Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 19 février 2014


[Nous remercions François Clementz, Professeur émérite de l'Université d'Aix Marseille pour avoir autorisé la mise en ligne de cet article qui propose un traitement définitif de la question du monisme neutre de Russell — question généralement mal connue en France, et de nous permettre de le lire justement en français]


La seconde philosophie de Russell
Entre monisme neutre et physicalisme


  François Clementz


S'il a trait d'abord à l' "idée nouvelle de la science" apparue avec les Principles of Mathématics, l'intérêt que Jules Vuillemin n'a cessé de porter à l'oeuvre de Russell à partir des années 60 tient également, et de façon plus générale, aux liens que la métaphysique russellienne de la connaissance entretient avec "la logique formelle, conçue comme fondement de la théorie des ensembles" (Vuillemin, 1968, p. 6). Aussi ne s'est-il, d'emblée, nullement limité - comme il arrive trop souvent - aux écrits de la première période. Contrairement à une idée répandue, la "seconde philosophie" de Russell n'est pas, il est vrai, moins digne d'attention, ni moins riche d'enseignements pour le lecteur contemporain, que la première, et les difficultés que rencontre son interprétation ne sont pas, à certains égards, moins considérables. L'une d'elles, qui fera l'objet de la présente étude, concerne l'évolution - ou, si l'on préfère, la continuité - même des idées du philosophe entre The Analysis of Mind (1921) et Human Knowledge (1948). 
  On sait que plusieurs aspects majeurs de la seconde philosophie russellienne découlent de l'adoption, vers 1920, de la doctrine du monisme neutre - ou, plus exactement, d'une variante de cette doctrine présentée par Russell, dans L'analyse de l'esprit, comme l'aboutissement naturel du programme "constructionniste" à la réalisation duquel il s'était attelé en 1914 et qui visait à rendre compte des notions de matière et d'objet physique en termes de classes de sense-data, ou de sensibilia. Officiellement, le philosophe n'allait jamais revenir, par la suite, sur son adhésion à cette doctrine, s'étonnant même qu'on ait pu croire qu'il y avait, d'une manière ou d'une autre, renoncé. Pourtant, dans Analyse de la matière (1927), et surtout dans Human Knowledge (1948), il renonce (explicitement, cette fois) au constructionnisme, au moins sous sa forme initiale. Le problème - qu'à vrai dire Vuillemin n'aborde pas directement dans La logique et le monde sensible, mais que soulève néanmoins le long commentaire, par ailleurs si lumineux, qu'il consacre à la "seconde philosophie naturelle" de Russell (chap. 6) - est donc de savoir si ces derniers ouvrages doivent se comprendre dans la même perspective métaphysique qu'Analyse de l'esprit, ou s'ils recouvrent, au contraire, un infléchissement plus marqué dans le sens du physicalisme, voire un abandon pur et simple, au moins dans les faits, du monisme neutre. Défendue initialement par W.T.Stace (1944), et reprise notamment par A.J. Ayer (1971) et  R.M. Sainsbury (1979), cette seconde hypothèse a été vivement critiquée, en revanche, par M. Lockwood (1981). Selon Lockwood, le réalisme scientifique du "dernier Russell" n'est aucunement incompatible avec le monisme neutre. Telle est aussi, semble-t-il, l'interprétation adoptée spontanément par Vuillemin dans La logique et le monde sensible, ainsi qu'en témoigne, par exemple, le passage suivant :

"Dans les dernières œuvres, qu'il a consacrées au problème de la physique, Russell abandonne l'idéal rigoureux du "constructionnisme" (...). Dans l'Analyse de la Matière, il admet comme entités entièrement empiriques les "événements perceptifs", tandis que les événements non perçus sont des entités qui ne sont empiriques que partiellement. Ces dernières ne peuvent être construites logiquement à partir des premières, mais doivent être inférées, et l'inférence les pose comme continues avec celles-ci par le moyen de la théorie causale de la perception, et semblables à elles par le moyen de la théorie générale du monisme neutre" (Vuillemin, 1971, p. 191; souligné par moi).1  
 
   L'étude qu'on va lire est divisée en trois parties. Aprés une rapide présentation de la thèse du monisme neutre (section I), je m'interroge sur sa signification au regard des discussions contemporaines du mind/body problem (section II). Dans la dernière partie (section III), j'examine le point d'interprétation qui vient d'être évoqué et je pose la question de savoir dans quelle mesure Russell est demeuré véritablement fidèle au monisme neutre jusque dans ses derniers écrits.    

I - Le monisme neutre
  Dans la définition qu'en donne Russell, le monisme est la doctrine selon laquelle les choses communément regardées comme mentales et les choses communément regardées comme physiques ne diffèrent pas en vertu d'une quelconque qualité intrinsèque que possèderait l'ensemble des unes et non l'ensemble des autres, mais seulement eu égard à leur arrangement et au contexte :

"La théorie peut être illustrée par comparaison avec un annuaire des poste, dans lequel les mêmes noms apparaissent deux fois, une fois dans l'ordre alphabétique et une autre fois dans l'ordre géographique; on peut comparer l'ordre alphabétique au mental et l'ordre géographique au physique. Les affinités d'une chose donnée sont tout à fait différentes dans les deux ordres, ses causes et ses effets obéissent à des lois différentes" (L&K, p. 139).

  Dès 1904, William James avait proposé de renoncer au traditionnel dualisme de l'esprit et de la matière en interprétant le physique et le mental comme deux formes d'organisation différentes d'un même et unique contenu de l'expérience. Selon le voeu de Hume, le "sujet" de la théorie de la connaissance et le "moi" de la psychologie - ces dernières survivances de l'"âme" au sein de la pensée moderne - seraient enfin éliminés, au profit d'un certain type d'arrangement d'un matériau perceptif et comportemental métaphysiquement neutre (James, 1904). Or c'est précisément parce qu'il entend maintenir la dichotomie sujet-objet et préserver ainsi la structure cognitive, et donc intentionnelle, de l'expérience perceptive que Russell, dans un chapitre du Manuscrit de 1913 (Theory of Knowledge), puis dans un article de 1914  ("On the Nature of Acquaintance", in Logic and Knowledge, pp. 127 à 174) qui en reprend l'essentiel du contenu, commence par rejeter le monisme neutre de James et des "nouveaux réalistes" américains (Perry, Holt, Montague). Le principal argument retenu, à cette époque, à l'encontre d'une théorie dont les nombreux avantages, notamment du point de vue de la maxime d'Occam, sont par ailleurs largement soulignés, est qu'elle rend insuffisamment compte du caractère relationnel de tous les processus cognitifs (sensation, remémoration, croyance, etc.). 
  Dans les années immédiatement postérieures à la première guerre mondiale, cependant, l'abandon par Russell de la notion de "sujet" - ou, plus exactement, sa réduction au rang de simple "fiction logique" - met un terme à cette interprétation relationnelle de l'expérience sensible comme forme directe de connaissance et ouvre du même coup la voie à l'adoption du monisme neutre. Coincidant avec le renoncement de l'auteur des Principles of Mathematics (en partie sous l'influence de Wittgenstein) à toute interprétation réaliste des constantes logiques et à la thèse du caractère synthétique a priori des vérités logiques et mathématiques, ce tournant décisif marque la passage de la "première" à la "seconde" philosophie de Russell. La notion de sense-datum doit à son tour être abandonnée, puisqu'il n'est plus possible, désormais, de distinguer entre la sensation et son objet :

"... la sensation que nous avons lorsque nous voyons une tache de couleur est tout bonnement  cette tache de couleur, constituant authentique du monde physique et partie intégrante de ce dont traite la physique. Une tache de couleur n'est certainement pas quelque chose de cognitif et nous ne pouvons donc pas dire que la pure sensation est cognitive" (Mind, p. 142).


  En l'absence de toute référence essentielle au "sujet" - et puisque la sensation est quelque chose dont nous pouvons avoir conscience sans qu'elle enveloppe elle-même aucune forme d'intentionnalité au sens de Brentano -, le même contenu d'expérience peut maintenant servir aussi bien à la construction logique de ce que nous appelons la "matière" qu'à celle de ce que nous appelons l'"esprit". Un même particulier sensible figurera à la fois parmi les membres d'une classe de particuliers soumis aux lois de la physique - une chose matérielle - et parmi les membres d'une classe de particuliers obéissant aux lois de la psychologie - la personne qui éprouve la sensation. Russell reprend ici les grandes lignes de la méthode constructionniste qu'il avait proposée en 1914, mais il s'emploie à en corriger les tendances phénoménalistes en renforçant le rôle dévolu à la théorie causale de la perception et en substituant à l'appareil des sense-data et des sensibilia tout un matériau neutre d'apparences "objectives". Dans The Analysis of Mind, cette dernière idée est illustrée par l'image d'une plaque photographique qui reproduirait l'aspect du ciel par une belle nuit d'été (1921, p.130). Chaque étoile produit sur la surface de la plaque un aspect distinct, exactement comme elle le ferait dans mon système nerveux si je regardais moi-même le ciel. Il y a donc bien quelque chose qui se produit à l'endroit d'où l'étoile est photographiée, au terme d'un processus causal complexe dont l'étoile elle-même fournit le point de départ, quelque chose qui ne dépend d'ailleurs ni de la présence d'une plaque sensible ni de celle d'un oeil vivant et que nous pouvons appeler "apparence" en dépit du fait qu'elle n'apparaît à personne. Or les apparences du type de celle que nous venons de décrire peuvent faire l'objet d'une double procédure de regroupement. Pour nous en tenir à notre exemple de la voûte étoilée, nous pouvons réunir entre elles : (1) toutes les apparences d'une étoile donnée aux différents endroits où elle serait éventuellement perceptible; (2) toutes les apparences produites en un lieu quelconque de l'espace par les diverses étoiles qui sont visibles de cet endroit (pp.129-130). L'ensemble constitué dans le premier cas servira à définir l'étoile, en tant qu'objet physique, comme le système réglé de toutes ses apparences. Plus généralement, une chose matérielle peut être identifiée à la classe de tous les particuliers qui seraient normalement considérés comme ses "aspects" en différents lieux. De tels systèmes de percepts sont soumis aux lois de la physique et entrent dans des relations causales de type déterministe. Quant à l'ensemble formé en (2), il va nous permettre de définir l'aspect global du monde en un certain endroit de l'espace - ou plutôt depuis cet endroit. Russell donne le nom de "perspective" au spectacle ainsi objectivement donné par l'univers ici ou là. Une série de perspectives ordonnées selon l'avant et l'après constitue une "biographie" et, si elle se prête en outre à cette forme de relation causale directe entre le passé et le présent postulée par Russell sous le nom de "causalité mémorielle" (mnemic causation), elle possède alors l'unité requise pour définir une "personne" ou un "esprit" (p. 132). Tandis que les relations causales décrites par la physique portent en priorité sur les objets matériels en tant que systèmes de particuliers sensibles ou d'apparences, les particuliers regroupés au sein d'une biographie obéissent en tant que tels - et à titre individuel seulement - aux lois de la psychologie, dans le cadre desquelles ils servent directement de termes à des relations causales spécifiques.
  Ainsi, une fois rejetée l'opposition traditionnelle entre deux "substances" radicalement hétérogènes, le physique et le mental ne se distinguent plus par leurs qualités intrinsèques ou par leur contenu, mais par leur organisation interne et par le type de lois causales qui les gouvernent :

"Le matériau <stuff> dont est composé le monde de notre expérience n'est (...) ni l'esprit ni la matière, mais quelque chose de plus fondamental que l'un ou l'autre d'entre eux. Esprit et matière semblent être tous deux quelque chose de composé, et le matériau dont ils sont faits se situe en un sens entre l'un et l'autre, en un autre sens au-dessus d'eux, à la manière d'un ancêtre commun" (Mind, pp. 10-11).

 A la différence de James, toutefois, Russell n'étend pas cette neutralité absolue à tous les constituants de l'esprit, mais seulement à l'ensemble de nos sensations. Si l'on définit la "perception" d'un objet comme l'apparence de cet objet depuis l'endroit qu'occupent une sensibilité organique, des nerfs et un cerveau, on réservera le terme "sensation" pour l'élément non mémoriel de la perception (p. 139). Les sensations se trouvent donc à l'intersection exacte du physique et du mental (p. 144). Tel n'est cependant pas le cas de ces autres constituants fondamentaux de l'esprit que sont les images, lesquelles relèvent d'une causalité strictement psychologique et peuvent être qualifiées, en ce sens, de "purement mentales". A l'inverse, les particuliers qui ne font partie d'aucune expérience doivent être considérés comme "purement physiques" (pp. 25-26). Une fois de plus, la différence est ici simplement de structure, et non de substance.
   Mais sur quoi s'appuie-t-on, en définitive, pour nier l'existence d'une caractéristique (interne) propre à tous les phénomènes mentaux ? Il ne suffit tout de même pas de construire l'"esprit" et la "matière" à partir d'un unique matériau d'éléments ontologiquement neutres pour écarter ipso facto l'hypothèse selon laquelle les états, événements et processus ordinairement regardés comme mentaux pourraient posséder, ne serait-ce qu'en raison de la complexité de l'arrangement biographique où ils figurent, quelque propriété commune - une propriété, disons, "émergente" - qui permettrait de les identifier comme tels. L'un des objectifs de la philosophie de l'esprit élaborée par Russell en 1921 est justement de combattre le préjugé qui voudrait qu'une telle caractéristique commune soit la "conscience" ou l'"être-conscient" <consciousness> (p. 9). Des sensations, nous savons déjà qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes aucune forme de conscience ou même d'intentionnalité. Des sentiments, des souvenirs et de ce qu'il est convenu d'appeler les "pensées", les behaviouristes ont raison de chercher à rendre compte en termes de comportement, d'action et de langage, sans faire appel à la notion d'"intériorité" (p. 27). De la nature intentionnelle des images, enfin, on trouvera l'explication du côté de la signification <meaning>, c'est-à-dire de la relation objective qui s'établit entre une image et la sensation dont elle est la "copie" (p. 149 sq). Aussi bien, l'un des apports essentiels de la psychanalyse n'est-il pas d'avoir montré que le mental était loin de coincider avec le conscient (pp. 31-34) ?
  A défaut de pouvoir les définir par la "conscience", dirons-nous que tous les phénomènes mentaux sont caractérisés par leur subjectivité ? Certes, mais celle-ci se rencontre dans toute "perspective", mentale ou non mentale, y compris dans le cas de la plaque photographique que nous prenions tout à l'heure en exemple : elle signifie seulement que le monde apparaît toujours d'un certain point de vue (pp. 130-132)2 . 

II - Monisme neutre et physicalisme

  Nous voici ainsi confirmés dans l'idée que le mot "mental" dénote un certain mode d'organisation des phénomènes, et non quelque propriété intrinsèque. Dans ces conditions, comment faut-il interpréter la philosophie de l'esprit qui vient d'être sommairement résumée ? Un des arguments avancés par Russell en faveur du monisme neutre est qu'il fournit le  soubassement métaphysique le mieux adapté au programme behaviouriste, dont il convient de reconnaître la validité en tant qu'hypothèse de travail. The Analysis of Mind n'en formule pas moins certaines réserves de fond quant à la doctrine du behaviourisme, lequel se voit reprocher de sous-estimer le caractère en fin de compte irréductible de notre connaissance en première personne de certaines composantes de la vie psychique (p. 29). Selon Karl Popper (1977), le monisme neutre ne serait finalement qu'une variété de parallélisme psycho-cérébral (le physique et le mental s'organisant en deux systèmes indépendants) et se condamne par là même à nier toute espèce d'interaction entre le corps et l'esprit. Le parallélisme psycho-physique est pourtant explicitement rejeté par Russell3, qui se dit au contraire en complet accord avec la croyance commune selon laquelle le corps agit sur l'esprit et réciproquement (Mind, pp. 35-36). Depuis lors, différents auteurs, dont Putnam (1975, p. 374) mais aussi Michael Lockwood (1981), ont vu dans le monisme neutre, qui efface toute différence de nature entre le physique et le mental, une forme à la fois précoce et radicale - une forme particulièrement "absurde" selon Putnam, originale et profonde selon Lockwood - de théorie de l'identité. Certes, en proposant cette interprétation, Lockwood et Putnam semblent avoir plus particulièrement en vue la version du monisme neutre défendue (officiellement) en 1927, par Russell, dans Analyse de la matière, dont nous aurons justement bientôt à nous demander s'il s'agit encore d'un véritable "monisme neutre". Cependant, et précisément pour commencer à clarifier les termes de la difficulté, il ne sera certainement pas inutile de nous demander, dès à présent, si le monisme neutre de 1921 - celui d'Analysis of Mind - peut être qualifié de "théorie de l'identité psycho-physique" et, si oui, en quel sens.
 De prime abord, une telle interprétation semble plausible - et semble même devoir s'imposer sans discussion possible, du moins en ce qui concerne les sensations. Elle n'en appelle pas moins un certain nombre de remarques. Rappelons d'abord plusieurs traits de la théorie de l'identité des états mentaux et cérébraux défendue, à la fin des années 60 et au début des années 70, par divers philosophes (en majorité australiens), comme H. Feigl, U.T.Place, J.C. Smart ou D.Armstrong. En premier lieu, la théorie de l'identité se présente comme un physicalisme (et même, le plus souvent, comme un matérialisme) de type réductionniste - aussi la désigne-t-on également sous le nom de "matérialisme des états centraux". La thèse qu'il s'agit de défendre, par conséquent, est que les états mentaux ne sont, ontologiquement parlant, rien d'autre que des états physiques ou neurophysiologiques. En second lieu, cette identification des états mentaux avec des états du cerveau doit s'entendre en un sens littéral : la notion d'identité est à prendre, ici, dans son sens strict (et non au sens d'une identité partielle, ou dans ce que Butler appelait le sens "populaire et relâché" de l'identité). En troisième lieu, il n'est nullement question de prétendre fonder cette même identification sur une analyse des termes (ou des concepts) de sensation, de croyance, etc., - auquel cas l'identité ainsi mise à jour devrait être tenue pour a priori et vraie en vertu d'une nécessité d'ordre conceptuel. Il s'agit au contraire d'une vérité contingente, que l'on peut comparer, de ce point de vue, à la découverte scientifique empirique que recouvre l'énoncé selon lequel l'eau est du H2O, ou qui, du moins, peut être justifiée de façon inductive (ou abductive) en ce qu'elle est l'hypothèse qui, d'ores et déjà, s'accorde le mieux avec tous les faits connus - une hypothèse dont on peut, d'autre part, raisonnablement penser qu'elle trouvera une confirmation croissante avec les progrès de l'investigation scientifique. En attendant que cette confirmation se produise, l'identification philosophique des états mentaux avec une certaine catégorie d'états du cerveau aura contribué à lever quelques uns des obstacles conceptuels qui continuent à se dresser sur la voie d'une compréhension véritablement scientifique de la nature de l'esprit. On notera, du reste, que cette identification est conçue par quelques uns de ses principaux défenseurs comme un processus en deux étapes. La première consiste dans la mise au point d'une procédure de traduction ou de paraphrase contextuelle du vocabulaire psychologique qui, une fois de plus, ne vise aucunement à mettre au jour le sens usuel des termes concernés, mais au contraire à en extirper tout ce qui pourrait encourager la tentation de croire qu'ils désignent des entités dotées d'un caractère spécifique et irréductible. C'est ainsi, notamment, que J.C.Smart, dans un article célèbre de 1959 ("Sensations and Brain-Processes"), propose de recourir à la notion, empruntée à Gilbert Ryle, de "neutralité thématique" <topic-neutrality> dans l'analyse philosophique des compte-rendus d'expériences sensorielles : par exemple, le sens de l'énoncé "j'ai une image consécutive <after-image> jaune-orange", qui pourrait suggérer que mon expérience a trait à quelque objet privé du genre sense-datum, sera rendu, en termes plus neutres, par "tout se passe en moi comme si je voyais un objet (extérieur) jaune-orange", de façon à couper court à cette suggestion. La seconde étape consiste alors tout simplement à soutenir que chaque état mental du type considéré, appréhendé sous une telle (re)description, se trouve être, en fait, un état cérébral d'un certain type, étant entendu qu'il appartient à la science, et à elle seule, de nous apprendre, demain ou quelque jour prochain, de quel type exactement. Au terme de ce processus en deux temps, il serait ainsi possible d'affirmer que ce que nous appelons ordinairement "sensation" (en associant à ce terme un certain mode de présentation ou de description "mentaliste") n'est, en réalité, qu'un certain type d'état cérébral. Car - et c'est là le dernier point à retenir -, la théorie physicaliste de l'identité, sous sa forme originelle, n'affirme pas seulement que tout état mental, pris individuellement, est identique à un état cérébral quelconque; elle soutient que tous les exemplaires (tokens) d'un certain type d'états mentaux sont identiques à des exemplaires d'un même type d'états neurophysiologiques : aussi parle-t-on parfois, à son sujet, de "physicalisme des types", ou de théorie de l'identité type/type.
    Une des difficultés bien connues auxquelles cette thèse paraît devoir d'emblée se heurter tient, bien sûr, au fait que la relation d'identité, prise dans son sens strict, est, du point de vue de la logique, parfaitement symétrique, de telle sorte qu'en posant que ma sensation visuelle, par exemple, ne fait qu'un avec un certain état de mon cerveau, on semble se commettre paradoxalement à l'idée qu'inversement cet état cérébral n'est lui même pas autre chose qu'un certain état mental. Une autre difficulté "classique" de la théorie de l'identité est qu'en vertu de la "loi de Leibniz", ou du principe de l'indiscernabilité des identiques, si "a = b", alors a et b doivent avoir toutes leurs propriétés en commun. Or le moins qu'on puisse dire est que, si je souffre des dents, par exemple, ma douleur ne m'apparaît pas comme possédant les propriétés physiques de la configuration neuronale, ou de l'activation de certaines fibres-C, disons, de mon cerveau, avec laquelle elle est pourtant supposée ne faire qu'un : elle ne se présente évidemment pas à moi sous ce mode de présentation, et celui-ci ne fait certainement pas partie du sens usuel du mot "douleur". Le partisan de la théorie de l'identité ne manquera vraisemblablement pas de répondre, à l'instar de Smart (op.cit., p. 58), que l'identification qu'il propose concerne, non pas le sens, mais seulement la référence des termes situés de part et d'autre du signe d'identité. Mais cette réponse ne fait, d'une certaine manière, que renforcer la difficulté précédente. Car, comme le fait remarquer plaisamment C.V.Borst (p. 21), dans l'exemple fameux de Frege, il serait naturellement absurde de soutenir que l'Etoile du matin est "en réalité" l'Etoile du soir en un sens qui impliquerait, d'une manière ou d'un autre, que l'Etoile du soir n'est pas en réalité l'Etoile du matin ! Supposons, cependant, que nous trouvions quelque moyen de préserver, malgré tout, le caractère réductif de l'identification proposée. Après tout, le partisan du matérialisme réductionniste pourrait se contenter de faire valoir que, si (selon lui) tous les états mentaux sont des états cérébraux, l'inverse n'est évidemment pas vrai. La forme d'asymétrie recherchée découle simplement de ce fait : en dépit du caractère logiquement symétrique de la relation d'identité, la théorie de l'identité psycho-physique aboutit bien à l'idée que les états (ou les événements, ou les processus) mentaux forment simplement un sous-ensemble de l'ensemble des états cérébraux - lesquels ne constituent à leur tour qu'un sous-ensemble des états physiques en général. C'est en ce sens que les premiers ne sont "en réalité" rien d'autre que des états ou des entités physiques. Mais c'est ici, précisément, que s'introduit une troisième difficulté. Après tout, il n'est pas interdit de comprendre l'énoncé "Shakespeare était en réalité Bacon" comme signifiant que Shakespeare n'a pas réellement existé. Par conséquent, s'il est vrai que les états mentaux de type M ne sont pas, en réalité, autre chose que des états cérébraux de type C, on pourrait être tenté d'en tirer la conclusion qu'il n'existe pas, finalement, d'états mentaux de type M. Mais, dans ce cas, il n'y a tout simplement pas d'états mentaux dont on puisse dire qu'ils sont identiques à des états cérébraux de type C. Bref, ou bien la thèse de l'identité ne parvient pas à préserver l'orientation matérialiste recherchée, ou bien elle est autoréfutante (si elle est vraie, elle est fausse).
 Ces difficultés (qui, bien entendu, ne sont pas les seules) ont fait couler beaucoup d'encre et les discussions auxquelles elles ont donné lieu n'ont pas n'a pas peu contribué, dans les années 60-70, au développement d'une abondante littérature consacrée à la sémantique des énoncés d'identité théoriques, du type "eau = H20" ou "chaleur = agitation moléculaire". Faut-il rappeler qu'une des versions du matérialisme réductionniste est la théorie dite de la "disparition" des états mentaux, défendue voici prés d'un quart de siècle par Rorty et Fayerabend, qui donnera finalement naissance au matérialisme éliminatif, fondé sur la critique de la psychologie du sens commun, développé depuis lors (notamment) par Paul et Patricia Churchland ? On n'entrera pas ici dans ces discussions, et l'on se demandera plutôt en quel sens le monisme neutre russellien du début des années 20 peut être qualifié de "théorie de l'identité" et jusqu'à quel point, dans ce cas, il est en mesure d'échapper aux difficultés qui viennent d'être évoquées.
 De prime abord, la propriété de symétrie de la relation d'identité ne paraît pas devoir constituer un problème pour Russell. Dès la Préface de The Analysis of Mind, celui-ci précise que l'objectif principal de l'ouvrage est de réconcilier l'"orientation matérialiste" de la psychologie moderne, notamment behaviouriste, et ce que pourrait appeler les tendances "anti-matérialistes" de la physique contemporaine dont tous les développements, depuis Einstein, ont eu pour effet de "rendre la 'matière' de moins en moins matérielle" (1921, pp 5-6). Or la doctrine philosophique qui est la mieux à même d'opérer la synthèse de ces deux tendances à première vue contradictoires est la doctrine de James et des nouveaux réalistes américains, "selon laquelle le "tissu" du monde n'est ni mental ni matériel, mais est un "tissu neutre" à partir duquel <la matière et l'esprit> sont tous deux construits" (p.6). Curieusement, Russell, nous l'avons vu, précise d'emblée que, s'il souscrit désormais lui-même à cette doctrine, il n'y souscrit toutefois que partiellement. En toute rigueur, d'aprés lui, seuls ces événements situés à l'"intersection" du physique et du mental que sont les sensations - comme l'avait déjà soutenu Mach, avant James dans son Analyse de sensations - peuvent être considérés comme véritablement "neutres":  les événements de ce type sont, d'une certaine manière, à la fois "physiques" et "mentaux", dans la mesure où ils obéissent simultanément aux lois de la physique et aux lois de la psychologie, et c'est en ce sens qu'on peut bien dire finalement, en effet, qu'ils ne sont ni physiques ni mentaux, mais "neutres" (p. 26). En revanche, les images (et, avec elles, les souvenirs, les croyances, etc.) sont soumises aux seules lois de la psychologie et ne sont donc pas "neutres", en ce sens, mais "purement mentales", alors qu'à l'inverse "les événements <occurrences> qui ne font partie d'aucune expérience" - et qui tombent, par conséquent, sous la seule juridiction de la physique - "appartiennent uniquement au monde physique" (ibid). Cette dernière affirmation, il est vrai, est à première vue assez surprenante, au regard de la suite de l'ouvrage - et plus précisément au regard du chapitre V, où se trouve développée l'idée qu'esprits et choses matérielles peuvent être conçus comme des arrangements différents d'un même matériau constitué d'"apparences" en un sens non psychologique du terme - ou, si l'on préfère d'apparences "objectives" qui ne sont par conséquent, considérées en elles-mêmes, ni physiques ni mentales (et sont donc elles aussi, mais en un autre sens du terme, métaphysiquement "neutres"). J'aurai l'occasion de revenir sur ce point. Mais tenons-nous en, pour le moment, au cas des sensations. Chacune d'entre elles est à la fois physique et mentale, de sorte qu'une sensation de rouge, par exemple, est littéralement un événement physique qui se déroule dans mon cerveau, mais de sorte aussi qu'inversement cet événement cérébral est, dans l'acception la plus stricte du terme, un événement mental. Cette symétrie n'a cependant pas de conséquences métaphysiques indésirables, puisque "mental", ici, signifie seulement "soumis aux lois de la psychologie" et n'implique donc aucunement que les entités concernées possèderaient soit cette qualité intrinsèque ineffable, soit cette relation interne à un objet (l'"intentionnalité" de Brentano) qui est censée former l'essence de la "conscience", au sens où on l'entend habituellement, et constituer la propriété distinctive des états mentaux (pp. 25-26). Au demeurant, la propriété de symétrie de l'identité des sensations et de ce que l'on appellerait normalement leurs "corrélats" neurophysiologiques n'empêche pas que la plus grande partie des événements qui se déroulent dans mon cerveau relève d'une causalité strictement physique - si bien que la forme d'asymétrie requise pour le physicalisme est, ici encore préservée : une fois de plus, il apparaît que les sensations ne constituent qu'un (tout petit) sous-ensemble des évènements physiques. Mais, d'une part, cette réduction des événements mentaux (ou d'une partie d'entre eux) à des événements cérébraux n'implique pas, pour le moment, que les propriétés mentales soient réductibles à des propriétés physiques ou neurophysiologiques. Et, d'autre part, ce physicalisme d'un genre assez particulier ne saurait, à proprement parler, être qualifié de "matérialisme" : sans doute pose-t-il que le mental n'est, somme toute, qu'une partie du physique, mais le mot "physique" ne veut rien dire d'autre, en l'occurrence, que "soumis à des relations nomiques distinctes de celles de la psychologie" et renvoie d'autant moins à une quelconque "substance matérielle" que cette dernière expression a été, comme on l'a vu, vidée de son sens par la physique moderne. 
  Le monisme russellien du début des années 20 diffère, il est vrai, de la théorie de l'identité des matérialistes australiens par un autre aspect. Pour Russell, les termes de "physique " et de "mental" ne qualifient pas des événements, des processus ou des états en fonction de leurs qualités intrinsèques, mais en fonction seulement du genre de relations causales et de lois qui les gouvernent. De là qu'un même événement puisse être qualifié à la fois de "physique" et de "mental" selon le type de vocabulaire au moyen duquel il est décrit. Comme le remarque A. Woodfield (1990), c'est exactement sur cette idée que repose le "monisme anomal" de Davidson - dont le monisme neutre de The Analysis of Mind , toutefois, se distingue au moins sur un point essentiel : si Russell est le premier à souligner le caractère "spécial" des lois de la psychologie - dont Analyse de la matière (p. 303) précisera qu'"aucune d'elles n'est exacte et sans exception" -, on peut penser que rien ne lui aurait été plus étranger que l'idée du "holisme" du mental sur lequel se fonde, à cet égard, le raisonnement post-quinien de Davidson. Quant à sa position touchant le problème de la causalité psycho-physique, il est difficile d'en juger, tant le livre de 1921 reste désespérément évasif sur cette question pourtant cruciale. En considérant que ce qui définit les états mentaux en tant que tels est avant tout affaire de rôle causal, la position de Russell semble anticiper par ailleurs le fonctionnalisme des années 70-80. Or, certes, à la différence du monisme anomal, le fonctionnalisme n'est pas, en principe, incompatible avec le physicalisme des types (qu'il se borne à ne pas impliquer, étant compatible avec l'idée qu'un même type d'états mentaux - un même rôle fonctionnel - peut être "réalisé" par des états cérébraux de types différents). Mais le fait est qu'il doit en grande partie son succès au fait d'être apparu comme une solution de remplacement face aux objections soulevées par la théorie de l'identité type/type. Le monisme neutre russellien des années 20 est-il un physicalisme des types ou, au contraire, une simple théorie de l'identité token/token ? La réponse, en un sens, ne devrait pas soulever de discussion. Toute événement mental - ou, plus exactement, tout épisode sensoriel - considéré à titre individuel est identique à un certain évènement cérébral. Mais c'est parce qu'il se prête à deux types de description différents, dont rien ne garantit a priori, dans l'état actuel de nos connaissances, qu'ils soient coextensifs. Il s'agit donc - au moins à titre provisoire - d'une théorie de l'identité token/token.  Cela dit, il est probable que l'on parviendra un jour à réintégrer les lois de la psychologie dans le cadre des lois physiques ordinaires (1921, pp 302 sq). Supposons que cette éventualité se produise. Elle aurait une double conséquence. Premièrement, la thèse de l'identité psychophysique pourrait être étendue des sensations à l'ensemble des états mentaux. Deuxièmement, elle se transformerait en théorie de l'identité type/type.  En attendant, le monisme neutre aura eu au moins le mérite de préparer le terrain au point de vue philosophique, en montrant que rien ne distinguait intrinsèquement le mental du physique. Ainsi comprise, la position de Russel n'est effectivement pas sans préfigurer celle qui sera mise en avant, nous l'avons vu, par quelques uns des principaux initiateurs de la théorie de l'identité proprement dite, comme Place, Smart, Feigl ou Armstrong. Mais du même coup, elle retrouve les difficultés propres au physicalisme des types (par opposition au physicalisme des "exemplaires") - et d'abord le risque de basculer du côté du matérialisme éliminitatif.                                                                  
                                                               
  III - Problèmes d'interprétation

   Jusqu'à quel point la teneur de ces remarques se trouve-t-elle remise en cause par  l'évolution ultérieure de Russell ? Dans Analysis of Matter (L'Analyse de la matière, 1927), ce dernier se réclame toujours, officiellement, du monisme neutre et maintient que la distinction du physique et du mental, philosophiquement parlant, est "superficielle et irréelle". D'un côté, une conséquence inévitable de la théorie causale de la perception, selon lui, est que nos percepts sont "dans notre cerveau" (trad. fr., p. 299). Le fait que la perception puisse être à son tour la cause de certains événements physiques nous oblige à la situer dans l'espace physique - et, de plus, "la perception doit se rapprocher davantage de l'organe sensible que de l'objet physique, du nerf plutôt que de l'organe sensible, et de la terminaison cérébrale du nerf que de toute autre terminaison" (p. 299). Nous n'avons d'ailleurs aucune raison de ne pas étendre cette exigence de localisation spatiale à tous les événements mentaux, puisque ces derniers entretiennent des relations temporelles et que la théorie de la relativité nous interdit de penser séparément le temps et l'espace (cette prise en compte des conséquences de la Relativité Générale mérite d'autant plus d'être soulignée qu'en 1921, Russell hésitait encore à "localiser" images et sentiments). En décidant ainsi d'inscrire toutes les occurrences de la vie psychique dans le cerveau, et donc dans l'espace-temps de la physique, on semble faire un pas décisif dans la direction du matérialisme. Mais que dire alors d'une analyse philosophique du concept de matière qui transforme radicalement l'idée que nous nous faisions de celle-ci et qui, en accord avec la science du XXème siècle et au risque d'être taxée, cette fois, d'idéalisme, dépeint la réalité physique non plus en tant que "substance", mais en termes d'événements organisés selon des chaînes causales et "ressemblant" (p. 303) structuralement à nos percepts ? Un événement en général peut se définir comme un ensemble de qualités occupant une portion finie de l'espace-temps. Le monde est constitué de deux sortes d'évènements : les percepts et tout ce que nous sommes en droit d'en inférer au moyen de l'induction scientifique, en nous appuyant sur la théorie causale de la perception. On aura compris que Russell revient ici à l'ontologie réaliste des entités physiques qu'il avait défendue en 1912 dans les Problèmes de philosophie et qu'il renonce désormais à l'idée d'une construction logique des objets matériels à partir des données de l'expérience.
   Ce retour au réalisme scientifique - ou, si l'on préfère, au réalisme perceptif indirect - est pleinement confirmé dans Human Knowledge (1948), où Russell élimine les dernières traces de phénoménalisme que pouvait encore retenir sa théorie du monde physique. Les objets matériels sont toujours représentés comme des systèmes d'événements, mais ces événements et ces objets - dont l'existence est à présent inférée - ne sont connus de nous que sous la forme abstraite de leur organisation spatio-temporelle et sur la base d'une simple correspondance structurale avec le contenu de nos perceptions. Du même coup, les qualités qui composent les événements physiques sont pour leur part totalement inconnaissables - à tel point que "nous ne pouvons dire si elles diffèrent ou non des qualités que nous savons appartenir aux événements mentaux" (p. 247). Le moins qu'on puisse dire est que rien ne permet a priori de conclure de l'analogie structurale entre les percepts et les événements physiques à leur ressemblance intrinsèque ou qualitative. Mais comment concilier ce qui précède avec la thèse selon laquelle la matière et l'esprit ne diffèrent que par leur type d'organisation causale, et non pas intrinsèquement ? Tel est, on s'en doute, l'argument qu'invoqueront aussi bien Stace (1944) ou Ayer (1971) que Sainsbury (1979) pour interpéter Human Knowledge  - et même, dans le cas des deux premiers, L'analyse de la matière - dans le sens d'une rupture implicite avec le monisme neutre. Ainsi, selon Stace, "L'Analyse de la matière, bien qu'elle préserve certains éléments du monisme neutre, appartient à une phase plus tardive de la pensée de Russell, au cours de laquelle le réalisme scientifique et la théorie causale de la perception ont fini par avoir gain de cause" (Stace, 1944, p. 354). Nul doute que cet ouvrage marque effectivement un tournant dans l'évolution intellectuelle de Russell, que celui-ci n'a d'ailleurs jamais cherché à nier et dont Human Knowledge (1948) et My Philosophical Development (1959) apporteront amplement la confimation. Mais ce passage progressif du phénoménalisme au réalisme scientifique signifie-t-il qu'"à l'époque de Human Knowledge, Russell aurait "abandonné le monisme neutre", comme le note laconiquement Sainsbury (1979, p. 268) ? Cette interprétation a été vivement critiquée par Michael Lockwood dans un article influent (Lockwood, 1981). Le fait est qu'elle semble être rejetée par Russell lui-même, lequel a toujours soutenu que la thèse centrale de The Analysis of Mind se trouvait pour l'essentiel préservée dans les oeuvres ultérieures. En réponse à l'article "Russell's Neutral Monism" rédigé par Stace pour le volumeThe Philosophy of Bertrand Russell, paru en 1944 dans la collection "The Living Philosophers", Russell écrit très exactement ceci :

"Je serais tenté de regretter qu'il ait écarté Analysis of Matter de son champ d'investigation. En effet, quoique certains changements soient intervenus dans ma pensée au moment où je préparais ce livre, celui-ci contient pour l'essentiel une formulation plus complète et plus précise de théories qui ne diffèrent qu'assez peu de celles que j'avais exposées dans Analysis of Mind. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi M. Stace prétend que le monisme neutre ne peut pas considérer les objets physiques comme les causes des sense-data" (Russell, 1944, pp. 706-707). 

Ainsi que le fait remarquer Lockwood, on est en droit penser que le philosophe est après mieux placé que quiconque pour juger du contenu de ses propres écrits. Toutefois, on ne saurait, à l'évidence, s'en tenir à cet argument d'autorité. Selon Lockwood, les commentateurs qui, comme Ayer et Stace, s'imaginent qu'en se résignant à l'idée qu'aussi bien l'existence que la nature des entités physiques est connue par inférence, Russell aurait - à son corps défendant, et sans qu'il en ait eu forcément conscience - renoncé à la thèse du monisme neutre seraient victimes de deux illusions complémentaires, la première consistant à croire que le monisme neutre serait intrinsèquement lié au programme phénoménaliste dans lequel le philosophe s'était engagé à la veille de la première guerre mondiale, la seconde à penser que Russell, dans Analysis of Mind, était encore phénoménaliste. Or non seulement monisme neutre et phénoménalisme son parfaitement dissociables, mais Russell, en fait, n'a jamais soutenu les deux thèses simultanément. Du même coup, les mêmes commentateurs n'ont pas vu que la véritable coupure qui s'opère dans l'évolution de la seconde philosophie naturelle de Russell se produit au tout début des années 20, lorsque l'auteur d'Analysis of Mind, en répudiant la notion de "sujet", se détourne du phénoménalisme proprement dit, plutôt qu'entre Analysis of Mind et Analysis of Matter, qui ne différent, en comparaison, que sur des points de détail. A l'appui de cette affirmation, Lockwood avance principalement deux arguments. Tout d'abord, il n'est pas vrai, selon lui, que Russell aurait attendu 1927 pour souscrire à la théorie causale de la perception. Celle-ci était déjà présente dans Analysis of Mind, qu'il est difficile, dans ces conditions, de considérer comme un ouvrage d'inspiration phénoménaliste. L'ennui, me semble-t-il, est qu'à ce compte il faudrait dire que Russell n'a jamais été réellement phénoménaliste, puisque même en 1914, dans Our Knowledge of the External World,  on ne le voit à aucun moment rejeter véritablement la croyance, partagée par la science et par le sens commun, selon lequel les objets physiques sont à l'origine de nos sensations. Il est vrai que la théorie causale de la perception, comme le remarque Elizabeth Ramsden Eames (1969, p.100), était alors comptée parmi les quelques postulats requis, provisoirement, par la mise en œuvre du programme constructionniste - à charge, pour le philosophe, de les soumettre ultérieurement, à leur tour, à la méthode des "constructions logiques". De ce point de vue, ce qui paraît réellement nouveau dans Analysis of Mind est plutôt le fait que, comme l'observe encore E. R.Eames (ibid, p. 134, n.54), Russell n'hésite plus à s'appuyer sur les explications causales de la physique, de la physiologie ou de la psychologie et à les inclure, cette fois, parmi les données de son analyse de l'esprit. Mais peut-être convient-il de voir dans ce tournant un renoncement moins au phénoménalisme lui-même qu'aux motivations d'ordre épistémologique qui avaient initialement conduit Russell à s'engager dans la voie du phénoménalisme - et donc plutôt la marque d'une évolution qui le fera progressivement passer d'un empirisme, ou d'un fondationnalisme, relativement radical à une sorte de préfiguration de l'épistémologie naturalisée de Quine. Au demeurant, le problème de savoir si la théorie causale de la perception est réellement compatible avec le constructionnisme russellien paraît tout aussi problématique en 1921 qu'en 1914. Dans les deux cas, comme le reconnaît Lockwood (op. cit., p. 151) - et puisqu'un objet matériel doit être conçu comme l'ensemble de ce qu'on appellerait normalement les "aspects" qu'il présente selon l'angle sous lequel il est susceptible d'être perçu -, on aboutit à l'idée pour le moins étrange qu'un ensemble d'apparences pourrait être la cause de l'un ou l'autre de ses propres éléments. C'est bien, pourtant, en ces termes que choisit de s'exprimer Russell :

"L'apparence que présente une étoile en un certain lieu, pourvu qu'il s'agisse d'une apparence régulière, ne requiert pas d'autre cause, ni d'autre explication, que l'existence de cette étoile. Toute apparence régulière <de ce type> fait littéralement partie du système en quoi consiste l'étoile, et sa genèse causale est entièrement interne à ce système" (1921, p. 184).

   Le second argument de Lockwood concerne précisément la notion d'"apparence" utilisée dans Analysis of Mind. D'emblée, je l'ai dit, Russell s'efforce de définir cette notion "en éliminant toute référence à nos perceptions" (p. 99) - et donc toute référence à une forme quelconque de subjectivité percevante - en recourant à l'exemple d'une plaque photographique qui reproduirait l'aspect du ciel depuis un endroit donné. Compte tenu de cette tentative de redéfinition du mot "apparence" en un sens purement "objectif" - ou, en tout cas, non psychologique - peut-on encore véritablement, demande Lockwood, parler de phénoménalisme ? Ne faudrait -il pas plutôt parler d'un réalisme scientifique d'un genre inédit - un réalisme des "aspects", ou des happenings, plutôt que des objets matériels ? Pour ma part, je suis tout à fait prêt à admettre qu'en raison de l'abandon par Russell, vers 1920, de la dichotomie sujet-objet sous sa forme traditionnelle, le monisme neutre russellien ne ressemble plus guère, dès cette période, à ce que l'on entend habituellement par "phénoménalisme". Mais il s'agit là, en un sens, d'un point purement terminologique. La thèse que je défendrai est que, quand bien même le monisme neutre ne serait pas nécessairement lié au phénoménalisme pris dans son sens strict, il  n'en demeurerait pas moins lié au constructionnisme. Si l'on peut parler d'un tournant en 1927 (ou entre Mind et Matter) - un tournant dont il est permis de se demander s'il ne constitue pas, en dépit de ce qu'a pu écrire Russell lui-même, un abandon dans les faits du monisme neutre -, ce n'est donc pas, selon moi, parce que Russell aurait encore été phénoménaliste en 1921 et qu'il aurait cessé de l'être en 1927, mais plutôt parce qu'entre les deux ouvrages Russell a renoncé au constructionnisme. Sans doute emploie-t-il encore officiellement le terme de "construction", mais c'est pour tirer de l'évolution récente de la physique l'idée que les "choses" matérielles peuvent être conçues comme des complexes d'événements, eux-mêmes définis en termes de co-présence de qualités. Cependant, tant l'existence que la nature de celles-ci (et donc, en fin de compte, des choses elles-mêmes) sont désormais inférées à partir des percepts. Or c'est bien le constructionnisme qui rendait possible le monisme neutre, en permettant de concevoir toutes les "choses" qui composent le monde - aussi bien les choses dites "matérielles" que les "esprits" - comme étant formé en dernière instance d'un unique matériau formé d'"apparences", d'"aspects", de percepts, etc., et d'établir ainsi une continuité ontologique totale (du point de vue de l'"étoffe" des choses) entre le monde "physique" et le monde "mental", la distinction matière/esprit ne subsistant plus que sous la forme de deux systèmes différents de relations causales ou nomologiques. Et c'est bien cette continuité qui se trouve remise en cause avec l'abandon du constructionnisme en 1927. Or telle est, à n'en pas douter, la vraie question, comme l'avait bien vu Ayer (1971). Selon Russell, désormais, objets et évènements physiques ne sont connus de nous que sous la forme abstraite de leur organisation spatio-temporelle et sur la base d'une simple correspondance structurale avec le contenu de nos perceptions. Du même coup, les qualités qui composent les évènements physiques sont pour leur part totalement inconnaissables - à tel point que "nous ne pouvons dire si elles diffèrent ou non des qualités que nous savons appartenir aux événements mentaux" (1948, p. 247). Le moins qu'on puisse dire est que rien ne permet a priori de conclure de l'analogie structurale entre nos percepts et les événements physiques à leur ressemblance intrinsèque ou qualitative : bien que logiquement possible, une telle ressemblance est peu vraisemblable. On voit mal, de prime abord, comment on pourrait encore concilier ce qui précède avec l'affirmation, pourtant réitérée à plusieurs reprise par Russell dans ses derniers écrits philosophiques, selon laquelle la distinction entre le physique et le mental est fondée, non sur une quelconque différence qualitative intrinsèque, mais seulement sur une différence de mode d'organisation - ou encore, comme on peut le lire dans Histoire de mes idées philosophiques (p. 26), "sur une différence touchant la façon dont nous avons connaissance de l'un et de l'autre".
  Peut-être une partie de l'explication réside-t-elle, comme le suggère cette dernière citation, dans le constat selon lequel la frontière logique et métaphysique majeure, dans les écrits russellien de la dernière période, ne passe pas entre les événements mentaux et les événements physiques, mais entre les événements connus par expérience directe et ceux qui sont connus seulement par inférence. Or le fait est que tous les événements physiques ne relèvent pas de cette dernière catégorie. Certains d'entre eux - à savoir une partie des événements cérébraux - sont séparés des événements mentaux qui constituent notre "expérience" par une distance si infime, dans l'espace-temps, qu'ils se confondent littéralement avec eux. A la différence de toutes les autres entités physiques, ces évènements cérébraux nous sont connus dans leur nature intrinsèque, qualitative, et leurs propriétés ne se distinguent pas de celles de leurs "corrélats" psychologiques. Il s'ensuit que je connais les constituants de mon cerveau (ou du moins d'une partie d'entre eux) en quelque sorte de l'intérieur. A cet égard, l'on notera la coexistence sous la plume de Russell, au cours de la même période, de deux usages différents du mot "physique" : (1) est "physique" tout ce qui occupe une certaine position (et a des causes et des effets) dans l'espace-temps de la physique ; (2) est "physique" tout ce qui ne peut être connu que par inférence (1948, p. 245; 1959, ch. II).
 Or les deux notions ne sont évidemment pas coextensives. Les événements mentaux, pour Russell, sont des événements physiques au sens (1), mais non au sens (2). D'une certaine manière, pourtant, c'est le premier sens qui doit être tenu pour fondamental, sans qu'il implique toutefois, plus que le second, l'existence d'une quelconque propriété intrinsèque commune à toutes les entités physiques. En dernière analyse, par conséquent, le monde n'est pas composé d'entités physiques et d'entités non physiques, mais plutôt de deux sortes d'événements physiques : (a) les événements connus seulement par inférence (ils sont l'immense majorité) ; (b) les événements cérébraux qui font partie de notre expérience et qui sont donc à la fois physiques et mentaux (puisque "tout ce que nous connaissons sans inférence est mental", 1948, p. 240). La conclusion qu'en tire Russell (et qui explique pourquoi il estime demeurer dans le cadre du monisme neutre) est que la différence entre le physique et le mental n'est pas une différence d'ordre ontologique, mais seulement de statut épistémologique (op. cit., p. 224)
  Toutefois, le problème n'est pas entièrement résolu pour autant. Car cette différence de statut épistémologique a pour conséquence, comme nous l'avons vu, que les qualités intrinsèques des événements physiques (ou plutôt des événements physiques non mentaux) ne sont pas connaissables - de sorte que nous ne pouvons savoir si elles sont ou non semblables aux qualités intrinsèques (c'est-à-dire, en l'occurrence, aux qualités phénoménales) des percepts. Comme l'écrit Russell, "nous ne connaissons le caractère intrinsèque des événements que lorsque c'est à nous qu'ils arrivent" (1959, p. 19). Le risque est donc bien qu'il nous faille renoncer finalement, non pas seulement au monisme neutre, mais au monisme tout court. 
   Comment expliquer que ce risque n'ait pas été, apparemment, perçu par Russell, ou que celui-ci ait pu croire être en mesure de l'éviter ? Dans certains passages, Russell s'en tient à une sorte d'agnosticisme touchant la question de savoir si les qualités constitutives des événements physiques auxquels nous n'avons pas accès par expérience directe sont de même nature que celles qui caractérisent les événements mentaux. Or cette ignorance même lui paraît (paradoxalement) constituer un argument en faveur du monisme :
  
"Le fossé qui sépare les percepts de la physique n'est pas un fossé qui concerne leurs qualités intrinsèques <respectives>, car nous ne savons rien de la qualité intrinsèque du monde physique et, par conséquent, nous ne savons pas si elle est, ou non, très différente de celle de nos percepts" (1927, p. 264). 

  Cette façon de retourner l'objection paraît, toutefois, assez peu convaincante. Au reste, dans d'autres passages, Russell passe de l'agnosticisme au scepticisme : selon lui, au regard des leçons que l'on peut tirer de la physique depuis Galilée et Descartes, il est fort peu probable que les deux sortes de qualités soient de même nature. Au lieu d'un monisme ontologique doublé d'un dualisme nomologique (comme en 1921), ou d'un dualisme épistémologique, il semble donc bien que nous soyons condamnés, finalement, à accepter une forme de dualisme ontologique. Et l'idée qu'il s'agit d'un dualisme des qualités, et non d'un dualisme des substances, serait ici d'un maigre secours, puique Russell, aussi bien, a répudié depuis longtemps la notion traditionnelle de "substance", au profit de celles d'événements et de classes, de séries ou de complexes d'événements. Or un événement n'est lui-même qu'un complexe de qualités, si bien que les qualités constituent pour lui, d'une certaine façon, le mobilier fondamental du monde.
   Dans le même temps, il est vrai, la toute dernière philosophie de Russell aboutit à un renforcement de la thèse de l'identité psycho-physique. Soit une sensation visuelle quelconque, par exemple la sensation produite par la perception d'une étoile :
 
"La lumière provenant d'une étoile voyage à travers l'espace intermédiaire et provoque une excitation du nerf optique qui aboutit  à une occurrence dans le cerveau. Ce que j'affirme, c'est que cette occcurrence qui se produit dans le cerveau est une sensation visuelle" (1959, p. 18; trad. fr., p. 29; souligné par moi).

  La relation d'identité, ici encore, doit se comprendre dans un sens rigoureusement symétrique. On n'expliquera pas autrement que Russell puisse tenir pour équivalentes l'idée que mes percepts et l'ensemble de mes états psychiques sont localisés "dans ma tête" (en un sens technique du mot "dans", qui signifie qu'ils sont membres de la classe des événements qui constituent mon cerveau) et la thèse selon laquelle le cerveau est composé de "pensées" (thoughts) au sens le plus large du terme (1948, p. 246). Cette fois, nous sommes bien en présence d'une théorie de l'identité stricto sensu. On n'expliquera pas autrement non plus la formule célèbre (et pour le moins provocante) de Russell dans Analyse de la matière, selon laquelle "ce que le physiologiste voit, lorsqu'il regarde un cerveau, fait partie de son propre cerveau et non de celui qu'il examine" (1927, pp. 298-299). Cette affirmation, de prime abord paradoxale, prend tout son sens au regard de ce qui vient d'être dit de la double nature des événements cérébraux. En vertu de la théorie causale de la perception (telle que la conçoit Russell, c'est-à-dire comme impliquant une forme de réalisme perceptif indirect), le physiologiste ne "voit" pas directement le cerveau qu'il examine, mais seulement ses "effets" - soit les percepts - suscités en lui, à cette occasion. Mais ces percepts sont des événements cérébraux, c'est-à-dire qu'ils sont parmi les événements dont la collection forme le cerveau du physiologiste. Ce que "voit" ce dernier est donc bien en fin de compte son propre cerveau.
   En conclusion, à la question de savoir si la philosophie naturelle et la philosophie de l'esprit de Russell, après Analysis of Matter, relèvent toujours du monisme neutre, je serais tenté d'apporter la réponse suivante : si l'on entend par "monisme neutre" la doctrine selon laquelle l'esprit et la matière en général sont faits d'un même tissu ontologique qualitativement homogène, il faut admettre que, de facto, cette doctrine est abandonnée progressivement par Russell à partir de 1927 (et, en tout cas, en 1948); en revanche, si l'on restreint la portée du monisme neutre à la seule considération des rapports entre le mental et le cérébral, il me semble que la thèse centrale d'Analysis of Mind se trouve non seulement préservée, mais d'une certaine manière radicalisée dans les écrits de la dernière période. Ainsi, paradoxalement, le monisme neutre de Russell ne devient une véritable théorie de l'identité qu'à partir du moment où il cesse d'être un véritable monisme neutre. Ce semblant de paradoxe tend toutefois à se dissiper si l'on considère l'une des principales difficultés auxquelles ne manquerait pas de conduire l'affirmation simultanée des deux thèses (Woodfield, 1990). Soit, par exemple, l'événement mental M - la sensation, le quale, l'apparence perceptive - suscité en moi à l'occasion de la perception d'une rose rouge. Et soit, d'autre part, l'événement cérébral C auquel (dirions-nous normalement) M se trouve, d'une manière ou d'une autre, "associé". Du point de vue du monisme neutre, cet événement physique se confond avec l'ensemble des apparences qu'il est susceptible de présenter, en fonction des observateurs et de la perspective adoptée, et que nous décririons normalement comme les diverses apparences possibles de C. En vertu de la thèse de l'identité esprit-cerveau, M est identique à C. Mais, comme l'observe Woodfield, il est interdit au monisme neutre de procéder à cette identification "sous peine d'incohérence" (p. 152). En effet, comment une apparence particulière pourrait-elle coïncider avec un ensemble de plusieurs apparences ? Qui plus est, M ne peut même pas être identifié avec l'un des éléments de l'ensemble en question, puisqu'il y a tout lieu de penser qu'"un événement du cerveau a une apparence différente de celle d'une rose rouge" (ibid). Aussi déconcertante (et, à bien des égards, contestable) que puisse paraître la forme, assurément peu orthodoxe, de théorie de l'identité défendue par Russell dans ses derniers écrits, l'abandon du constructionnisme, et donc du monisme "neutre" au sens le plus strict du terme, lui aura au moins permis d'échapper à cette difficulté particulièrement criante.
                                                    


                                               
                               REFERENCES

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1 On notera qu'aux yeux de Vuillemin, ce qui vaut pour Analyse de la matière paraît valoir également pour Human Knowledege, puisqu'aussi bien la plupart des textes cités au § 39 de La logique et le monde sensible - qui traite, précisément, du monisme neutre - sont empruntés à ce dernier ouvrage.

2 La remarque mérite d'être soulignée, au regard des discussions contemporaines sur la nature de la conscience. On aura sans doute noté que l'argumentation "anti-cartésienne" de Russell contre l'identification de l'esprit avec la conscience tend à confondre plusieurs sens du mot "conscient", ou plusieurs formes de conscience, dont divers auteurs nous ont rappelé, ces dernières années, à quel point il importait de les distinguer. Ainsi, ce qui est refusé par Russell aux sensations - à tort, me semble-t-il, s'agissant des sensations visuelles, auditives, etc. (je laisse ici de côté le cas des sensations proprioceptives) - est ce que Ned Block a proposé d'appeler la "conscience d'accés", ou plus exactement cette forme élémentaire de conscience d'accés, ou d'intentionnalité, que recouvre bien le terme anglais awareness et qui correspond simplement au fait, pour un état mental, de véhiculer ou de "recueillir" une certaine information susceptible, en principe, d'être exploitée par l'organisme dans la réflexion, la délibération et la conduite de l'action. En revanche, l'argument emprunté à la psychanalyse concerne la conscience réflexive ou méta-représentationnelle. Pris dans son ensemble, le raisonnement de Russell risque de paraître sommaire au regard de la double distinction établie aujourd'hui par des auteurs comme Rosenthal, Drestke ou Block entre "conscience d'état" et "conscience de la créature" d'une part, entre "conscience d'accés" (ou conscience cognitive) et "conscience phénoménale" d'autre part. La nature des rapports entre ces différentes sortes de conscience est une question délicate et controversée (et qui dépend, bien entendu, de la catégorie d'états mentaux concernés). Mais on peut néanmoins avancer sans trop de risque l'hypothèse qu'il n'est pas d'état proprement mental qui n'enveloppe au moins l'une ou l'autre des ces formes de conscience (sans qu'il soit pour autant nécessaire qu'il les exemplifie conjointement). On notera au passage que la notion de "conscience phénoménale" est passée ici sous silence - ce qui n'est évidemment pas un hasard, tant il est essentiel, du point de vue même de l'objectif poursuivi par Russell, que la qualité phénoménale des expériences sensorielles puisse être dissociée de leur statut d'état de conscience. Mais c'est du même coup sa discussion de la notion de subjectivité qui en pâtit à son tour. Refuser de faire de la subjectivité une marque distinctive du mental au prétexte qu'il existe des perspectives et des points de vue objectifs (non mentaux et donc a priori non conscients) revient à ne retenir que l'un des deux aspects de la notion de subjectivité que l'on a pu reprocher par ailleurs à Thomas Nagel d'avoir confondu sous le terme de "point de vue subjectif" - à savoir, d'une part, le caractère perspectif des états intentionnels en général et des états perceptifs en particulier, et d'autre part leur éventuelle dimension phénoménale ou qualitative, l'"effet que cela fait" d'avoir telle expérience, ou de percevoir le monde d'une certaine façon (Biro, 1993, p. 179; Proust, p. 331).

3 Sauf dans The Analysis of Matter (p. 305), où Russell considère l'hypothèse selon laquelle la nature intrinsèque de nos percepts pourrait être inférée de la structure de leur stimuli.  On peut toutefois penser qu'il s'agit là plutôt d'un passage où le philosophe tourne avec plus ou moins de bonheur autour de l'idée de ce que nous appelerions aujourd'hui la "survenance" des états mentaux sur les états cérébraux. Autant dire que le terme "parallélisme psycho-cérébral" est employé, en l'occurrence, dans une acception qui "ne doit pas se confondre avec celle qui est consacrée" (ibid).

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