Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

vendredi 5 juillet 2013

Pour une ontologie de l'idée musicale

Nil Hours

 L'idée musicale n'est pas susceptible de recevoir de l'ontologie une utile spécification uniquement parce que l'œuvre est une détermination arbitraire inaperçue de la musique, mais aussi parce que l'idée musicale en tant que telle présente un certain nombre d'étrangetés et d'incohérences que des conditions d'identités pourrait dissiper, et qu'une ontologie, par conséquent, pourrait élucider. Tenter  de rendre compte de toutes les dimensions de l'idée musicale, c'est aussi s'interroger sur l'identité de cette entité, selon le célèbre jeu de mots de Quine – No entity without identity. Or, l'ontologie est la mieux placée pour donner cette détermination à l'idée musicale, pour la situer dans une cartographie générale de ce qui existe, pour la classer parmi les multiples catégories de l'être – et cela d'autant plus – mais pas uniquement du fait - que l'ontologie de l'œuvre musicale présente un certain nombre de limites.

Pour une ontologie de l'idée musicale
Deux éléments au moins nous incitent plus particulièrement à appeler de nos vœux une ontologie de l'idée musicale, concurrente de celle de l'œuvre :
               Celui du problème de la taille appropriée d'une unité musicale, du seuil critique de ce qui fait sens en musique, du curseur de rupture de charge en quelque sorte, qui détermine ce qu'est une structure musicale pertinente. L'œuvre musicale présente en effet l'avantage d'offrir autant d'unités constituées, du moins dans une certaine tradition, à certaines époques et dans certaines circonstances : malgré ces limites, fort peu soulignées par des ontologues décidément trop W.A.S.P. ! l'œuvre a l'avantage de nous offrir, comme pondu le jour même et livré avec son ruban doré, un objet prêt à consommer sur place. L'utilité et l'intérêt de l'oeuvre, c'est de nous offrir une totalité intentionnellement cohérente ; sa limite est que cette unité-là est prise pour argent comptant – et cela alors que l'histoire même de la musique conduit une perpétuelle réflexion sur la forme, n'est même que cette évolution-là, avec ce que cela implique en terme de réflexion sur la partie et le tout, sur l'intégration et la dispersion, sur le microscopique et la macroscopique, des Stücken schumanniens à la Gesamtkunstwerk wagnérienne. On dira qu'il s'agit-là encore d'oeuvres, mais précisément, on manquerait le sens même et l'intention de ces œuvre si l'on n'interrogeait pas d'abord le mouvement historique dont elles procèdent, et la question mortelle (pour la forme) qu'elles ne cessent de poser. On ne peut pas mettre dans le même sac la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven et les Variations Symphoniques de Webern, Der Ring des Nibelungen et El Retablo de Maese Pedro, les « divines longueurs » de Schubert et des miniatures musicales comme les Préludes de Chopin ou de Debussy, non pas seulement parce qu'ils n'ont pas le même style, non pas même parce qu'ils n'ont pas la même taille, mais parce que cette taille procède d'un mouvement significatif, d'une intention concertée, d'une expression consciente. C'est en un mot parce que la taille dépend en profondeur de l'idée à l'oeuvre, et n'est donc pas un accident de surface de la notion d'oeuvre, que la structure pertinente d'un morceau musical doit être un objet d'interrogation renouvelé – pour ne pas dire ressuscité. Or, puisqu'on ne peut guère que constater le régime yo-yo suivi par l'œuvre musicale au cours de son histoire, puisqu'on ne peut qu'entériner sans l'interroger le grand écart permanent imposé à la musique par l'alternance entre les bâtisseurs de cathédrale et les réducteurs de tête, il faut pour investir véritablement la forme jusqu'à pouvoir délimiter sa taille critique, s'appuyer sur un autre levier conceptuel – et l'idée musicale est un de ceux-là. La taille d'un morceau ne retrouve donc de sens qu'en fonction de l'idée musicale dont elle procède, là où l'œuvre coule sur le mouvement, l'intention et la vitalité de la musique une chape de plomb de dignité esthétique et bourgeoise rigide. Sus à l'oeuvre, vive l'idée !
               La dimension mélodique doit être réévaluée. Pour bien distinguer l'idée du thème, nous devons nettement distinguer celle-ci de celui-là, afin de clairement définir ses traits caractéristiques avec les notions de totalité, de légalité et de finalité. Mais l'élément mélodique – avec ce qu'il implique harmoniquement et rythmiquement, puisqu'on ne peut pas concevoir une mélodie sans ces deux autres paramètres – plus que la mélodie constituée, pourrait bien être le lien qui accroche l'idée musicale à une unité musicale pertinente, et surtout qui décroche l'idée musicale de la notion d'oeuvre. Car l'idée musicale, de ce point de vue, est beaucoup moins dépendante de l'œuvre qu'on pourrait le croire : à bien des égard, les idées musicales sont trouvées, plus que créées, découvertes plus que fabriquées, comme si elles étaient dans l'atmosphère – comme si l'on pouvait dire avec un gospel : I feel music in the air ! Le sentiment d'évidence est parfois tel, comme dans le Troisième Impromptu de Schubert ou la 40ème Symphonie de Mozart, et comme dans beaucoup de mélodies et de chansons, qu'il semble que l'idée musicale qui les anime coule de source, au point même qu'on pourrait la croire exister de toute éternité, et qu'il suffirait à tel ou tel de la formuler, comme par occasion – comme si la naturel en musique arrivait à nous faire croire que la musique est de la nature. Ce sentiment profondément romantique des Murmures de la forêt, des Chants de l'aube, de la Symphonie Pastorale[1], peut recevoir confirmation d'une conception organique de l'histoire de la musique, où l'évolution nécessaire du langage musical prend occasion de l'existence contingente de musiciens pour se faire jour, sans ne dépendre d'eux que de façon accidentelle. Tout cela peut paraître chimérique, mais soulève la question d'une forme d'indépendance relative de l'idée musicale. On se demande par exemple par quelle intuition miraculeuse Bizet, dans l'entracte n°3 si andalou de Carmen, a pu aussi bien deviner un style qu'il ne connaissait pas. Comment il se fait que le second sujet du premier mouvement du Concerto pour piano n°25 de Mozart, composé en 1786, paraît une esquisse de La Marseillaise, composée en 1792. Pourquoi la mélodie si travaillée de l'Hymne à la joie, dont les carnets d'esquisse de Beethoven portent des traces innombrables, se trouve, à très peu de choses près, dans le répertoire grégorien, et plus précisément dans l'Agnus Dei de la messe Cum Jubilo (« Avec joie ») du 12ème siècle, sur les mots miserere nobis et dona nobis pacem ? Et pourquoi on rencontre aussi ce thème dans le motet Misericordias Domini de Mozart ? André Tubeuf, dans le très beau livre qu'il a consacré au lied allemand[2], parle de quelque chose qui murmure à l'oreille et qu'il n'y plus qu'à écouter, d'une oreille ou d'une écoute intérieure, qui n'a rien à voir avec la dictée supposée des muses à quoi se réduirait prétendument la composition mozartienne selon une aimable mythologie, mais qui dessine la possibilité d'une idée musicale qui transcende le donné de l'oeuvre.
Quelle ontologie de l'idée musicale ?
Comment dès lors envisager une « ontologie de l'idée musicale », dans la mesure où [1] l'idée musicale diffère substantiellement de l'œuvre musicale, et où [2] l'ontologie de la musique consiste à ce jour essentiellement – pour ne pas dire intégralement – en une ontologie de l'œuvre musicale ? Faut-il réviser l'ontologie de la musique, la refonder, ou peut-on couler l'idée musicale dans les moules pré-construits de l'ontologie de l'œuvre d'art classiquement constituée ? Quels sont ces moules ? Les trois entités présentes dans le monde pour un ontologue se réduisent en général à trois catégories essentielles : les objets, les propriétés, et les événements. L'ontologie de l'œuvre d'art est, elle, le plus souvent réduite à trois options principales, qui ne dupliquent pas les précédentes :
               Le platonisme (radical chez Peter Kivy, modéré chez Jerrold Levinson, et son type indiqué par l'histoire) conçoit l'œuvre comme un universel abstrait, un type éternel et immuable susceptible de recevoir de multiples instanciations. Il informe la théorie type-token en vertu de laquelle une œuvre musicale est un type abstrait et universel auquel sont attachés des tokens (performances et/ou partitions et enregistrements) de manière essentielle.
               Le nominalisme refuse de parler de la nature de l'œuvre d'art au bénéfice de sa fonction : Nelson Goodman a ainsi notoirement disqualifié la question : qu'est-ce que l'art ?, au profit d'une autre : quand y a-t-il art ? Cette option se rattache à l'idée que l'existence n'est au fond rien d'autre que la prédicabilité, ou la capacité d'être attribué à un sujet (d'où : nominalisme).
               L'immanentisme reconnaît des manières d'être ou des modes de fonctionnement : il définit ainsi l'œuvre d'art comme un artefact qui fonctionne esthétiquement. A la différence du nominalisme, il reconnaît donc que les œuvres d'art sont bel et bien une espèce de choses.
Deux théories plus récentes ont néanmoins compliqué et affiné l'ontologie de l'œuvre d'art[3]:
               La théorie dite des « individus historiques » ou des continuants fait de l'œuvre musicale un particulier. L'œuvre consiste « en » (perdurantisme), ou dépend « de » (endurantisme) ses incarnations : elles la constituent. Les continuants n'ont donc pas d'instances, mais des occurrences (indépendantes de tout type abstrait) : l'identité de l'œuvre musicale est spatio-temporelle mais ne correspond à aucune substance. C'est un « vers spatio-temporel »[4].
               La théorie des « actions compositionnelles », ou des événements : une œuvre musicale désigne le moment de sa création, c'est un événement unique dans l'histoire. La création en mouvement est l'œuvre en personne, et pas seulement le moment de sa naissance : il n'y a d'œuvre qu'à l'oeuvre. L'œuvre d'art n'est donc pas la chose créée ou découverte (dans le cas du type) mais le processus de création ou de découverte lui-même : c'est une action.
L'éventuelle application de cette typologie à l'idée musicale est de toute évidence problématique : l'idée, incarnée dans un morceau de musique, précède pourtant la composition comme inspiration ou comme origine causale, et est donc à la fois immanente et transcendante ; l'idée dépend d'actes mentaux mais elle ne s'y réduit pas ; elle est historiquement déterminée, quoique cette historicité soit relative, en vertu de l'indépendance partielle de l'idée mélodique (le « syndrome Hymne à la joie » que nous évoquions). Bref, toutes ces « catégories d'être » permettent de formaliser certaines dimensions de l'idée musicale, mais aucune n'y suffit, et toutes ne sont pas pertinentes, si bien qu'il faut ou réviser ou refonder l'ontologie si l'on espère pouvoir justifier un jour l'identité de l'idée musicale. Or, il nous semble, qu'une piste de cette rénovation globale de l'ontologie peut être trouvée dans la tentative d'Amie Thomasson, qui à l'occasion d'une métaphysique de la fiction, a proposé un ontologie générale, reconstruite sur la base de la notion de dépendance ontologique. Elle distingue en particulier la mélodie de l'œuvre en vertu de la dépendance historique rigide de la première, et de la dépendance générique de la seconde :
Une sous-classe importante des abstracta consiste dans ces entités qui ne sont pas rigidement dépendantes à quoi que ce soit de réel. De tels abstracta peuvent néanmoins être génériquement dépendants à des entités réelles de multiples façons. Les formes visuelles et les mélodies, contrairement aux œuvres d'art, semblent n'avoir qu'une dépendance générique à l'histoire : alors que des sonates composées indépendamment par deux individus différents ne peuvent être que des œuvres musicales différentes, une même mélodie peut apparaître dans ces deux œuvres, ce qui suggère que les mélodies n'ont pas une dépendance historique rigide aux actes qui les produisent. Pour autant, il semble toujours plus adéquat de traiter les mélodies comme des entités créées et non pas découvertes, et seuls les platoniciens les plus âpres semblent encore considérer qu'une mélodie existe avant d'avoir été composée ou interprétée, si bien que les mélodies peuvent être légitimement envisagées comme des entités historiquement dépendantes  (mais à titre générique). Ce qui est vrai dans le domaine de l'art est également valable pour un grand nombre d'autres entités culturelles et sociales, comme les logiciels informatiques et les lois juridiques, qui ne sont, ni les uns ni les autres, identifiables à quelque instanciation particulière que ce soit (numérique ou autre), et qui doivent tous être créés (programmés, votés) pour venir à l'existence. Il serait non seulement faux mais aussi absurde d'affirmer que Windows 95 ou les lois contre la conduite en état d'ivresse ont toujours existé.[5]
Nous sommes bien conscients des trois limites que comporte la suggestion de Thomasson :
               Son modèle de justification des abstracta est un artefactualisme, c'est à dire une variation de la troisième option suggérée plus haut : ce n'est donc qu'une forme raffinée d'immanentisme.
               Ce modèle est particulièrement pertinent pour les fictions, puisque c'est l'objet d'étude direct et prioritaire de Thomasson, qui se demande par exemple comment identifier Don Juan, ce personnage qui traverse les œuvres, les auteurs et les époques en conservant toute sa superbe – ce qui ne nous étonne guère de sa part. Mais cela tend ultimement à faire de toutes les entités culturelles des personnages de fiction – ou du moins à forger une famille d'abstracta dont modèle de base est le personnage de fiction. Une idée musicale pourrait-elle avoir le statut qu'un personnage de fiction ? Cela semble légitime pour certains éléments thématiques (le Dies Irae de la célèbre sequentia attribuée à Tommaso da Celano, qui traverse le temps sans que les variations qu'il subit ne le défigurent au point de l'annuler), mais on ne peut de toute évidence pas se satisfaire d'une définition fictionnelle de l'idée musicale.
               Thomasson ne parle pas d'idée musicale mais de mélodie.
Malgré cela, la suggestion de Thomasson est extrêmement intéressante en ce qu'elle satisfait trois conditions de base que nous avions fixées en préalable pour une ontologie de l'idée musicale :
               Emancipation de la notion d'œuvre musicale au profit d'abstracta (entités culturelles et sociales) plus générales qui arrachent la musique à son splendide isolement ontologique.
               Conception d'une entité qui dépend d'instanciations sans s'y réduire (dépendance générique).
               Construction d'une ontologie générale inédite, fondée sur la notion de dépendance historique.
Car c'est au fond cela que l'ontologie de l'œuvre musicale ne saisit pas suffisamment, malgré tous ses efforts[6] : la dimensions tragique de l'histoire de la musique, si profondément comprise par Adorno, et avant lui par Hegel, c'est à dire le fait que l'histoire de la musique savante occidentale est  constitutive, reflétée par les œuvres, assumée par les compositeurs, associée au destin de la communauté, pour parler comme Scruton ou comme Nietzsche. L'ontologie de l'œuvre musicale est donc beaucoup plus proche de la métaphysique de Schopenhauer qu'elle ne le croit : ses outils se sont raffinés, ses champs de questionnement se sont rationalisés et ses débats se sont publicisés, mais elle a tendance à essentialiser son objet, qui est impur et complexe, comme Ridley y insiste justement. L'ontologie doit donc être bémolisée par l'histoire – et c'est ce à quoi Thomasson comme Levinson s'appliquent chacun à leur manière.



[1] On s'intéresse aujourd'hui à la musique naturelle sous l'angle du design ou du paysage sonore : l'écologie sonore de Murray Schaeffer, par exemple, (Le paysage sonore. La musique du monde) a le double intérêt de retracer la construction sociale et culturelle du son, du bruit et du silence, et de nous initier au deep sound et au deep listening.
[2] Le lied. Poètes et paysages.
[3] Roger Pouivet, Ontologie de l'œuvre d'art. L'auteur est lui même partisan de l'immanentisme, et exclut d'autorité le psychologisme – qui fait de l'œuvre un objet imaginaire, un fait de l'esprit, comme chez Collingwood ou Sartre.
[4] L'identité dans le changement en l'absence de sujet substantiel unique est appelée génidentité : un être n'est qu'une continuité spatio-temporelle d'interactions. C'est une conception continuiste et intégratrice de l'identité de l'œuvre.
[5] Amie Thomasson, Fiction and Metaphysics, p. 132-133.
[6] Et en particulier ceux de Jerrold Levinson dans : L'art, la musique et l'histoire.

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