Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 6 mai 2013

Recension de Roger Pouivet, Philosophie du rock, PUF, 2010, 260 p.

Jean-Maurice Monnoyer


De ce qu’on appelle « rock », au sens habituel du mot désignant un ensemble de pratiques sociologiques et musicales, il est question ici dans les chapitres 1 et 4 (surtout), et dans l’introduction qui constitue une sorte de « manifeste » au ton narquois et démystificateur. Faire de la philosophie « avec » le rock — qui ne serait pas vraiment celle « du » rock, tel qu’on le pratique — c’est affirmer, pour R. Pouivet, que ce à quoi il fait référence sous ce mot ne préexiste pas à son inscription numérique et discographique. Il a même tendance à unifier dans une seule donnée ontologique, aux chapitres 1 et 2, l’une et l’autre de ces deux inscriptions (registering et engraving). Non seulement les pistes (les tracks) sont évidemment le lieu de toutes sortes de manipulations ; mais nous pouvons aisément mémoriser et graver toutes sortes de data qui ne sont pas rockn’rollesques. La principale nouveauté du rock résiderait, selon l'A, à la différence du mambo, du raï et de la salsa, dans la production même d’une musique artefactuelle « ontologiquement fixée en tant qu’enregistrement ». L'œuvre-rock serait un artefact au sens technologique du terme, dérivé du mixage multipistes. Sa première conclusion est alors que la musique (celle qu’on entend) et la pratique musicale — qu’elle soit interprétée, ou mémorisée — se seraient détachées l’une de l’autre (p. 33). R. Pouivet ajoute de plus que les enregistrements en studio de ces « morceaux », qu’on peut écouter individuellement (c'est-à-dire si nous le comprenons bien, isolément, donc en dehors du concert) — auraient donné lieu à une sorte de bibliothèque émotionnelle. Il identifie enfin le rock aux arts de masse, dans une version qui ne se veut nullement humaniste, et néanmoins qui n’est non plus « populaire » (folk). A ses yeux, elle standardise des émotions génériques



L’A. expose ainsi on le voit, sous les quelques aperçus très rapides que nous avons donnés, la question du pedigree de cette musique. Mais cette neutralité évaluative est-elle justement pertinente ? Est-elle appuyée sur les caractéristiques de son objet ?



Tout dépend de savoir si on peut atteindre les buts qu'on se propose : l'A. entend produire une « métaphysique esthétique » digne de ce nom. La réponse n'est pas évidente, par exemple quand on affirme que « les jugements de valeur esthétique d’un philosophe n’ont rien de particulièrement philosophique » (ce qui est vrai, mais qui est aussi trivial que de dire que le taux de cholestérol d’un philosophe est indépendant du système de philosophie qu’il adopte). L’ouvrage est donc d’autant plus perturbant pour l'amateur de cette musique qu’il aborde les choses dans leur « généralité » justement (p.31), hors de toute réaction d'adhésion ou de rejet, procédant à une Entkunstung systématique, pour reprendre un mot d’Adorno qui semble irriter spécialement l’A. On disait jadis que certains musiciens demandaient beaucoup de patience de leur auditoire. De même ici certains lecteurs pourraient déplorer que nous n’ayons pour objet d’examen que du rock en stock (matérialisé en CDs, mais jamais étudié pour soi[1] — ne fût-ce que par quelques motifs d'éclaircissements). Le rappel lancinant du modèle de musique du Grateful Dead, auquel le livre est dédié, me paraît inhiber un peu notre désir de cerner tout à fait l'objet de cette enquête. On pourrait objecter qu'il est difficile de répondre conceptuellement à des pensées qui ne nous sont suggérées qu’à partir d’un échantillon spécifique de rock n’coke. Je comprends bien que ce soit en forme de paradoxe : d'un côté avec le désir de déplaire aussi bien aux philosophes qu'aux rockers (p. 16) — ce qui peut être amusant si l'on veut ; de l'autre parce qu’il est plus facile de contester l’expérience viscérale (p.14, h ; ou p. 70) du type festival des vielles charrues que de le faire pour l'émotion plus spécifique de l'arousal : cette suggestion effective, qui n'est pas cognitive, liée à l'analogie du son électrifié ou de l'orgue dès la fin des années 1950 (je reprends le sens de ce mot à Derek Matravers). Chopin avait réinventé le piano de cette façon par la suggestion d'un jeu et d'une écriture. C'est chez Pink Floyd sans doute que cette recherche a été la plus soignée pour le sujet qui nous occupe. Le rock est alors un produit d'ambiance ou d'accompagnement de la vie ordinaire. R. Pouivet présente nonobstant son groupe californien de prédilection, le Grateful Dead comme celui qui lui aurait appris à « gérer » ses émotions. Sur ce simple plan, sans ironie déplacée, l’ouvrage apparaît tel un exploit moral de l’A., puisqu’il soutient que les œuvres-rock (pourtant épaisses et non révisables) nous sont « fidèles » et « disponibles » ; leur fonction n’est pas « négligeable » ; elle est même éducative « dans la vallée de larmes que nous traversons » (p. 241).



J’insiste moins que je ne devrais dans ce compte-rendu sur la dimension critique (critique du « concert », critique des postures de J. Hendrix (p.192), critique des critiques musicaux, critique du style, critique de l’habitus du rocker, critique de l'explication historique, critique de la notion même de performance) : rendez-vous sur votre ipod, semble nous demander avec insistance l’A. La remarque qui précède n'est pas un abus de langage de ma part. Pourquoi Roger Pouivet a-t-il donc écrit un livre aussi intéressant, si nous lui trouvons certains parti-pris terminologiques contestables qui ne sont évidemment pas rédhibitoires ?



Parce qu’il présente d’excellentes argumentations sans doute, parce que son propos est clarifié et articulé, parce que son agressivité met souvent les pieds dans le plat. Mais surtout parce que le reste de l’ouvrage comprend essentiellement une réflexion sur la métaphysique des choses ordinaires et sur la nature des artefacts, appliquée à l’ontologie des œuvres d’art, c'est-à-dire à leur constitution et à leur identité (ch. 2 et 3). Il y a bien un dernier chapitre (ch.5) sur la maîtrise des émotions, qui est une sorte de défense (que je trouve un peu contrainte) de la position de Goodman. Pouivet l'expose surtout en fait comme une façon de rapprocher les « propriétés expressives » des « réactions appropriées » qui les manifestent par le biais des dispositions. Cette position est évidemment difficile à contester : elle est même assez triviale. Ainsi qu'on en juge encore dans cet excursus, une grande partie des considérations de l'A. échappent au « contexte-rock » (qui occupe pourtant tout le chapitre 4, dans une remise en cause dévastatrice). Beaucoup de choses nous restent très sympathiques, avouons-le, comme la répudiation de l’esthétique post-moderne et la condamnation de l’herméneutique phénoménologique : elles devraient suffire, en principe, pour expliquer que la musique-rock serve ici de prétexte tout à fait valable. Sauf que nous ne sommes même pas toujours sûrs, au demeurant, que ce mot forgé de « musique-rock » soit vraiment défini assez clairement. Manque une clôture épistémologique ou sémantique. Le titre est donc un peu trompeur lato sensu : c’est un livre philosophique, comme il est indiqué dans le titre, mais qui se tient à dessein (et presque avec dédain) à l’écart de la culture « rock » : il n’ y consacre que quelques pages (pp. 199 à 208), en réponse à David Davies principalement, et dans une note, en réponse à Julian Dodd, pourtant orfèvres en la matière. La discussion du « contextualisme » explicatif et la sorte d’amertume rentrée contre toute sociologie de l’art, ne sont pas au centre de l’ouvrage ; celui-ci se situe dans la continuation des deux livres importants de l'A. sur le sujet qu’ont été : L’ontologie de l’œuvre d’art (2000) et Le réalisme esthétique (2006). Par conséquent, il faudrait en rendre compte sur ce point d'abord : savoir ce que sont les œuvres définies statutairement comme « artefacts substantiels » (puisque nous trouvons là un magnifique oxymoron au sens aristotélicien) ­— au lieu de déplorer que les « œuvres » de musique-rock n’en soient pas, et plutôt que d'affirmer qu’elles n’exemplifient pas cette catégorie de façon convenable. 



 J’ai dit que l’A. n’écarte pas seulement toute approche sociologique face à ce qui reste un phénomène d’abord industriel (p.21, p.185)[2] ; mais il rejette aussi toute réduction historico-musicologique ou politique. Quelles sont donc les intentions de l’ouvrage ? La réponse est, nous dit-il, la suivante : ne considérer que « l’entité œuvre-rock » ; la considérer à nu et, en tant que telle comme une entité (une œuvre-enregistrement). Bien que le livre de Pouivet soit parallèle à une étude des arts de masse, il prête selon moi au misentendu, comme disait Leibniz. Pouivet défend un réalisme esthétique (non une esthétique spéculative, non une histoire philosophante de l'art), c'est une approche ontologique contre la défense d'une musique vivante. Voir son petit dialogue introductif, où il est vrai que du « rock » on entendra dire tout et n’importe quoi. S’il s’agissait seulement de dire que le rock n’est pas un « style », et que l’esthétique qu’il traduit n’est pas « autonome », comment ne pas lui donner raison ? Toutefois en ce qui concerne le statut des enregistrements dans le monde du sens commun, sa position est étrange quand il est question de populariser une appréhension cognitive, tout particulièrement avec le rock. Edgar Varese est assez « rock » justement (quoi qu'en dise l'A., p. 12), c'est-à-dire dès qu'on utilise le prédicat de façon à inclure des processus musicaux de ré-inscription (et donc de collage déjà) comme l’intrusion d’une sirène dans Amérique, qui fait bien penser prophétiquement aux Beatles. Quant à savoir si L’Œuvre d’art à l’époque de sa mondialisation (2003), un titre précédent de l’A., très benjaminien en apparence, trouve ici une confirmation de ses attendus, j’émets d’emblée quelques doutes. Après avoir contesté toutes les formes d'expérience et d'empirisme esthétique, en particulier chez Aaron Ridley (où il critique en bloc le caractère phénoménologique, le caractère spécifiquement esthétique de l'expérience et même le caractère évaluatif de l'expérience, p. 75), la deuxième condition identificatoire qu'avance Pouivet est celle de la diffusion des œuvres. Varèse est trop confidentiel pour y satisfaire : c'est incontestable. Mais le critère semble excessivement vague et trompeur compte tenu des énormes dégâts de la musique dite « house » ou « world music ». Il semble que ce qui se dit dans ce livre vaille aussi de la musique « techno » en principe — et plus que du biniou-rock apparemment.



Le rock semblerait donc souffrir d'une acception aussi extensible, pour parler simple. Même s'il se distingue de ce que les acousticiens appellent parfois techniquement le musak : une sorte de soupe diffusée dans les ascenseurs pour masquer les autres bruits, il pourrait y ressembler au moins fonctionnellement, avec cette énorme différence que les contrastes de basse y sont accentués. De fait quand il ne s'agit, comme le demande l'A., que de provoquer une réaction psychophysique, ou de produire des affects génériques (p.46, avec Led Zeppelin), le résultat n'est pas d'une autre nature. On peut certes se moquer de la rock-attitude, mais non pas assimiler au rock les variantes déprimantes de la techno qui reposent sur des sous-produits massificateurs. Le critère de la diffusion, de la disponibilité ou de l'accessibilité intellectuelle (plus directe et non-instruite) me semble donc tout simplement philistin. Roger Pouivet ne se présente pas d'ailleurs en défenseur du philistinisme méthodologique qu'a développé A. Gell a propos des arts dits primitifs. Sa position est de considérer que le rock est une anti-musique savante adaptée à la métaphysique de tous les jours (il ne se doute pas que certains peuvent écouter dans leur voiture Beethoven, ou même des enregistrements très anciens et mono de Fricsay, où l'on entend mieux Dvorak). Le fait que les gens écoutent les artefacts sonores dans ces objets quotidiens tels que le ipod, ou en téléchargeant le fichier pour leur MP3, ne garantit en rien l'ubiquité des œuvres-rock en tant que telles. On peut vivre dans la vie quotidienne, on peut être désespéré par ceci ou par cela, bien qu'en écoutant des standards de la musique savante ; on peut penser également que ces mélodies enregistrées existent à l'écoute en dehors de leur contexte d'origine, et plus encore pour les messes d'Ockeghem qui n'ont jamais existé autrement que sous cette forme[3]. Je reviendrai sur le point, mais il faut de suite ajouter que Pouivet conçoit la dépendance ontologique de l'artefact en fonction justement du contexte qu'il laisse indéfini et divers (p.182 — alors que p. 132 en revanche la dépendance ontologique est relative aux concepteurs plus qu'aux auditeurs). S’il n’y avait plus rien qu’une musique numérisée, et plus de performance, alors je doute que les déterminants ontologiques soient les mêmes, à cause de la condition d'intentionnalité justement (p.139) qui s'impose à l'artefact — ou à cause de la dématérialisation qui risque de s'ensuivre : l'artefact n'existerait plus en tant que fixé par l'enregistrement, mais en tant que diffusé sur tel ou tel support.



On voit que Philosophie du rock est un livre qui ouvre à de vrais débats de disquaires, d'afficionados et de DJ, plus furieux probablement que ceux de la métaphysique (dite la plus furieusement abstraite, selon le mot de l'A.) : mais avant d'entrer dans les arcanes de la constitution, où c'est en effet le cas (ch. 3), revenons d'abord sur le second argument qui passe de la technique de l'enregistrement à sa promotion massive, passive et individuelle.



L'argument de la diffusion (technologiquement assistée dès la fabrication : une musique enregistrée à des fins de diffusion mondialisée, p. 47) paraît éminemment contestable sur le principe, puisque les déterminations ontologiques ne peuvent pas dériver des applications industrielles, ainsi que Pouivet le rappelle ailleurs avec justesse. On l'entend très clairement avec la valse de 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, un thème qui fonctionne comme un universel, joué hors orchestration (c'est le même Beau Danube Bleu, sauf qu'il est joué par une machine). Prenons l'argument à l'envers. Quand il n'y a pas de production mélodique et pas d'invention dans le matériau harmonique, il n'y a pas d'enregistrement reproductible — sauf des schèmes dans le meilleur des cas, qui résultent de l'informatique musicale, comme chez Jean-Claude Risset et de la faculté de produire des illusions acoustiques. Faut-il conclure alors qu'il n'y a pas d'œuvres musicales, mais seulement des performances ? La conclusion est trop forte là encore.



Nous ne disposons pas d'enregistrement des concerts qu'a donnés G. Mahler à Vienne et à New York, mais nous avons ceux de Mengelberg avec le Concertgebouw d'Amsterdam (Mahler est mort en 1911, mais Willem Mengelberg organise une session d'interprétations (d'exécutions) des symphonies de Mahler dès 1920), ou de Bruno Walter avec le Philharmonique de Vienne qui y font mention nommément (dès les années Trente, au moment des premières inscriptions sur le disque, on a ainsi opposé entre elles ce qu'avait été la direction de Mahler et celle de Toscanini). Mahler a soutenu aussi un chef comme Otto Klemperer. Les créations des grands Viennois (Webern et Schönberg), quand ils se réfèrent à l'enseignement de G. Mahler, sont évidemment construites en écho de ces performances musicales et auditives. Il y a certainement un contexte créatif sous ce rap-port, qui n'est pas neutre ontologiquement. Pour en revenir au rock, il est dommage que l'A. n'ait pas cité le film de J.-L. Godard One plus One, pour expliciter son propos. Godard montre une séance d'enregistrement de Sympathy for the Devil en mars 1968. On constate en effet que chaque instrumentiste est d'abord isolé dans sa boîte avec son casque, et que chaque instrument correspond à une piste indépendante, mais on observe aussi les nombreuses variantes rythmiques de Charlie Watts et la richesse mélodique du travail de K. Richards, puis la détermination de l'intonation vocale, qui modifient en cours de route le morceau. Dans aucun disque, on ne retrouve cet enregistrement-là tel que l'enregistrement filmique le fait entendre, mais il existe bel et bien[4]. On sait de plus qu'un autre enregistrement de Sympathy for the Devil (1968), fait dans le même studio, ne donne pas le même résultat que celui de Godard. Il semble pourtant constitutif de tous ceux qui ont été produits par la suite[5].



 

L’argument opérationnel nous dit que le rock est une musique accessible et massivement abordable pour le sens commun : l'A. ne se doute pas le moins du monde que l’argument pourrait être idéologique et politique. Il dispose d'une information très solide qui lui permet de se défendre de cet impérialisme supposé. Les œuvres-rock ne sont pas des œuvres enregistrées, mais des traces arrangées. Leur condition épistémique voudrait qu'elles soient directement communicables à tous sans préparation, puisqu'il n'y a plus de fidélité à une partition. Il s'appuie sur les études de T. Gracyk, pour la fabrication de cette fiction de l'enregistrement, ou sur celles de Lee B. Brown, N. Carroll, A. Kania, D. Davies. Pouivet récuse toute idée d'un original (alors que les master-tape sont devenus des unica), et préfère opter pour une identification de la séquence sonore, dotée des propriétés accidentelles de l'enregistrement : ces œuvres ne sont pas des chansons, puisqu'il considère — sans défendre le sonicisme (une conception événementielle qualitative que je trouve pourtant hautement défendable, celle de J. Dodd) — que les propriétés soniques ne sont pas intrinsèquement musicales, mais sont des images de la relation pressentie avec le public (pp. 51-59)[6]. L'horror aurae va jusqu'à refuser la notion d'exécution en studio parce qu'il n'y aurait pas de public, mais Pouivet se rend assez vite compte que la notion d'enregistrement constructif est précisément celle qui vient des ingénieurs, acousticiens et musiciens. De même que la 7e symphonie de Beethoven a suscité à sa création un enthousiasme tel qu'il a fallu bisser le second mouvement, car l'exécution-live avait été un événement exceptionnel en son temps, comme ce fut le cas plus tard pour Chopin salle Pleyel, de même mais inversement rien ne spécifie les œuvres-rock dans leur ontologie des enregistrements artefactuels des Quatuors de Schönberg (1907, 1912, 1927) par le Quatuor Arditti (2000, Auvidis/Naive), lesquels sont découpés en autant de phases que nécessaire sur autant de pistes que nécessaire (32 pistes par exemple) selon le principe même du digital recording [7].   



Une fois admis pour le dire en gros qu'il n'y a pas d'herméneutique du rock, venons-en maintenant au morceau de bravoure de cet ouvrage. On ne parle plus de rock en stock, ni de roxy philosophy, mais de la métaphysique des choses ordinaires (ch.2) ou de la compositionnalité (ch.3 et 4). Pouivet fait preuve ici d'un incontestable talent d'exposition, même s'il lui arrive de reprendre la méréologie de Lynne Rudder Baker sans trop la discuter[8] : il procède d'abord à une longue critique commentée de Aaron Ridley (2004), The Philosophy of Music. C'est comme un exutoire parfait grâce auquel l'A peut défendre son ontologie, et récuser toute forme d'expérience. Son point de départ est néanmoins curieux — non pas qu'il soit impossible (loin de là) de parler d'une épistémologie de l'ontologie, mais parce qu'il affirme que l'épistémologie dépend de la métaphysique (p. 72) pour la raison que nous identifions et ré-identifions des choses ordinaires, à l'encontre de ce que nous enseignent le constructivisme et l'anti-réalisme. Là où Ridley pense que la métaphysique artefactuelle est celle des sons, et pas de la musique, Pouivet objecte avec G. Currie et J. Dodd que notre capacité cognitive excède l'application des seuls concepts, que nous faisons des distinctions phénoménales qui ne sont pas conceptuelles, même si nous catégorisons par la force des choses pour entendre ce que nous entendons, usant de catégories qui ne sont pas techniquement des catégories ontologiques. Cependant l'A. est le premier en France (il faut lui accorder ce mérite de plus) qui à cette occasion aborde le nihilisme artefactuel, tel qu'il a été défini par Peter Van Inwagen. Pour ce dernier en effet, il n'y a pas d'artefacts. Vermeer a arrangé des couleurs, et il a donné de la valeur à ce qu'il faisait : mais il n'a pas créé « un objet unique comme véhicule » (Material Beings, pp.127-128). N'existent ontologiquement que des orga-nismes (en fait c'est une thèse apologétique forte, que même Chisholm n'aurait pas soutenue ainsi). L'identité numérique est remplacée par la question de la maintenance de l'arrangement compositionnel — ce que conteste justement L. Ruder-Baker. L'habilité de Pouivet est alors de faire appel à un autre métaphysicien : M. Rea, pour montrer que la thèse de Van Inwagen est réductionniste. Tout ce passage concerne alors l'identité des statues et non plus les artefacts musicaux ; on ne peut entrer ici dans la discussion : il suffira de dire que l'identité numérique n'implique pas l'identité de l'entité, même si la thèse selon laquelle il n'y a pas d'œuvres musicales séparables de l'arrangement sonore a bien été soutenue indépendamment par Ross Cameron. La question de l'identité sortale de l'œuvre rock enregistrée en sort indemne cependant, selon l'A., dans son mixage constituant. Car d'autres propriétés essentielles sont révélées qui ne sont pas celles des composants. Nous en revenons donc à la définition qu'avait avancée Genette : une œuvre d'art est un artefact (ou produit humain) à fonction esthétique. Pour Pouivet, c'est une chose concrète d'une certaine sorte dans le monde. D'où le sketch ontologique qu'il propose (p.122-126). Outre sa vertu pédagogique, il permet de placer les artefacts dans le tableau, qui sont des entités matériellement structurées ayant une fonction intentionnelle et résultant de causes intentionnelles. Mais la notion d'intentionnalité présupposée ici ouvre à de nouvelles ambiguités sémantiques et finalistes, d'autant que les propriétés matérielles techniques ne sont pas identifiantes s'agissant des œuvres, et également pour les œuvres-rock. Le long détour par la théorie de la constitution est remarquable en soi, mais est-on bien encore dans le sujet.



Certains lecteurs auront l'impression d'un trip psychédélique. Les propriétés qui font d'une chose une œuvre d'art sont externes et relationnelles, jamais stipulées. L'avantage de ce point de vue est d'ouvrir une disputatio assez large (qui nous semble quand même convenue, puisqu'il s'agit d'exposer et de combattre l'anti-réalisme phénoménologique ou analytique, puis de défendre que les artefacts font partie de l'ameublement du monde). Ce point était déjà acquis. Pourtant cette dispute — indifférente volontairement à Dilpert et Hilpinen — conduit à de belles et étranges choses, comme la définition du concret non matériel (les œuvres d'art sont matérielles dans leur constitution, et concrètes dans leur fonctionnement esthétique). Il y a toujours ainsi chez Pouivet un moment d'appel à la grâce, ainsi dans cette définition fournie p.144 : une œuvre d'art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la quasi-nature. Comment avancer une ex-pression de cette sorte (qui au demeurant n'est pas nouvelle chez Pouivet)? Il y a deux raisons : la première est de vouloir sauver l'individualisation des œuvres et des artefacts singuliers (v. p. 163), c'est une raison louable ; la seconde est plus mécanique et presque dogmatique. Une fois admis selon l'A. que ce qui fait une substance substance est qu'elle figure dans une explication causale, on doit pouvoir parler de substance artefactuelle, quoique nous résistions à penser que l'intention soit causalement agissante depuis Riegl et Panofsky. La fonction, croit-il, vaut pour la cause de la production, et les artefacts dépendraient à la fois de nos pratiques et de nos compétences. Il faut attendre le passage intitulé : Contre Saint Thomas ?, pour bien comprendre ce qui se passe.



Pouivet voudrait certes aboutir à une unité sans identité, qui serait une unité compositionnelle de l'artefact (alors qu'on cherche à comprendre quelle est cette identité de l'artefact enregistré) ; il attend de pouvoir redire une fois de plus que l'œuvre musicale n'est pas identique à l'enregistre-ment, qu'elle est l'enregistrement (p.168). Dans l'intervalle, et nous avons là selon moi (si on passe sur la critique bien sentie de Jean-Luc Nancy qui s'imposait, p.186) le moment privilégié du livre Philosophie du rock, car nous sommes rendus aux anciennes contraintes du métier. On sait que c'est bien sur ce point du composé que Thomas a discuté de la materia signata dans le De ente et essentia. L'identité sémiotique de l'artefact, Thomas ne peut accepter qu'elle déroge à la forme substantielle du composé. La Gestalt de la statue (sa forme) n'est pas une forme substantielle, et le bloc de marbre possède déjà in actu une existence propre. Il n'est pas possible que les for-mes fabriquées par l'homme soient autre chose que des formes accidentelles. De surcroît, si l'artefact devait prouver une individuation par la matière, il serait ontologiquement diabolique pour la théologie catholique : sympathy for the devil.



La conclusion de Pouivet sur la co-occupation spatiale d'éléments de provenance sortale différente est pour le théologien absolument inacceptable, et elle ne vaut (à la limite) que pour la kénose du Christ. L'enregistrement est hérétique s'il mêle des natures incompatibles devant Dieu : être un morceau de hard-rock, être émouvant. C'est une dérive gothique. La non-identité du corps et de la personne évoquée p. 170, ne peut pas de même se passer de l'incommunicabilité des idiomes au sens scolastique du terme (que retient Van Inwagen). Il faut noter enfin ce point plus important que la constitution n'est pas méréologique, mais dérivée, puisque l'on passe de l'analogique au digital dans de nombreux cas de mixages. La phrase de Pouivet qui résume au mieux sa pensée, capture finalement l'hétéronomie fonctionnelle de toute œuvre musicale rock : L'enregistrement et l'œuvre ont des propriétés différentes, mais écouter l'œuvre c'est écouter l'enregistrement en tant qu'il constitue l'œuvre.



On devrait mettre en avant d'autres composantes de cet ouvrage comme la critique du post-modernisme qui est très réussie, et secondement la critique de l'événementialisme artistique (l'art comme performance) qui convainc un peu moins. Pouivet estime qu'il pourrait opter pour une voie moyenne : un contexte non historique, mais ontologique. Ici encore la terminologie du terme « contexte » devient flottante. On peut donc se référer à cet ouvrage pour nombre de ses aspects marquants (pour la définition des propriétés émotionnelles, pour la question de la composition, pour la nature des artefacts), même dans le cas où le rock ne serait pas d'un grand intérêt pour le lecteur. C'est l'un des titres les plus riches et les mieux composés de R. Pouivet où s'exprime métaphoriquement toute sa nature de métaphysicien.



Jean-Maurice Monnoyer










[1] : Je ne soutiens pas ici qu’il y ait une « valeur intrinsèque » du contenu musical rock. De même je ne sous-estime pas la décoiffante autobiographie de Keith Richards qu’il faudrait lire peut-être pour se désintoxiquer de toute philosophie humaniste quand on aborde le rock comme phénomène culturel.
[2] : « Le rock est une protestation et une libération, mais elles sont hélas récupérées par les puissances aliénantes ». Cet énoncé au discours indirect est de ceux que récuse avec véhémence Pouivet qui voit la même perversion du raisonnement et de la surinterprétation chez Jean-Luc Nancy.

[3] : Qu'il s'agisse des pièces médiévales qui ont précédé l'écriture ou de pièces baroques qui n'ont pas donné lieu à des partitions en bonne et due forme, le procédé d'enregistrement mastérisé permet de les faire exister en tant que telles, y compris quand elles n'ont jamais été jouées.

[4] : Godard considère que la version de son enregistrement est "interminable" et inachevable. Elle n'est pas intégrale. D'autre part, le premier "live" qui a suivi au Madison Square Garden en 1969 fait entendre autre chose, au point que l'on pourrait penser qu'il n'y a que des instances (une classe d'instances de ce morceau éponyme) et aucun original.
[5] : S’il n’y avait plus rien qu’une musique numérisée (et plus de performance), alors il est douteux que les déterminants ontologiques soient les mêmes. On comprend pourquoi Boulez et Stockhausen ont anticipé de si loin Frank Zappa (selon les dires de ce dernier) quand il invoque sa propre déflation ontologique de l’opus rock. Si on prend l'exemple de la machine 3M Boulez fait entendre à la fois de la musique pré-enregistrée mais remastérisée en temps réel, en même temps qu’un orchestre symphonique qui serait actuellement pleinement audible. L’Ecole de Darmstadt (de 1950 à 1985), après celle de Cologne, a intégré cette diffraction aurale dans le procès acoustique de la nouvelle musique. Le devenir de la musique « industrielle artefactuelle » n'a produit en revanche qu'une musique d'ambiance, très éloignée des résultats artistiques historiquement novateurs. Or, que ce soient Scherchen ou Maderna, en tant que chefs et grands maîtres des enregistrements, tous les concepteurs de la musique réelle « conçue et réalisée en studio » n’ont jamais imaginé que le processus créatif soit lié à une diffusion de masse, bien qu’ils se soient révoltés en leur temps contre une mise en scène académique de la musique savante, cherchant à rompre avec le sérialisme et le dodécaphonisme des années 1930. Pouivet réfute l'idée que le rock soit une industrialisation assez réussie des mélopées du blues et d’autres sources très variées. Le centre de son livre n’est pas du tout conçu dans cette évaluation normative, il porte sur la nature des enregistrements pour une ontologie des artefacts. Mais il se situe toujours dans un cadre de la variété enregistrée, bien que tout droit sortie du garage Band. Ce que l’A. explique à cet égard contre la pseudo-fiction du « live » ne pose aucun problème : il a évidemment raison de le souligner. Mais cette sorte d’horreur face à toute forme d’aura (Horror aurae) empêche aussi de cerner quelques manifestations qui ne sont pas frelatées, comme les prestations de Eric Clapton dans The Cream


[6] : R. Pouivet nous explique ainsi : "Vous appréhendez ce que par exemple J. Mayall and The Heartbreakers voulaient que vous écoutiez, de la même façon que vous appréhendez directement ce que Philippe de Champaigne voulait vous faire voir quand vous regardez l'un de ses tableaux", p. 59 (!). Il défend d'autre part l'idée que si l'œuvre est méta-historique, elle est métaphysique (p 52) ; son concept du concept d'œuvre, qui s'écarte de la reprise et du document-live le pousse à affirmer "Les œuvres rock sont pour ainsi dire, éternelles" (p.63). Personnellement, j'espère que le temps fera son œuvre à lui pour les œuvres de Nirvana que je trouve à la fois décadentes et faibles.
[7] : Plus encore, si l'on s'occupe des Klavierstücke de Stockhausen (1952-1961 et 1961-1979). Il n'existe qu'un cas (me semble-t-il) où Stockhausen dirigea en studio l'enregistrement par Aloys Kontarsky. L'artefactualité voulue par l'école de Darmstadt poussa Kontarsky à interpréter les 11 (premières) pièces des Klavierstücke, aujourd'hui destinées au synthétiseur en 1966. Cet enregistrement est donc en ce sens "unique". J'en dirai de même des enregistrements du Leningrad Philharmonic Orchestra sous la direction de Eugen Mravinsky : qui le furent, non pas en digital recording, mais avec 3 micros sur perche et clandestinement, dès 1965. L'authenticité des œuvres non découpées et enregistrées d'un trait est manifeste, et constitue un apport ontologique saisissant au document.

[8] : The Metaphysics of Everyday Life : an Essay in Pratical Realism, Cambridge UP, 2007.

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