Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 2 octobre 2013


Recension de Denis Kambouchner, Les Méditations Métaphysiques de Descartes, Introduction générale, Première Méditation, PUF, 415 p. Quadrige, 2005.


Jean-Maurice Monnoyer


Il faut remonter assez loin dans le temps pour retrouver une présentation et un commentaire suivi des Méditations : mis à part Guéroult (1953), et l’édition de Jean-Marie et de Michèle Beyssade en 1979 (GF, n°328, en elle-même instructive, puis Le livre de poche, 1990), mais ne comportant pas un commentaire au courant, il n’y aura eu que trop de présentations très scolaires et une littérature écrasante autour de ce grand texte de Descartes, si rigoureusement écrit et comme saturé d’intelligibilité à chaque mot. Le Prisme de Jean-Luc Marion (1986) avait comme raturé le texte dans une « protologie » grandiose, mais ce fut un peu au sens même où Goethe faisait le reproche à Newton d’avoir torturé la nature de la lumière, puisque ces méditations n’étaient plus métaphysiques à proprement parler. Cette édition-ci (en 3 volumes) promet plus que les précédentes pour quelques motifs que j’énumère en passant : par son acribie et son information bibliographique (habilement résumée en notes), par l’instructive « table des alinéas », par le désir de révéler dans la clarté de l’explication une « organicité » de l’exposé, — par le souci enfin de soustraire la pensée de Descartes à une surcatégorisation de ses objets, qui nous condamnerait finalement à la manquer dans son déploiement et sa visée. Le commentaire au suivi commence page 179 seulement, après une longue introduction générale en 14 §§, qui se « fait connaître », comme on dit à la campagne dans le Massif central. C’est une récapitulation assez surprenante de toutes les problématiques les plus disputées, d’abord présentées et ensuite écartées quand elles ont prévalu ou se sont imposées au détriment du texte.

D. Kambouchner a le mérite de ne pas s’égarer en circonvolutions : il revient en fait sur l’aspect thétique du livre de Jean-Marie Beyssade (La philosophie première de Descartes, 1979) auquel répondait en fait Jean-Luc Marion, et à qui il donne une postérité véritable. Certains observeront que c’est en enchâssant des remarques dans d’autres remarques, mais l’enchevêtrement n’est pas trop complexe : en fait l’A. annonce bien — il énonce in suo loco proprio, et nous expose pour soi enfin une sorte de restauration ou de réinvention de la métaphysique cartésienne dans sa dimension programmatique, qui est discursive mais non pas conceptuelle, et sans que nous dussions le lire déjà comme un texte en réponse aux objections antérieures et postérieures. L’A. opère là une rupture bienvenue après des années de soupçon. Cela ne signifie pas que Descartes ait donné une métaphysique technique (p. 78) : elle n’est pour l’A. selon son expression que de « composition », mais elle ne se réduit pas non plus à une sorte de ficto-paraphrase des usages terminologiques de l’école de Suarez. La ré-invention est celle de Descartes, et elle ne peut pas être simplement sémantique. Certes, toutes les nuances sont à prendre en bloc ici : le rapport entre « métaphysique » et « philosophie première » (on ne peut ni les faire se recouvrir, ni neutraliser le séparation des emplois), l’équivocité de l’ordre des raisons, qui rencontre l’ordre des explications, la recherche des premiers principes ou des notions les plus simples qui sont des justifications de base de toute l’entreprise, distinctes des raisons de la cogitatio, des connexions internes et des clauses stipulées en cours de route. Les Méditations dans tout cet appareil sont parfaitement intelligibles ; elles n’ont pas besoin d’être commentées (p.162). Il leur faut seulement une interaction forte (d’où le système des Réponses) ; elles ne sont pas inconditionnellement intelligibles.

 L’A. tente de faire voir ensuite que la centralité de la position métaphysique des Méditations est justement de montrer que les deux postures du solipsisme et du scepticisme (qui sont en principe irréfutables) — ici sont réfutées l’une par l’autre. Il ruine aussi l’argument de l’éloquence et de l’apologétique, se livrant plutôt à une reddition cognitive des 3 versions. Les deux textes latins de 1641 et 1642 plus l’édition française de 1647 « se rendent » en effet, mais ils le font à l’évidence de la comparaison, quand les dispositifs phrastiques sont clairement décortiqués et quand les arguments sont reconnus : en particulier justement celui de la cognoscibilité des vérités éternelles. La progression vers la « performance du doute » et la volonté « imaginante » de l’hyperbole se fait donc, selon Kambouchner, dans l’architecture des formulations qui sont autant de réservations mentales appropriées et adaptées à ce genre d’hallucinose qui termine la première méditation, comme au réveil qu’on appréhende d’un assoupissement, ou comme quiconque le ressent quand il faut — après s’être endormi dans un hôtel de province — redescendre pour dîner. La variation du malin génie au Dieu Trompeur n’est en effet décisive que pour autant que la raison qui nous tromperait, ne tromperait pas la raison elle-même : celle qui émet la suppositio du pouvoir que prendrait le second sur ma faculté d’assentir ou d’asserter. N’est formellement mis en doute que le type de vérité qu’on peut assurer. Kambouchner ne croit pas aux certitudes négatives : par contre, l’inassertabilité logique est en effet conditionnée (dans son contenu propositionnel) ; elle dépend du fait que je ne peux former aucune hypothèse vide qui servirait à déduire dans l’abstrait l’énoncé ego sum —, en d’autres termes, le « je pense » ne serait pas assertable à cet endroit (dans la première méditation) sans la possibilité que je conserve de révoquer en doute mes évidences métaphysiques comme les croyances que je leur associe.

De cette belle étude soignée et informée, où pour le première fois on parle de Leslie Beck par exemple (1965), il ressort que la disposition du texte est hautement signifiante, d’abord historiquement et ensuite dans l’herméneutique de son épistémologie, c’est-à-dire pour m’exprimer plus simplement, par la nature du recommencement ou du commencement (les initia) que propose le texte en avançant, ou bien encore par le style du méditer qui implique cette expérience du retrait, et par la production des pensées par ordre, et donc dans un « tempo » défini (quelques semaines pour la Première méditation). Rendant ainsi au texte sa contexture, pour employer le mot même forgé par l’A., et qui revient souvent sous sa plume, Kambouchner a été sensible à l’entre-deux-textes, et donc au dispositif stratégique qui permettait de reformuler d’une langue sur l’autre ces nuances importantes que j’ai évoquées plus haut en vrac : la plus célèbre étant le jeu savant entre intelligere et comprehendere ; Kambouchner s’attache au « drapé » du texte français pour entendre les modulations du latin, et ses ambiguités parfois. Que ce texte français ne soit pas de Descartes ou de première main renforce même la qualité de la relecture qu’il propose.

Les treize alinéas de la première Méditation exposent les raisons de douter et la méthodologie du doute. Le contrefactuel du malin génie n’apparaît qu’au douzième. La structure du texte présente trois arguments : la non-fiabilité des sens, les illusions du rêve, le Dieu trompeur. Pour les deux premiers sont exposées des objections fortes (la folie, la représentation du général et du plus simple). Il n’est que pour l’argument du Dieu qui me trompe toujours, et que je suppose être « l’auteur de mon origine », qu’aucune objection ne lui semble opposable. Et il est crucial que le malin génie comme fiction industrieuse, sorte de démon domestique, soit placé (dans l’ordre des raisons) après ce Dieu ontologiquement et existentiellement non-pensable en tant que tel, ou non-représentable comme disent les scotistes. Toute la fiction du malin génie au contraire — fruit de mon énergie mentale et d’une expérience de pensée simulatrice —, porte justement sur les figures, comme si elles étaient des mystifications du songe (ludificationes somniorum) : mais le malin génie est lui-même un stratagème épistémologique, bien plus redoutable en fait que l’argument de la folie ou que celui de la dégénérescence mentale, puisque je fixe l’instance fallacieuse en la plaçant « sous » le mécanisme de l’hyperbole (p. 365). L’A répond à la fameuse question du cercle : est-ce que le doute hyperbolique n’aurait pas disqualifié d’avance la nature de l’évidence ? — Non, car l’expérience de l’évidence est celle qui porte sur un contenu actuel, et ce ne serait pas le cas si ce contenu cognitif était celui d’un Dieu trompeur dès la création, objet de forclusion comme eût pensé Lacan. Disons simplement quant à nous, parce qu’il serait auto-contradictoire dans son essence même, comme eu égard à ma propre existence dans son concept (parce que je m’en forme l’idée). A la différence de Hume, on reconnaît que Descartes contrôle l’usage de ce perspicere qui fait sortir du doute tout ce qui n’est pas soumis à son exercice. La fin très littéraire de la Première Méditation, que Gassendi jugeait non rhetorica, sed poetica ac romantica, fait penser aux lettres de Cyrano et à cette somnolence calculée évoquée plus haut. Le lecteur attend avec une grande impatience la poursuite de ce savant commentaire, plein de verve et de finesse, si discordant aussi en regard des lectures maintenant convenues qui circulaient.



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