d’imprégnation », qui n’est pas enseignable ou praticable pour satisfaire aux desseins de la vie pratique. On ne peut le nier, et pourtant sans elle, rien ne serait constructible et recevable dans les termes[1]. Il apparaît dans l’esprit de Descartes que — s’il ne faut pas meditando diu se vexare in eis rebus (se tracasser en méditant sur ces questions, plus qu’il n’est nécessaire) — du moins les Principes de la philosophie eux-mêmes sont bien tels que : in quo continentur ex quea ex Metaphysicis ad Physica etc, sunt necessaria (Entretien avec Burman). La nécessité ne se discute pas. Peu importe que ce discours soit fondationnel lorsqu’il évoque les « racines » de l’arbre de la connaissance, ou polémique (contre Caterus, Gassendi et Regius par exemple). A peine passé en Frise, et inscrit à l’université de Franeker, Descartes commença bien un Traité de métaphysique, comme il l’écrit au Père Gibieuf le 18 juillet 1629, puis encore une autre fois à Mersenne, le 26 novembre 1630. Non pas quelques heures donc — mais probablement quelques mois avant de commencer à s’occuper de la Dioptrique. [2]

Le sol est raboteux en philosophie ; il faut de bons souliers pour aller de l’avant. Guenancia est de ceux qui ont su tracer leur route avec lenteur, sans faire pétarader le moteur philosophique. Son écriture est claire et mesurée. Il a montré en quatre livres sur Descartes une louable contention d’esprit le faisant devenir l’un des cartésiens les plus émérites de son temps, mais il est resté sur ce chemin, sans se laisser intimider, sans se mêler non plus aux « cercles d’influence » qui sont autant de communautés disputantes. Parfois il est bon — en effet — de savoir rester sur le grand chemin, comme a dit Descartes, qui est « le chemin de tout le monde ». Chemin faisant, Guenancia s’est retrouvé sur cette route du sens commun, écrivant en solitaire, bien qu’identifié aussi comme un philosophe très attentif à la correction de l’écriture, madré et prudent à la fois. Le beau titre du texte paru aux PUF : Le Regard de la pensée : essai sur la représentation, mériterait un examen soigné. Son grand livre sur L’Intelligence du sensible : essai sur le dualisme cartésien, et son autre Lire Descartes, sont des outils très performants dans la compréhension du philosophe. Pour ma part, je suis sensible à certains de ces articles qui ont marqué la recherche : tel celui sur « l’Institution de nature » (concept difficile, qui n’est pas réduit à son sens technique ou finaliste), comme je le suis dans le présent volume Chemin faisant au premier article repris de 2008, à celui sur l’admiration (ch. 7), ou plus avant d’abord à l’article sur l’imagination : « La critique cartésienne des critiques de l’imagination » (ch. 3), qui reste un modèle du genre. Cet essai limpide va beaucoup au-delà d’une présentation modeste et pédagogique en revenant sur les positions de L. Brunschvicg. Le fait de se prononcer à la fois sur la figuration et sur l’étendue constitue tout le problème génétique de la mathesis dans sa généralité géométrique (lettre à Morus du 5 février 1649).

La question est fort classique : cette étendue est-elle « dématérialisée » ; est-elle une abstraction ou un être en soi ? Guenancia nous dit nettement que l’étendue véritable, « attribut essentiel des corps matériels (…) est essentiellement imaginable » (p. 98). La justesse de cette assertion porte donc sur la déterminité de l’étendue par la quiddité de la figure, ou par la faculté productrice des figures. La lecture de Guenancia reste prenante parce qu’il associe cette « présentification de l’imagination » d’un côté, en tant qu’elle rend manifeste les propriétés de l’étendue ; et de l’autre, parce qu’il relève dans l’ Entretien avec Burman, l’expression du « tracé mental » des figures imaginées, supposant que les yeux de l’esprit ferment la vue des autres tanquam fenestris clausis. Comme si les paupières étaient d’hermétiques volets. Descartes dit bien que c’est là toute la différence avec le sensus : pour ce dernier les « images sont dépeintes d’après les objets externes tels qu’ils sont présents » (ab objectis externis, iisque praesentibus), au contraire de ceux que la mens imagine sine objectis externis. Il en va de même ensuite de ses remarques sur la neutralisation de l’imagination qui peut dans son opération active dépasser les limites et conduire à la confusion (il faut alors la brider, voir p. 182) ; ou même encore produire positivement, à l’inverse, ce que Guenancia aurait pu appeler une agentivité sociale dans le rapport aux autres et à la vie (voir le chapitre 9, et chapitre 10, p. 225).

L’une des choses qui nous rassure le plus dans ce recueil est que Guenancia défende le cartésianisme (v. p.15). De quoi s’agit-il ? Le label n’est pas celui d’une famille de penseurs. Il semble vouloir identifier par là une « filiation de pensée » qu’il faut revigorer sans cesse contre la pensée abstruse, que les Cartésiens n’ont pas forcément suivie. Certaines expressions de l’A. sont tactiquement biaisées : Descartes est dit être le « père du rationalisme moderne », pourtant à de très nombreuses reprises, il est fait état du sujet moderne ou du sujet de la représentation, dans une acception foucaldienne, qui est plus que foucaldienne selon nous. C'est un sens second de « moderne » que Foucault a substitué à classique. Sur le plan de ce qui est « sujet », L’Ego n’est pas le Je, ainsi que l’a montré J.-L. Marion à maintes reprises (surtout dans Questions cartésiennes, 2). Guenancia ne feint pas de l’ignorer : toutes les postulations interprétatives lui sont bien sûr connues (dont l’ « auto-affection » traduite dans les termes heideggeriens de l’ek-stase intentionnelle par Michel Henry). Mais il soutient que ce sujet qu'il essaye de redéfinir est pour lui « en acte » : « Le savoir que le sujet a de lui-même n’est pas un savoir qui s’ajouterait à son être, ce savoir fait toute la subjectivité du sujet » (p. 167) ; il est « l’effectuation d’une puissance » (p.169). Je suis assez d'accord avec cette identification épistémique. Avant de se confronter ici avec la conception de Kambouchner qui est assez différente, revenons pourtant sur le premier point. Comment distinguer « prédicativement » un sujet moderne ? En quoi le sujet supposé « moderne » serait-il en acte ? Le lecteur ne pourra pas ne pas penser à l'individu (au sujet individuel). La dispute médiatique entre Derrida et Foucault que l'A. remet à distance utilement nous apparaît bien au contraire caractéristique d’une posture post-moderne : le sujet « assujetti » déconstruit le sujet des affections, et le premier doit être « secondarisé », ce qui veut dire dérivé dans son statut (alors que c’est celui de l’intelligere, et qu'il ne peut pas ne pas avoir de prius ontologique). Mais si « moderne » ne prend son sens qu’avec Kant, s’il s’agit alors de penser, outre la personne et le « moi mémorable » de Valéry, le sujet-qui-imagine et celui qui est dit « articuler » des idées (p.122), ce sujet-là en effet est probablement représentationnel en un sens étroit. Il est quand même dommage que ce soit encore Heidegger qui ait finalisé cette « histoire de la représentation » depuis Suarez, parce que le propos pourrait être compris dans un autre sens. De nombreux développements de Guenancia sont appliqués à creuser cette difficulté, à en éclairer la sous-jacence, sauf qu’il n’y a pas de lien apparent entre la position dite de l’ « herméneutique du sujet » telle qu'elle est développée par Foucault dans cette appellation curieuse, telle qu’elle est d’ailleurs reprise, puis corrigée par l’A. (qui indique que le « moi » n’a pas d’ipséité en tant que sujet de la connaissance), et l'autre position qui épouse celle de la phénoménologie de l’intelligence sensible. Le lien est transversal, et c’est ce qu’on comprend en suivant la piste d’un chapitre à l’autre. La cohérence suppose une solidarité des deux courants de pensée dans l'esquisse d'une « herméneutique phénoménologique », expliquant le rapport au monde de la vie du sujet pensant.

L’articulation savante du propos qui consiste à remettre en discussion et en relation l’intervention de Foucault en 1982 sur le moment cartésien, et le débat sur la subjectivité « morale » initié par D. Kambouchner, forme un clivage habile au centre du livre (ch. 5, 6 ,7), puisque c’est à la fois sur le cas mixte de l’idéation et de la passion, sur le complément de la cognition et de la sagesse, que la représentation viendrait jouer un rôle central, un rôle à la fois pratique et transcendantal. Guenancia semble demeurer husserlien, de façon presque confidentielle, bien que cherchant les limites de cet angle de lecture. On pourrait trouver certainement une autre unité, cette fois entre les chapitres 4, 5 et 6, où l’A. part du statut de l’idée (nous y revenons ci-dessous). Si l’on schématisait, il y aurait un dualisme valant pour le sujet connaissant épistémologiquement constitué ; et de l’autre un sujet de l’estime de soi, corrigeant le « souci de soi » thématisé par Foucault (p.147). Le soi du « souci de soi » et celui de la connaissance de soi sont-ils vraiment clivés après la mort du sujet sartrien, et en gros depuis l’Age classique, Descartes ayant alors « laïcisé » l’exercice spirituel ? La stance cartésienne d’une mise en abîme du sujet est de fait l’une des antiennes les plus fatigantes de la pensée analytique quand elle évoque le « théâtre cartésien », erreur qu’on ne trouve pas cependant chez Beck, chez Williams, ou chez Kenny. Guenancia dans cette affaire est fort prudent. Il est en effet toujours périlleux de parler du rapport à soi, si l’on pouvait ainsi s’exprimer en termes contemporains. La tromperie de soi est devenue l'une des topiques les plus discutées, mais le doute méthodique n’a rien à voir avec elle. Il est fréquent de lire Descartes se plaindre lui-même des objurgations « sceptiques » qui reposent sur cette présupposition du moi dissocié. Preuve patente qu'on ne l'a pas bien lu. La « faculté du rapport » apparaît de plus chez Descartes comme étant assez singulière, et notamment dans le Traité des passions. Plus généralement encore, il en va de même de l’usage classique du mot « représenter », un mot qui a un sens juridique et concret à la fois (comme la représentation d’un pays par une carte, au sens de Nicole, ou comme la représentation d’une obligation au sens dignitatif du terme, mais qui reste assez loin de l’image). On ne trouve pas le mot de « représentation », chez Descartes, reconnaît d’ailleurs l’A. (p.116). F. Alquié rappelait jadis qu’elle ne pouvait en rien se confondre avec la notion « pictoriale » ou picturale que lui prêtait Louis Marin.

Guenancia après avoir réfléchi sur le sens du docuit natura, qui ne peut être confondu avec le docuit physica, développe dans son chapitre sur l’idée (ch. 4) une conception interprétative qui essaye de frayer une 3eme voie : celle qui consiste à partir des « données immanentes de la conscience » pour montrer la « transcendance de la chose par rapport à l’idée » (p. 124) — preuve de son objectivité en tant qu’idée. C'est le morceau le plus fort du livre. La perspective est correcte, même si elle se fait au détriment des modes. Descartes vise bien, nous dit-il, non pas l’esse fictum ou l’ente rationis, comme le lui reproche Caterus, mais un reale aliquid, quod distincte concipitur. Au début, dans de très belles pages de philosophie (pp.115-120), l’A. discute effectivement de cet esse objectivum en tant que l’idée a un contenu représentatif (mais référée à un contenu immanent : Guenancia examine de près ce lien contrasté entre les deux états, « être présent dans l’idée » et être au sens ontique, même si pour lui l’idea est étymologiquement ce qu’elle est de visu (« l’apparition d’une chose en image », ibid. 116), ce pourquoi il écrit : « la vision est idée » (p.119). Descartes a parlé des idées tanquam rerum imagines (AT, t 3, p37, 3-4), bien que ce soit en rapport avec leurs modèles externes (l’idée pourrait n’être représentative de rien, au sens d’une res extra animam).

Pourtant, ce paradigme optique soulève quelques perplexités ; en fait rien n’apparaît de manière adventice qui serait visualisable : et Guenancia l’utilise pour le discuter (il choisit en effet la stratégie exactement inverse de celle de Brentano). Pour l’idée, il écarte avec raison la forme de l’homologue mental ou de l’ « ectype » ; il l’écarte fort bien, mais c’est au profit d’ « une représentation par l’esprit de son contenu », en sorte que idée et chose ne sont plus que deux aspects d’une même réalité (« c’est la même chose que celle qui est dehors, mais on veut souligner qu’elle est présente à l’esprit comme chose à laquelle on pense, et non présente parmi les choses du monde », p.117) — une observation qui n’infléchit pourtant pas selon lui la conception de l’idée comme structure ou fonction. Il s’agit plutôt de dire que les choses réelles ou externes ne sont connues que parce qu’elles sont représentées par l’esprit : sous ce seul aspect épistémologique le « fait » de la représentation précède l’être. En tant que modes de la pensée, les idées ne sont cependant pas des « matériaux », et néanmoins ce traitement de l’ens ut cognitum le contraint à avancer plus avant encore, et par exemple à dire que : « l’extériorisation des objets du penser est une présupposition constante de la conception cartésienne de l’idée comme représentation d’une chose ». « Je ne vois donc pas des idées mais des choses, mais si je vois des choses, c’est parce que j’en ai les idées. L’idée d’une chose, c’est le sens ou la signification du nom qui la désigne et la distingue ». Après l’identification de l’idée et de la chose, c’est l’identité du nom de l’idée et de son contenu, qui est ainsi présentée de manière bipolaire. Pour Guenancia, l’idée est ontiquement comme une image (« tanquam »), parce qu’elle a comme elle fonction de représenter, mais elle n’a pas sa matière, et en tant que fonction, elle demeure un « index » en même temps qu’elle entretient une relation de similitude causale avec l’objet (ibid., p. 120). 

Tout ici entraîne la conviction. La seule réserve est de noter que certains morceaux de philosophèmes spinozistes sont repris au bénéfice de l'assimilation de la représentation à une identité réflexive — ce qui ferait disparaître l’ideatum et le signifié, d’un même geste, ou presque. Ce que Guenancia veut faire dire ici au texte cartésien, parce que l’interprétation n’est heureusement pas cadenassée, est issu de la distinction célèbre entre « réalité objective » et « réalité formelle » (et de bien d’autres passages litigieux où des énoncés similaires sont avancés, postulés et révisés, d’origine scotiste principalement). Descartes ne ferait pas cette distinction de la Méditation III, à laquelle il est astreint, sans une forte pression qui dépend du statut ontologique de l’idée. Ce statut ne dépend pas, semble-t-il, de son instance psychologique ou phénoménologique. Se contenter d’opposer le mode et la pseudo-image d’une chose est insuffisant : Guenancia préfère se servir du mot « représenter » pour d’autres modes plus génériques : les modes du percevoir (qui contiennent apercevoir, concevoir et imaginer). S’il a pleinement raison de nier que Descartes ait fondé l’idéalisme moderne (p. 124, Cf. « La Réfutation de l’idéalisme » dans la Critique de la Raison pure, et l’article éponyme de G.E. Moore en 1899), sa thèse se formulerait de la façon suivante : « la transcendance de la chose par rapport à l’idée » doit s'entendre au sens du « contenu eïdétique » qui se représenterait lui-même à l’idée. 

Ces grandes richesses de l’analyse sont ici abusivement résumées par moi, et je le déplore, mais j’estime néanmoins que ce qui est dit de l’imagination (de la Règle XII à la Méditation sixième) recouvre mieux en principe ce pouvoir représentationnel que ne le fait « en elle-même » l’idée, d’ailleurs souvent assimilée à une production de l’imagination (aux idées de l’imagination qui me viendraient faussement de l’extérieur). Plus encore, l’A. trouve inutile de s'accrocher au statut du terme à la Goclenius (si l'on peut dire ainsi) pour lequel l’entité idée demeure une perception dans sa propriété d’être formellement une idée ; elle ne serait pas dans ce cas objectivement une entité épistémique « auto-engendrée », elle contient dans la formalité de sa perception une essence ou une quiddité. L’exemple cité des Secondes réponses (AT, t.7, p165) que l’A. met en avant porte sur l’essence réelle qui détermine l’existence (c’est-à-dire « l’essence actuelle »), autrement dit celle qui cause la réalité objective de l’idée que j’ai du ciel (p.129). Il n’y a jamais pour l’idée de fausseté que « matérielle » (à la différence des jugements). L’être formel de l’idée est d’être normativement la condition de son contenu — pour Spinoza par exemple— en tant qu’elle est « adéquate » à son objet, mais c’est alors quelque peu différent. Pour Guenancia, qui s’appuie sur les objections premières et les Réponses à Caterus, l’idée est un « objet de l’entendement » (p.122), qu’il dit être un objet « véritable ». Caterus disait lui que si l’objet est dans l’entendement il y est seulement « conçu », et il n’y est pas « en acte » ; ainsi le vrai soleil n’est pas « dans » l’entendement, nous rappelle en effet l’A., comme il est par comparaison hors de moi en tant qu’une masse gazeuse incandescente, bien que j’aie l’idée de son existence. Guenancia suppose de ce mode de présence que c’est simplement le sens du mot « soleil » qui est l’autonyme mental d’un astre extra-mental. 

Je ne conteste pas dans ces remarques la valeur des propositions de l’A., et me contente d’y apporter un complément. Selon moi, l’étoffe mentale des idées qui est indéniable, par quoi chacune m’est aperçue fort directement, ne me permet quand même pas de confondre le denotatum intellectuel et le référé réel, surtout que celui-ci doit être extra animam. C’est même sans exagérer l’obsession de Descartes : sortir de cet enfermement et je dirais plus de la représentation de cet enfermement dans la représentation. Descartes le souligne avec quelque humour : « que je pense à une idée de chimère ou à une chèvre ». Pas plus que je ne peux extraire directement de la réalité objective de l’idée de Dieu, l’existence de Dieu, pas plus je ne peux m’assurer de la réalité solaire de l’astre du jour à partir du signifié « objectif » ou idéationnel : par exemple en pensant au sens des mots « masse gazeuse incandescente qui est à la source de la lumière du jour ».

L’enjeu concerne donc la réalité « extérieure » telle que nous la concevons aujourd’hui et le retournement paradigmatique de la realitas qu'a opéré Duns Scot. Si le contenu objectif était intentionnel, comme Guenancia le laisse clairement entendre par d’impeccables formules, le soleil ne serait soleil que par l’idée que je me fais du soleil (tel que le montrent justement les images des dessins d’enfant). Pour l’A., il n’y a pas deux soleils — oui, mais cette affirmation pleine de bon sens ne suffit à nous prouver qu’il y en ait « un », ni à réfuter que notre idée du soleil soit bien autre chose dans sa perfection notionnelle que le soleil qui brille : je ne peux pas les superposer parce que ce sont deux perfections distinctes[3]. On mesure bien à ce stade la différence avec Spinoza, ou l’idée de la chose et l’essence de la chose sont des dénominations entre elles substituables. Là où Guenancia a raison est que le terme de « chose » est rigoureusement indéterminé au sens cartésien : la réalité objective de l’idée est entitatem rei repraesentae per ideam, quatenus est in idea (AT, t.7, p161, 4-6) ; soit une entité de quelque chose qui est représentée par une idée, pour autant qu’elle est « dans » l’idée. Quelle entité ? Que veut dire « dans » ? Dieu de par son idée n’est pas une res cogitata. Mais le sens participial de l’objectivité (objective en latin), n’affecte pas le modus de l’idée, au sens très général sous lequel : omnis modi cogitandi (…) sunt tantum diversi, modi percipiendi (Principia I, 32). Le lecteur de Descartes ne peut l’oublier. L’entité perçue est dans l’idée, mais non pas justement dès l’abord dans l’idée de moi-même ; ainsi, par exemple si je pense à une pierre, ou un triangle. Par conséquent, je suis une chose qui pense, parce que les modi cogitandi sont les modes formels de ce que je suis actuellement en tant qu’une pierre est pensée par moi, ou en tant qu’un triangle est pensé par moi (que l’objet soit matériel ou mathématique n’y change rien). Ce pourrait être évidemment un objet « fictif » et l’entité pensée n’en serait pas moins formellement indépendante. En résumé — mais en un sens qui n’est pas du tout obvie justement —, il faut qu’il y ait ces modes avant tout engagement existentiel sur la « réalité objective » du contenu de l’idéat. Ces essences des idées sont bien indispensables à la capacité que j’ai de me les représenter. — L’A. de Descartes, chemin faisant s’exprime de façon moins austère que je ne fais, j’en rassure de suite le lecteur.

 Toute la pertinence du livre consiste dans cet équilibre tendu que la « forme essentiellement épistémique du sujet » aurait donné à la question. En fait, il faut le penser par rapport au statut plus riche de la représentation dans les modes de subjectivation morale et politique que Guenancia a étudiés depuis longtemps (on pense à la façon dont se révolte moralement Descartes contre des considérations politiques de Machiavel, qu’il ne peut que suivre logiquement, alors que l’amitié et les sentiments du bien-vivre sont violés). Le passage se fait vers la question de la subjectivité, en dehors de l’agent moral proprement dit, en l’enracinant dans la forme de la représentation comme activité et comme processus (sapientia et non scientia, si l’on peut dire). Le génitif de l’estime de soi est en effet de même nature : il se retrouve tel un radical primitif dans l’admiration et dans la générosité. Ici, la « pratique discursive » de Guenancia, si l’on me permettait cette figure de style, consiste à faciliter la pente de la lecture, écartant les simplifications préférant parler d’auto-détermination plutôt que d’auto-affection (p. 170). Il s’agit bien, comme il l’a d’abord écrit, d’une « forme pure » du sujet en général, dégagé de cette esthétisation de l’individu (p. 156-7), dépassant par la générosité le fondement autarcique de l’ego sum, ego existo, et condamnant le déferlement du subjectivisme moderne (p. 179). Il est donc plus aisé alors de le suivre que je ne l’ai laissé entendre jusqu’à présent, au ch. 6 et 7 : l’A. est très net sur l’admiration et la considération du rare, sur ce qu’il reconnaît comme une « pensée du soi » qui serait en même temps qu’une conscience un mode de distanciation affective (p.170 et 178) dans la mesure où la constitution duale est seule à même de rendre compte de ce qu’il y a des « émotions intérieures », avec cette remarque très fine : « le composé humain sert pour ainsi dire à l’âme de réactif ». De même toujours dans ce chapitre sur l’admiration, Guenancia explique comment la stance du jugement de surprise doit se transformer en un habitus vertueux, puis se mouvoir en un « motif » — un objet « dignitatif » comme a écrit plus tard Meinong.  

Quant au débat sur la subjectivité sans sujet qui a longtemps été une sorte de fantôme synecdotique (prendre l’une sans l’autre, et l’autre pour l’un), Guenancia le tranche en invoquant la puissance d’effectuation du vouloir, et le fait que la pensée du soi imposerait cette distanciation qui explique que l’on n’admire pas, comme ce serait pour une passion du second ordre, ce que la pensée a découvert. De même quand il analyse la posture de Valéry, Guenancia voit bien que la « courbure de la pensée » de Descartes exige cette adéquation délicate de la parole et du discours. Par exemple, il est juste que dans le chapitre 11 consacré aux « limites de la métaphysique » l’A. revienne sur « l’entendement aidé de l’imagination », sur lequel Fichant a insisté lui aussi (la répétition de l’expression est signifiante, p.275). Il est tout aussi juste de remarquer qu’il ne peut y avoir d’attention métaphysique « continue », d’astreinte métaphysiciste opacifiant le vécu (nous en avons parlé au début) — mais il ne suit pas de là que la pensée de Descartes ait imposé un « retrait » stratégique de cette discipline en tant que telle « distincte » et devant être affaiblie. La lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 anticipe toutes les questions aujourd’hui posées aux théories non-réductionnistes du mental quand il lui dit qu’il est prêt « à attribuer cette matière et cette extension à l’âme » même pour mieux concevoir l’union. Ce n’est en rien une « transgression » (toutes les théories maté-rialistes de l’esprit sont des métaphysiques à part entière et celles de l’Anti-Düring aussi — ce qui explique que de très éminents spinozistes aient été des marxistes engagés). Mais c'est une autre histoire que l’histoire de la philosophie, dont Guenancia livre ici une version compréhensible, subtile mais aussi abordable parce qu’elle est pratiquée avec un soin rédactionnel palpable. Les derniers mots où il souligne : « il y a un ordre propre de la pratique, et la pensée de la pratique est une pensée de l’autonomie de la pratique » font penser à notre jeunesse commune, docuit res politica. Bien plutôt cette autonomie de la pratique est devenue celle du chercheur ; elle se relie pour lui à sa pratique d'historien : « donner vie et dignité à une idée de la philosophie bien plus proche de la philosophie antique que de la philosophie moderne » (p. 299).


 Jean-Maurice Monnoyer

(Recension parue dans les Etudes de philosophie, n°9-11, 2011, Aix.)




[1] : Guenancia présente lui même l’admiration « comme la plus métaphysique » des passions, p. 209.
[2] : Sur tous ces aspects, il est de bonne fréquentation de se référer désormais à Denis Kam-bouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes, Introduction générale et Première Méditation, PUF, Quadrige, 2005, pp.24-29 et 38 à 52.
[3] : Comme le lecteur en est conscient, ce point soulève de grandes difficultés philosophiques. D’une part, il semble que ce soit Caterus qui pense que l’idée ne soit rien qu’un « objet de l’entendement ». Ce que Descartes n’accepte pas car ce serait une production autogène. Ensuite il faut ici reprendre la différence que fait Descartes entre la réalité formelle de l’idée du soleil que je vois (quand je regarde sa lumière), et la réalité formelle de l’idée que j’ai du soleil au sens astronomique du terme. L’une a moins de perfection que l’autre. Cette différence de perception correspond à une différence dans l’idée et dans le degré de perfection. A ce niveau du moins, il n’y a pas de confusion entre deux objets différents, mais entre deux idées d’objet différentes. Quand il évoque cet exemple dans la IIIe Méditation, Descartes ne s’exprime pas de la même manière que dans les Premières Réponses où il est semble forcé de contourner les définitions néo-scolastiques. Caterus en particulier assimile l’ens rationis et l’ens reale. Ce que ne fait pas Descartes. Mais il nous faut être plus précis encore. Car c’est contre la notion de représentation que sont portées les objections de Caterus. Au sens moderne, qui utilise souvent Vertretung pour Vorstellung, on confond de même la personne et le suppôt ou le prosopon, mais dans ce cas précis, il s’agit de distinguer, et de distinguer entre la réalité formelle de l’idée et la réalité formelle de la cause de ce dont j’ai l’idée objective : cette distinction crée son propre contenu, en sorte que pour parler clair, s’il n’y a pas un contenu divin qui soit formellement cause et rien qu’un contenu idéationnel (ce qui dans le cas de cette idée est impossible, car je ne peux pas la distinguer intellectuellement), et tel qu’il soit en effet compris dans l’idée de Dieu, il n’y aurait pas même de réalité extérieure, aucune forme de représentation de l’extériorité et aucune représentation autre qu’ « artificieuse » (le mot est de Descartes). Il faut ici séparer les Réponses à Caterus sur l’objet, et les Secondes objections sur l’être formel et l’essence, puis l’exposé more geometrico, qui revient sur ces définitions. Dans ces différents lieux, et selon les circonstances élucidatrices que choisit Descartes, il fait varier son point de vue, qui n’est pas un « point de subjectivation » du discours, comme le pense Foucault. J’accorde à P. Guenancia qu’il s’agit de fonder une objectivation réelle par correspondance avec le monde (ce qu’il appelle représentation). Mais je crois qu'il s'agit seulement pour Descartes de fonder en réalité le sujet connaissant in rebus, et non pas de dicto (à la Montaigne). Ce qui vraiment le distingue de la connaissance de soi par cet augustinisme inverti qui semble se dégager de l’interprétation de Foucault. Une petite erreur d’impression sur les 2 numéros des deux chapitres 5 n’enlève rien à la démonstration de Guenancia. L’A. insiste sur la force du Cogito comme engagement personnel (p. 152), il transforme le « souci » par la maîtrise et l’usage de la liberté, et concilie finalement le néo-stoïcisme de Descartes avec sa morale pratique. Je me permets de renvoyer à Manuel Rebuschi (« Igitur, arguments philosophiques », vol.3, n°2, 1-25 : « Le cogito sans engagement »), qui a tenté de résumer toutes les solutions logiques contemporaines dans une même aporie. Même si je ne suis pas sûr que cette position techniquement neutre pour ce qui regarde l’engagement onto-logique du Cogito soit assimilable à celle de Stephane Chauvier, qui pour sa part me paraît quant à elle trahir le dictum cartésien, j’en retiens que « j’existe » serait vrai « sans engagement ontologique », vrai donc aussi d’un personnage fictif prenant ma place (une hypothèse que Descartes a envisagée). Mais « Je » ne sert pas seulement à indexer un point de vue, par exemple un point de vue à la Wittgenstein. Car si le Cogito « n’implique » pas que mon existence soit métaphysiquement nécessaire, ni par exemple que ma substance soit publiquement référable dans le monde, il s’ensuit que seules les idées qui m’affectent me le confirment formellement : ces modes m’appartiennent que je sois endormi, victime d’un alien ayant usurpé mon corps, etc.

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