Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 5 mars 2014

Traduction de Derek Parfit : "We are not human beings". Par Nil Hours


[ L'article traduit ci-dessous par Nil Hours, "We Are Not Human Beings", est paru dans la revue Philosophy, vol 87, Issue 1 en 2012. Si la thèse apparaît comme une critique de l'animalisme sous la forme : "nous ne sommes pas qu'une espèce d'animaux pensants", et donc en dehors de la problématique intégrative de la spéciation, la virtuosité de l'argumentation a produit une sorte de choc intellectuel pour le SEMa — et c'est à ce titre que nous avons programmé les acteurs des thèses animalistes et de leurs contradicteurs dans le colloque international des 16, 17 et 18 octobre 2014, qui se tiendra à Aix-en-provence. 
D. PARFIT raisonne de manière conandoylesque, tout en sollicitant le génie d'un Tim BURTON pour pousser à bout chaque expérience de pensée : il cherche vraiment avec un calme systématique où se dissimule le coupable sujet de la personne qui ne serait plus une personne morale, une âme ou un suppôt. Pour un début de critique, voir Cornwall, ici-même ]



Nous ne sommes pas des êtres humains [1]


Derek Parfit


1

Commençons par un peu de science-fiction. Imaginons, qu'ici, sur la Terre, je rentre dans un Télé-transporteur. Lorsque j'appuie sur un certain bouton, la machine détruit mon corps, tout en enregistrant les états exacts de toutes mes cellules. Ces informations sont envoyées par radio sur Mars, où une autre machine permet, à partir de matériaux organiques, de recréer une copie parfaite de mon corps. La personne qui se réveille sur Mars semble se souvenir de toute ma vie jusqu'au moment où j'ai appuyé sur le bouton, et se montre en toute chose pareille à moi.

Parmi ceux qui ont élaboré de telles expériences de pensée, certains pensent que ce serait bien moi qui me réveillerait sur Mars. Ils considèrent simplement la télétransportation comme le moyen le plus rapide de voyager. D'autres croient que si je voulais être téléporté, je ferais une terrible erreur. De leur point de vue, la personne qui se réveillerait ne serait qu'une réplique de moi.

Ce désaccord porte sur l'identité personnelle. Pour décrire de tels désaccords, nous pouvons d'abord distinguer deux sortes de similitude. Deux boules de billard noires, par exemple, peuvent être qualitativement identiques, ou exactement semblables. Mais elles ne sont pas numériquement identiques – elles ne sont pas une seule et même boule. Si je repeins en rouge une de ces boules, elle cessera d'être qualitativement identique à elle-même, mais elle sera toujours une seule et même boule. Considérons ensuite une affirmation comme : « Depuis son accident, elle n'est plus la même personne ». Cette proposition porte sur les deux sens de l'identité, car elle signifie qu'elle, c'est à dire une seule et même personne, n'est plus maintenant la même personne. Ce n'est pas une contradiction : cela signifie que le caractère de cette personne a changé. Cette personne, numériquement identique, est désormais qualitativement différente.

Lorsque les gens disputent de l'identité personnelle, ils discutent souvent du genre de personne que l'on est ou que l'on voudrait être. C'est ce qui est en cause, par exemple, dans les crises d'identité. Je discuterai ici de notre seule identité numérique. Dans l'inquiétude que nous  avons au sujet de notre propre avenir, c'est cela que nous avons à l'esprit. Je peux croire par exemple, qu'après mon mariage, je serai une personne différente. Mais cela ne signifie pas que je meure au moment de mon mariage. Bien que je change, et aussi grande soit la mesure de ce changement, je serai encore en vie – pour autant que quelqu'un vive et que ce quelqu'un soit moi. Et dans le cas imaginaires de télétransportation que j'ai cité, ma Réplique sur Mars serait qualitativement identique à moi, mais, de l'avis du sceptique, ne serait pas moi. J'aurais cessé d'exister. N'est-ce pas d'ailleurs cela qui compte, pour l'opinion commune ?

En traitant des questions relatives à l'identité numérique, nous utilisons deux noms (ou descriptions), et nous nous demandons s'ils concernent la même personne. Dans la plupart des cas, nous utilisons des descriptions qui font référence à des personnes prises à des moments différents. Ainsi, au téléphone, on peut se demander si la personne à qui nous parlons maintenant est la même que celle à qui nous avons parlé hier. Pour répondre à ces questions, nous devons connaître le critère de l'identité personnelle valide, et valable dans le temps, c'est à dire : la relation entre une personne à un moment donné, et une personne à un autre moment ; ou encore : ce qui fait de ces personnes une seule et même personne. Nous pouvons aussi nous demander quel genre de personne nous sommes, car les entités de différents types continuent à exister de différentes manières.

Les conceptions sur ce que nous sommes et sur la façon dont nous pourrions continuer à exister, peuvent être classées, grosso modo, en trois groupes principaux. Pour certains, ce que nous sommes, ou ce que nous possédons en guise de partie essentielle, c'est une âme : une entité persistante, immatérielle, indivisible, et dont l'existence obéit à la règle du tout ou rien. Même si nous ne croyons pas dans les âmes immatérielles, beaucoup d'entre-nous ont des croyances sur eux-mêmes, et sur l'identité personnelle, qui ne seraient justifiées que si une telle idée était vraie. Bien qu'une telle conception soit suffisamment cohérente pour prétendre à la vérité, je n'en parlerai pas ici, car nous avons aujourd'hui de solides preuves qu'elle est fausse.

Parmi les autres options, certaines sont lockéennes. Locke a notoirement défini la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux[2] ». Les critères lockéens de l'identité mobilisent cette sorte de continuité psychologique qui, dans mon expérience de pensée, valent entre moi et ma Réplique. La conception Lockéenne que j'ai défendue ailleurs, est la suivante :

Critère étroit des états psychologiques/cérébraux : Si une personne future était psychologiquement continue avec moi tel que je suis maintenant, et si cette continuité trouvait sa cause normale et suffisante dans un seul et même cerveau, cette personne serait moi. Si une personne future n'était ni psychologiquement continue avec moi seul, tel que je suis maintenant, ni ne partageait mon cerveau, cette personne ne serait pas moi. Dans tous les autres cas, il n'y aurait pas de réponse à la question de savoir si une personne future pourrait être moi. Mais il n'y aurait rien que nous ne sachions pas.
Selon une telle conception, ma Réplique ne serait pas moi, car elle n'aurait pas mon cerveau. Cela, ai-je dit, n'aurait pas d'importance, car être détruit et répliqué équivaut à la survie ordinaire. Je reviendrai plus tard brièvement sur cette affirmation. La dernière option principale ne se fonde pas sur une continuité psychologique, mais sur la continuité biologique, et prend souvent, désormais, le nom d'Animalisme.

Dans l'examen de leur désaccord, je vais commencer par décrire certaines objections des Animalistes à l'encontre des différentes conceptions lockéennes qui ont été mises en avant dans les années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, par des gens comme Shoemaker, Quinton, Perry, Lewis et moi-même. Comme Snowdon, Olson et d'autres Animalistes l'ont souligné, nous, les Lockéens ne disons rien sur les êtres humains – ou pour employer une expression moins ambiguë, les animaux humains – que beaucoup d'entre nous pensent que nous sommes.

Si les personnes sont, dans le sens de Locke, des entités qui peuvent penser par elles-mêmes, et dont l'existence implique essentiellement la continuité psychologique, un embryon ou un fœtus humain ne sont pas des personnes. Mais ce fœtus est, ou devient, un animal humain. Le corps de cet animal, affirment les Lockéens, devient plus tard le corps d'une personne lockéenne. Et les Animalistes de demander : Qu'advient-il alors de l'animal humain ? Il serait commode, pour les Lockéens, que cet animal se soit retiré de la scène, en cessant d'exister, laissant ainsi son corps sous le contrôle exclusif de la personne nouvellement existante. Mais ce n'est pas ce qui se passe. La plupart des animaux humains continuent d'exister, et se mettent à avoir des pensées et bien d'autres expériences. Donc, si les Lockéens distinguent entre les humains et les animaux, leur point de vue implique que chaque fois qu'une personne pense une pensée, un animal humain pense aussi cette pensée. Chaque contenu de pensée a deux penseurs différents. Cette conclusion semble absurde. Comme l'écrit McDowell : « Il n'y a sûrement pas deux vies menées ici, la vie de l'être humain... et la vie de la personne[3]. » Nous pouvons appeler cela le Problème des Penseurs en Surnombre.

Il peut aussi y avoir un Problème Epistémique. S'il y a deux êtres conscients qui pensent toutes mes pensées, la personne et l'animal, comment pourrais-je savoir qui je suis ? Si je pense que je suis la personne, se récrient les Animalistes, je peux me tromper, car je pourrais bien être l'animal.

Il y a un troisième problème. Snowdon a souligné que, selon la définition de Locke, les animaux humains sont considérés comme des personnes[4]. Donc, si les Lockéens distinguent les personnes des animaux humains, ils doivent admettre que, de leur point de vue, toutes nos pensées ainsi que nos autres expériences appartiennent à deux personnes, dont l'une est aussi un animal. L'objection peut sembler décisive, en portant atteinte à la raison d'être de cette distinction de Locke. Nous pouvons appeler cela le Problème des Personnes en Surnombre.

Plusieurs Lockéens ont suggéré des réponses à ces objections. Shoemaker, par exemple, fait valoir que, si nous prétendons que les animaux sont des entités dont le critère d'identité est biologique et nécessite le maintien d'une grande partie de leur corps, ces animaux ne peuvent pas penser, ou avoir d'autres états mentaux, puisque les concepts qui font référence aux états mentaux ne s'appliquent qu'aux entités dont le critère d'identité est psychologique. Bien qu'il puisse sembler que ces animaux aient des pensées et des expériences, ce n'est pas réellement le cas[5].

Baker affirme que l'animal et la personne sont tous les deux constitués par le même corps, ce qui leur donne un statut ontologique intermédiaire entre le fait de former ensemble une seule et même entité, et le fait de correspondre à deux entités existant séparément. Pour cette raison, et bien qu'il y ait, à proprement parler, deux penseurs différents qui pensent chacune de nos pensées, Baker prétend que nous pouvons « compter » ces penseurs comme s'ils n'en faisaient qu'un[6].

On peut ensuite distinguer entre les concepts qui sont des termes sortaux de substance, en ce sens qu'ils s'appliquent à une entité persistante quand elle existe, et les termes sortaux de phase, qui s'appliquent à une entité du temps présent, uniquement lorsque cette entité a certaines propriétés. « Adolescent » et « chenille » sont deux de ces sortaux de phase. Lorsque nous atteignons l'âge de 20 ans, nous cessons d'être des adolescents, mais nous ne cessons pas pour autant d'exister. Les chenilles ne cessent pas non plus d'exister quand elles deviennent des papillons.

J'ai indiqué plus haut qu'en réponse à ces objections des Animalistes, les Lockéens devraient affirmer que le concept de personne est un autre sortal de phase[7]. Selon un tel point de vue, nous serions des animaux humains ayant commencé à exister comme des embryons ou des fœtus, bien que n'étant pas alors des personnes au sens lockéen. Et si nous avions subi des atteintes du cerveau nous ayant rendu irréversiblement inconscients, nous continuerions à exister, même en ayant cessé d'être des personnes. L'un des objectifs de Locke était de décrire les personnes d'une façon qui corrobore le plus possible nos croyances pratiques et morales. « Personne », écrit Locke, « est un terme juridique », s'appliquant seulement aux êtres rationnels et responsables. Nous pourrions conserver cette partie de la conception de Locke, si nous prétendions que nous avons certaines raisons d'agir, et que certains principes s'appliquent à nous, uniquement lorsque nous sommes des personnes. Par exemple, je pourrais désigner l'échographie d'un embryon ou d'un fœtus, et dire : « Je suis là. C'était moi », mais en ajoutant que, puisque je n'étais pas alors une personne, il n'aurait pas été criminel de la part d'un médecin qu'il me tue. Nous pourrions faire des affirmations similaires pour ce qui concerne le concept d'être humain. Nous pourrions dire que, tout comme un gland pourvu d'un seul germe n'est pas encore un chêne, un embryon n'est pas encore un être humain. Et que certains principes moraux s'appliquent à nous seulement après que nous devenons des êtres humains.

Je crois maintenant que les Lockéens n'ont pas à se replier sur une thèse de cette sorte. Il existe une autre thèse lockéenne, beaucoup plus forte, qui peut répondre aux objections des Animalistes que j'ai décrites. Elle permet également d'éviter certains des problèmes auxquels font face les thèses Animalistes. Je vais donc maintenant décrire ces autres problèmes.



2

La plupart des Animalistes croient que nous continuons d'exister si et seulement si nos corps continuent d'exister, et s'ils sont les corps d'animaux vivants. Williams a même prétendu que les personnes sont leurs corps[8]. Mais supposons que dans le cas de :

Tête Transplantée, mon corps est mortellement malade, comme l'est le cerveau de Williams. Comme nous avons, à tous les deux, un seul cerveau et un seul corps fonctionnels, les chirurgiens les réunissent. Ma tête est greffée avec succès sur le reste du corps décapité de Williams.
En adoptant le point de vue de Williams, ce même Williams se réveillerait avec ma tête, en étant psychologiquement identique à moi, et en croyant à tort qu'il est moi.

La plupart d'entre nous trouvent cette affirmation incroyable. Supposons que vous connaissiez les deux : Williams et moi-même, et que vous visitiez la personne résultant de leur jonction dans la salle de réveil post-opératoire. Vous voyez ma tête sur l'oreiller, vous avez une longue conversation avec quelqu'un que vous supposez être moi. Si une infirmière soulevait tout à coup les couvertures du lit, et que vous voyiez le reste de ce que vous savez être le corps de Williams, vous ne concluriez pas que vous n'étiez pas, comme vous le supposiez, en train de me parler. Vous croiriez que la personne qui a ma tête est moi. Comme de nombreux Animalistes le concèdent, cette croyance largement répandue, que certains appellent l'Intuition de la Transplantation, constitue contre eux une objection forte.
Olson suggère que les Animalistes peuvent expliquer pourquoi la plupart d'entre nous trouvent cette objection plausible[9]. Dans tous les cas réels, affirme Olson, quand une personne présente est psychologiquement continue avec une personne passée, c'est là une preuve solide que ces deux personnes ont le même corps, et sont de ce fait une seule et même personne. Il n'est donc pas surprenant que nous croyions à tort que, si notre cerveau et les états psychologiques qui vont avec avaient été transplantés dans un corps différent, nous nous réveillerions dans cet autre corps. Nous considérerions que ce Critère Psychologique-Cérébral est tout à fait plausible, même si, à en croire les Animalistes, il est faux.

Autant d'affirmations qui ne répondent pas, je crois, à l'objection faite ici à l'Animalisme. Lorsque nous comparons différents critères possibles d'identité, nous devrions considérer les cas où ces critères se contredisent les uns les autres. Si dans les cas imaginaires, le Critère A semble beaucoup plus plausible que le critère B, nous ne pouvons pas défendre B en disant que A semble plausible uniquement parce que, dans tous ou la plupart des cas réels, A coïncide avec B. Supposons que, au regard du Critère de l'Empreinte Digitale, une personne future soit identique à une personne présente si et seulement si ces personnes ont des empreintes digitales qualitativement identiques. Pour rejeter cette thèse, nous pourrions souligner que, si un chirurgien plasticien avait remodelé le bout des doigts d'une personne, nous croirions tous que cette personne continue d'exister, avec le même cerveau et la même psychologie, mais avec des empreintes digitales différentes. Des chirurgiens pourraient répondre que si ce Critère Psychologique-Cérébral semble plus plausible que le Critère de l'Empreinte Digitale, c'est seulement parce que, dans presque tous les cas réels, les personnes ayant le même cerveau et la même psychologie ont également les mêmes empreintes digitales. Ce serait une réponse faible. Si le Critère de l'Empreinte Digitale semble beaucoup moins plausible lorsque les deux critères entrent en conflit, c'est là une forte objection à ce critère. Des remarques similaires s'appliquent à l'Intuition de la Transplantation. Si vraiment il semble plausible que je suis la personne disposant de ma propre tête, mais possédant tout le reste du corps de Williams, il s'agit là d'une objection forte à la thèse Animaliste selon laquelle cette personne est bien Williams.

Certains Animalistes supposent que tous les animaux ont le même critère d'identité au fil du temps. Puisque de nombreux animaux, tels que les huîtres, n'ont même pas de psychologie ou de cerveau, ces Animalistes ne pourraient pas accepter un Critère Psychologique-Cérébral de l'identité de l'animal. Mais d'autres Animalistes pourraient prétendre que les différents types d'animaux continuent d'exister de différentes manières, et avec différents critères d'identité. Au moins pour les êtres humains, diraient-ils, l'animal suit le cerveau. Ces Animalistes conviendraient alors que, dans Tête Transplantée, la personne résultante est bien moi.

Une telle version de l'Animalisme semblerait donc coïncider avec la conception lockéenne, mettant ainsi fin à leur désaccord. Mais ce n'est pas le cas. Nous devons distinguer entre notre cerebrum, ou cerveau supérieur, et le tronc cérébral. C'est de notre cerebrum que dépend l'ensemble de notre activité mentale proprement humaine. Le tronc cérébral contrôle le fonctionnement de notre corps par d'autres moyens. La plupart des Animalistes croient que, si notre cerebrum était détruit, mais que notre tronc cérébral continuait à maintenir le fonctionnement de notre cœur, des poumons, et de la plupart de nos autres organes, nous continuerions d'exister en tant qu'animaux humains, bien que dans un état végétatif chronique, ou comateux.

Nous pouvons donc ajouter quelques détails à notre cas imaginaire. On pourrait supposer que, dans Tête Transplantée, mon tronc cérébral soit abandonné avec le reste de mon corps. Ce n'est que ma tête et mon cerveau qui seraient greffés avec succès sur le tronc cérébral et le reste du corps de Williams. Toujours pourvu d'un tronc cérébral, mon corps continuerait alors à être le corps d'un être vivant, quoique d'un animal inconscient. Il serait invraisemblable de prétendre qu'il s'agit maintenant d'un animal différent, parce que l'animal qui avait l'habitude d'avoir ce corps a fui avec son cerebrum dans un corps différent.
Supposons ensuite un cas différent, que nous pouvons appeler :

La Tête Survivante, où ma tête et mon cerveau ne sont pas greffés sur le tronc cérébral et le corps de quelqu'un d'autre, mais sont maintenues en vie et en état de fonctionner grâce à un système vital artificiel.
Comme auparavant, vous venez me rendre visite dans la salle de réveil post-opératoire, vous voyez ma tête sur l'oreiller, et vous parlez à celui que vous prenez pour moi. Si l'infirmière  soulève les couvertures du lit, et que vous ne voyez pas un corps humain, mais un système vital artificiel, vous ne croirez pas que l'être conscient à qui vous avez parlé n'est pas moi. Certains Animalistes pourraient prétendre que cet être conscient est le même animal que moi. Mais il existe une autre remise en cause de ce point de vue. Cet être conscient pourrait être une personne, au sens lockéen. Mais une telle personne, dont le support physique n'est qu'un système vital artificiel surmonté d'une tête, ne semblerait pas être un animal.
Pour renforcer cette objection, supposons que dans :

Le Cerebrum Survivant, ce qui est retiré de mon corps n'est pas ma tête , mais seulement mon cerebrum, qui est ensuite maintenu en fonctionnement par un système vital artificiel. L'entité résultante est consciente, comme en atteste une preuve neuro-physiologique. Il y a aussi un certain dispositif qui permet à cette être conscient de communiquer avec le monde extérieur, puisque l'activité du cerveau impliquée dans certains actes mentaux volontaires permet à cet être d'épeler les mots des messages qu'il vous adresse, et un autre dispositif vous permet d'envoyer des réponses. De cette façon, vous pouvez avoir des conversations avec cet être conscient, qui prétend être moi, semble avoir tous mes souvenirs, et commence à dicter le reste de mon livre inachevé.
Comme précédemment, cet être rationnel conscient serait une personne lockéenne, que beaucoup d'entre nous considéreraient être moi. Mais il serait plus difficile pour les Animalistes de défendre l'idée que cet être conscient, qui a pour seule base physique un cerebrum, est un animal, et en outre le même animal que moi.

Supposons, toutefois, que certains Animalistes défendent cette idée. Ils pourraient dire que l'embryon humain est un animal, mais qu'il lui manque la plupart des propriétés d'un organisme vivant. La même chose serait vraie, diraient-ils, de mon cerebrum détaché et artificiellement maintenu en vie.

Si les Animalistes disaient cela, leur point de vue cesserait d'être une alternative aux conceptions lockéennes. A l'égard du Critère Psychologique-Cérébral lockéen, en effet, une personne future pourrait être moi uniquement si cette personne était psychologiquement continue avec moi, parce que mon cerveau suffirait à le garantir. Ce critère implique que, dans le cas du Cerebrum Survivant, l'être conscient est la même personne que moi. Lorsque les Animalistes ont pris part au débat sur l'identité personnelle, leur thèse principale était que les critères psychologiques de l'identité étaient erronés parce que nous sommes des animaux humains, de sorte que notre critère d'identité doit être biologique. Si ces Animalistes affirmaient aujourd'hui que, dans le cas du Cerebrum Survivant, l'être rationnel conscient est un animal vivant, qui est moi, ces gens en reviendraient alors à dire que le véritable critère d'identité des animaux humains normalement développés est de type psychologique-lockéen[10]. Puisque ces Animalistes seraient alors lockéens, je ne prendrai en compte ici que les autres, les Animalistes non-lockéens, qui croient que, dans le cas du Cerebrum Survivant, l'être conscient en jeu, bien qu'il soit une personne lockéenne, ne serait pas un animal.

De tels Animalistes pourraient bien sûr dire que ce fait est compatible avec leur point de vue, qui consiste seulement à affirmer que la plupart des personnes sont des animaux. Il pourrait y avoir des êtres conscients qui sont des personnes lockéennes, mais ne sont pas des animaux. Mais nous pourrions alors demander comment cet être conscient est lié à l'animal humain, Parfit, qui a l'habitude d'avoir ce cerebrum ?

Les Animalistes ont deux alternatives. Ils pourraient prétendre que lorsque mon cerebrum est détaché du reste de mon corps, un nouvel être rationnel et conscient vient à l'existence. Mais, comme Johnston et Olson l'écrivent, cette affirmation serait difficile à croire. Il est difficile de voir comment nous pourrions créer un nouvel être conscient simplement en débranchant mon cerveau du reste de mon corps.

Supposons ensuite, après que cet être conscient a passé plusieurs jours à communiquer avec nous, que mon cerveau soit détaché de son système vital artificiel et greffé avec succès sur le tronc cérébral et le corps d'un autre animal humain. L'être résultant serait alors un animal humain. Mais qu'adviendrait-il de l'être conscient qui a existé en propre pendant un certain temps, comme non-animal ? Il serait commode pour les Animalistes que cette personne Lockéenne, qui n'est pas un animal, cesse d'exister au moment où mon cerebrum est greffé sur le reste du corps de quelqu'un d'autre. Mais il est difficile de voir comment la simple connexion de cet être conscient au reste de ce corps équivaudrait à la destruction d'un tel être. Les Animalistes critiquent, dans la description Lockéenne de la métamorphose d'un jeune animal humain en personne, l'invraisemblable hypothèse selon laquelle l'animal se retire alors de la scène. Le même problème se pose ici dans l'autre sens. Les Animalistes ne peuvent pas sérieusement supposer qu'au moment où mon cerebrum est implanté dans le corps de cet animal, cette personne Lockéenne se retire de la scène. Comme l'écrit Olson :

L'Animalisme semble impliquer que le cerveau individuel est une personne qui se met  à exister lorsque le cerveau est enlevé, et cesse d'exister quand le cerveau est mis dans une nouvelle tête. Et cela paraît absurde[11].
Olson appelle ces cas les Problèmes de Création et de Destruction.

Pour éviter ces problèmes, les Animalistes pourraient aussi affirmer que cet être conscient existait déjà quand mon cerebrum était dans mon corps, et que cet être continue à exister à la fois quand sa vie est maintenue artificiellement, et après qu'il a été greffé sur le corps d'un autre animal humain. Mais si les Animalistes disaient cela, ils seraient confrontés à une autre version du Problème des Penseurs en Surnombre. En plus de l'animal humain qui pense mes pensées, il y aurait un autre être conscient et non-animal, qui penserait exactement ces mêmes pensées. Ce problème, d'ailleurs, ne se pose pas seulement dans des cas imaginaires. Il s'applique en fait à tous les animaux humains pleinement développés. Dans cette version de l'Animalisme, toute pensée de l'animal humain est aussi la pensée d'un être conscient distinct et différent du premier.

Les Animalistes, selon Olson, font donc face à ce dilemme :

si votre cerveau pense actuellement, il y a trop de penseurs ; s'il ne pense pas, cela signifie que les choses peuvent gagner ou perdre des capacités mentales d'une façon totalement déroutante[12]
Olson appelle cela le Problème des Parties Pensantes. Ce problème, dit-il, est « beaucoup plus grave que les conséquences intuitives de l'Animalisme des cas de greffe du cerveau », ajoutant « qu'il n'a pas de solution évidente[13] ».



3

Mais ce problème a, je crois, une solution évidente. Selon certains Lockéens, nous l'avons dit, la personne et l'animal sont tous les deux constitués par le même organisme, d'une manière qui ne les rend ni numériquement identiques, ni pourtant tout à fait distincts. Bien qu'il soit strictement vrai que chaque pensée est pensée par deux penseurs, la personne et l'animal, nous pouvons selon un tel point de vue « compter » ces penseurs comme s'ils ne faisaient qu'un.

Selon une conception alternative, et je crois meilleure, nous ne sommes pas des animaux ou des êtres humains. Nous sommes ce que McMahan appelle des parties conscientes, pensantes et dirigeantes d'êtres humains. Nous pouvons appeler cela la Thèse de la Partie Incarnée. Le problème des Parties Pensantes y rencontre une solution toute trouvée.

Au sein d'une telle conception, les problèmes de création et de destruction disparaissent. Si mon cerebrum a été détaché du reste de mon corps, et maintenu artificiellement en vie, aucun nouvel être conscient ne saurait mystérieusement venir à l'existence. Pas davantage  d'ailleurs qu'un être conscient ne disparaîtrait mystérieusement si mon cerebrum avait été ensuite greffé avec succès sur un autre corps humain. Le même être conscient existerait tout du long, d'abord comme partie pensante et dirigeante d'un animal humain, ensuite comme entité existant en propre pour un certain temps, avant de devenir la partie consciente et dirigeante d'un animal humain différent.

Ce point de vue permet également d'éviter le Problème des Penseurs en Surnombre. Les animaux digèrent leur nourriture grâce à une partie d'eux-mêmes, l'estomac, qui fait le travail de digestion. Les animaux éternuent grâce à une partie d'eux-mêmes, le nez, qui éternue. Ces faits ne créent pourtant pas le Problème des Digérants en Surnombre ou des Eternuants en Surnombre. On peut dire de la même façon que les animaux humains pensent grâce à une partie d'eux-mêmes qui s'acquitte du travail de la pensée. Et il n'y a pas trop de penseurs ici.

Certains Animalistes prennent en considération cette Thèse de la Partie Incarnée. Olson a par exemple écrit :

Si nous ne sommes ni les animaux, ni les choses matérielles constituées par les animaux, nous pourrions être des parties d'animaux.

Mais Olson finit par rejeter cette thèse, qui est selon lui « un stratagème désespéré », et doute que quiconque puisse « sérieusement soutenir[14] » une idée pareille.

Olson rejette ce point de vue, car il suppose que la partie pensante de l'animal devrait fatalement correspondre à son cerveau. Et bien qu'il estime « à peu près concevable que la Brain-View soit vraie », il n'intègre pas cette thèse parmi les « options actuelles » qui méritent considération. Johnston affirme également que, si nous acceptions l'idée que les cerveaux peuvent penser, nous serions conduits à des conclusions absurdes[15].

Ce qu'Olson appelle la thèse du cerveau, n'est cependant qu'une seule version de la Thèse de la Partie Incarnée. Cette version n'est pas selon moi absurde. D'autres Animalistes prétendent que, plutôt que d'avoir des corps, nous sommes des corps. Dans cette optique, ce sont nos corps qui ont nos expériences, et pensent nos pensées. Si ces Animalistes d'un genre différent acceptaient la Thèse de la Partie Incarnée, ils pourraient très bien dire que la partie pensante et consciente de l'animal n'est pas son corps, mais son cerebrum ou cerveau supérieur. Plutôt que de dire, par exemple, que le corps d'Einstein a découvert la théorie de la relativité générale, ils diraient que le cerveau d'Einstein a fait cette découverte. Beaucoup de gens trouveraient l'affirmation plus plausible. Dans un programme de quizz radiodiffusé bien connu, les gens se disputent le titre de Cerveau de Grande-Bretagne. Et Hercule Poirot dit, en se frappant le front : « Ah, ces petites cellules grises. Il faut qu'elles s'y mettent ! ».

Si nous sommes des partisans de la Partie Incarnée, cependant, nous n'avons pas besoin de  faire de telles affirmations. La partie pensante d'un animal humain, pourrait-on dire, est liée au cerebrum de cet animal ou à la partie supérieure du cerveau, d'une manière qui est à peu près semblable à celle par laquelle cet animal est lié à son corps tout entier. Nous faisons pour la plupart d'entre nous la distinction entre nous-mêmes et nos corps. Si nous refusons l'idée que les animaux humains sont leurs corps, nous pouvons de même nier que la partie pensante de ces animaux est leur cerveau supérieur.

Dans ce qui me semble être la meilleure des rares défenses publiées de la Thèse de la Partie Incarnée, McMahan prétend que nous sommes les esprits des animaux humains. McMahan appelle cela la Thèse de l'Esprit Incarné[16].

Certains Animalistes sont tout près d'accepter cette thèse. Carter imagine un cas dans lequel le cerveau du président Nixon est transplanté dans le crâne vide du sénateur McGovern. L'esprit de Nixon, prétend Carter, devient alors l'esprit de McGovern. Et Carter d'écrire :

L'esprit de McGovern peut... se rappeler faire partie d'une personne qui est monté dans un certain hélicoptère après avoir démissionné du poste de President[17].
Si nous avions transféré le cerveau de Nixon dans le corps de McGovern, ajoute Carter, McGovern pourrait avoir une certaine responsabilité morale dans la décision de Nixon de bombarder le Cambodge, puisque l'esprit qui avait l'habitude d'être Nixon mais qui est maintenant McGovern, serait « l'esprit qui a un jour décidé de faire cette chose abominable ».

Puisque Carter affirme que nos décisions sont prises par nos esprits, nous pourrions attendre de lui qu'il affirme aussi que nous, les « décideurs », sommes nos esprits. De ce point de vue, dans le cas imaginaire de Carter, nous ne saurions tenir injustement McGovern pour responsable des décisions antérieures de Nixon. Mais Carter rejette ce point de vue, lorsqu'il écrit :

puisque les gens ont des bras et des jambes et les esprits n'en ont pas , les gens ne peuvent pas être identifiés à leurs esprits[18].
D'autres personnes pourraient objecter que, tout comme nous ne devrions pas prétendre que le cerveau pense, ou prend des décisions, nous ne devrions pas prétendre que les esprits pensent, ou prennent des décisions. Johnston, par exemple, note que :

Si nous disons que quelque chose... pense... l'objet de la prédication doit être un animal ou une personne[19].
Les Partisans de la Partie Incarnée peuvent faire des affirmations similaires. Dans une troisième version de cette conception, les animaux humains pensent grâce à une partie consciente et pensante qui est une personne au sens lockéen. Nous pouvons appeler cela la Thèse de la Personne Incarnée. C'est, je crois, la meilleure version de la Thèse de la Partie Incarnée[20].

Bien qu'Olson affirme que le Problème des Parties Pensantes n'a pas de solution évidente, ce problème, écrit-il, « n'est pas une raison pour préférer une autre thèse à l'Animalisme[21] ». Ce n'est pas le cas. Ce problème est une bonne raison de préférer la Thèse de la Partie Incarnée, puisque c'est la seule conception grâce à laquelle le Problème des Parties Pensantes disparaît.

Et ce n'est pas simplement une invention philosophique, car elle justifie plus clairement ce que de nombreux non-philosophes croient déjà, ou seraient après réflexion portés à croire. Olson affirme :

personne ne pense que nous sommes des têtes.
Personne, convenons-en, ne pense que nous ne sommes que des têtes. Mais nous pourrions être des têtes incarnées. Et la plupart d'entre nous croient que, pour assurer notre survivre, il suffirait que notre tête survive et continue d'être la tête d'un être conscient. Le corps en-dessous du cou n'est pas une partie essentielle de nous-mêmes.

On peut ensuite mentionner les cas réels de ces jumeaux siamois qui partagent tout ou la majeure du corps en dessous du cou, mais ont deux têtes, ainsi que des pensées et des expériences différentes. Nul doute que ce sont les têtes de deux personnes différentes.

Il est peut-être moins évident d'affirmer que pour assurer notre survie, il suffit que notre cerveau survive. Si ceux qui m'aiment, plutôt que de voir ma tête sur un oreiller, n'avaient vu qu'un cerebrum maintenu artificiellement en vie et flottant dans une cuve, ils auraient pu douter que je sois encore là. Mais comme le cas des messages dictés le montrerait, la conscience fondée sur ce cerebrum serait psychologiquement identique à moi, semblerait avoir tous mes souvenirs, etc. Après réflexion, la plupart d'entre nous pourrait croire que je suis encore là. Que j'ai continué à exister ne peut pas dépendre du fait que mon cerebrum fonctionnel ait conservé son enveloppe extérieure de peau et d'os, de sorte que cet être conscient me ressemblerait encore.

Il y a beaucoup de cas réels d'un autre genre, tout aussi pertinent. Il y a par exemple celui de Nancy Cruzan, dont le cerebrum avait cessé de fonctionner, mais dont le tronc cérébral maintint le corps dans un état végétatif pendant sept ans, jusqu'à une décision de la Cour suprême, acceptant la demande faite par ses parents que le tube d'alimentation artificielle lui soit retiré. Sur la pierre tombale de Nancy, ses parents ont fait inscrire :

Disparue le 11 Janvier 1983, elle repose en paix depuis le 26 Décembre 1990.

Lorsque le cerveau de Nancy fut irréparablement endommagé, ses parents estimèrent que sa personne avait quitté son corps, quoique l'animal humain continuât d'exister, avec des battements de cœur, une respiration normale – et ce jusqu'à ce que le cœur s'arrête de battre et que l'animal trouve la paix, grâce au retrait du tube d'alimentation.

Dans un cas comme celui-là, nous ne sommes pas simplement interpellés par des intuitions. Nous avons des raisons de faire les affirmations que nous faisons. Tout en défendant l'Animalisme, Olson admet d'ailleurs :

s'il y a actuellement deux choses qui pensent vos pensées, celui qui le fait par lui-même, et l'autre qui le fait de telle façon que sa pensée est pensée par quelque chose d'autre, vous êtes celui qui pense par lui-même[22].
Mais ce très plausible principe du propre penseur ne renforce pas du tout l'Animalisme, mais bien la Théorie de la Personne Incarnée. La pensée de l'animal est pensée par quelque chose d'autre, la partie dont la base physique est le cerebrum. L'animal humain ne pourrait pas penser tout seul, car sans cette partie, il ne pourrait pas penser du tout. Or, la partie consciente et pensante peut penser par elle-même, comme elle le ferait dans certains cas imaginaires que nous avons examinés. Si, comme Olson le prétend, nous sommes « celui qui pense en propre », nous ne sommes pas l'animal, mais cet être conscient et pensant, la Personne lockéenne incarnée.

Lorsque Johnston traite de ces cas, il fait appel à quelque chose comme le principe du propre penseur. Johnston estime que la suggestion selon laquelle la personne et l'animal ont les mêmes idées n'est pas déroutante, car il n'y a pas ici deux penseurs séparés. Selon cette conception :

( 1 ) la personne « compte comme un penseur de façon dérivée », puisque la personne ne pense que « parce que l'animal le fait aussi ».
Johnston rejette ce point de vue, affirmant qu'il « donne un résultat erroné ». Pour ne pas le citer :

si je devais choisir à laquelle de ces deux choses je suis identique, la personne ou l'animal, une bonne règle serait de me dire : choisis la chose qui est l'objet d'actes mentaux de façon non-dérivée. Cette proposition nous conduit donc à dire que c'est l'animal, et non pas la personne, qui est l'objet d'actes mentaux non-dérivés... Mais le résultat que nous recherchions, c'est que je sois identique à la personne[23].
Comme cette proposition fait bouger les choses dans le mauvais sens, la suggestion suivante est évidemment que :

( 2 ) nous sommes identiques non pas à l'animal, mais à la personne, qui est le penseur non dérivé, et l'objet de nos actes mentaux.
Johnston est sur le point d'accepter ( 2 ), car il discute de la conception qui fait que tout animal humain a « un organe mental dépendant de son cerveau, dont le fonctionnement constitue la pensée de l'animal», et il fait également valoir que, en tant que personnes, nous devrions nous considérer comme « la source non dérivée ou primaire de la pensée en nous ». Ces revendications viennent à l'appui de l'idée que

( 3 ) nous, qui sommes des personnes, sommes la partie de l'animal qui pensons les pensées.
Johnston, pourtant, rejette (3). Résumant ce que montre le Problème de Penseurs en Surnombre, Johnston note :

Olson dispose ici d'un argument... celui qui doit conditionner toute discussion relative à l'identité personnelle. Nous sommes des animaux[24].
Johnston ajoute seulement que nous, qui sommes des personnes, ne sommes pas essentiellement des animaux, car il estime que, dans des cas comme celui de la Tête ou du Cerebrum Survivant, nous continuerions à exister en tant que personnes, mais nous cesserions d'être des animaux. Bien que d'autres revendications de Johnston impliquent bien que nous soyons la partie de l'animal qui pense la pensée, sa conviction que nous sommes des animaux l'amène à rejeter cette conclusion.



4

Je passe maintenant à d'éventuelles objections à la Thèse de la Partie Incarnée, dont j'ai dit que la meilleure version était celle de la Personne Incarnée.

Une des objections consiste à dire, comme Carter, que nous ne pouvons pas être nos esprits, puisque nous avons des bras et des jambes et que nos esprits n'en ont pas. Discutant de la thèse selon laquelle nous sommes des cerveaux plutôt que des esprits, Olson écrit lui-aussi :

Est-il vraiment sérieux de dire... que nous faisons à peu près dix centimètres de hauteur et pesons environ 1,5 kilo[25] ?
Nous pouvons appeler cette objection l'Objection des Propriétés Physiques. Selon cette objection, nous avons beaucoup de propriétés physiques qui ne peuvent être celles de notre partie consciente et pensante, que cette partie soit un cerveau, un esprit, ou une personne Lockéenne. Puisque nous avons des propriétés physiques, nous devons être des animaux humains, plutôt qu'une partie de ces animaux.

On peut tout à fait répondre à cette objection. Si nous sommes des personnes incarnées, comme je le crois, nous pouvons expliquer comment et pourquoi nous pouvons intelligiblement prétendre avoir les propriétés physiques de notre corps. Nous le faisons déjà lorsque nous distinguons entre nous et notre corps, comme quand on dit mesurer 1,80 mètre et peser 70 kilos parce que notre corps a ces propriétés.

Nous utilisons parfois « je » et « moi » dans un sens plus large, pour parler plus que de notre corps. Je pourrais dire, par exemple, que j'ai été éclaboussé par de la boue, même si ce ne sont que mes pantalons qui ont été éclaboussés. Et si j'étais une femme musulmane voilée, je pourrais dire que quelqu'un m'a vu, alors même que cette personne n'a vu que mes vêtements. Si nous sommes la partie consciente et dirigeante d'un animal, nous sommes très étroitement liés au reste du corps de cet animal, « dans » lequel nous pouvons ressentir des sensations, et grâce auquel nous pouvons voir, entendre, sentir et toucher le monde autour de nous. Comme l'écrivait Descartes, tout en défendant une version impliquant l'âme au sein de la Théorie de la Partie Incarnée, cette partie dirigeante n'a pas simplement été déposée dans notre corps comme un pilote en son navire. Puisque nous ne pouvons expliquer comment et pourquoi, selon la Théorie de la Partie Incarnée, il nous est possible de prétendre avoir les propriétés de notre corps, l'Objection des Propriétés physiques échoue.
On peut ensuite revenir au Problème Epistémique, considéré comme valant contre toutes les thèses qui distinguent entre une personne et un animal humain. A ce propos, Olson écrit :

comment pourriez-vous jamais savoir lequel vous êtes ? Vous pouvez penser que vous êtes la personne. Mais tout ce que vous pensez, l'animal le pense aussi. Donc, l'animal  croirait... qu'il est une personne... Pourtant, il se trompe. Si vous étiez l'animal et non pas la personne, vous penseriez encore que vous êtes la personne. Donc, vous ne pouvez pas savoir que vous êtes celui qui fait l'erreur[26].
Olson suppose ici que les pronoms comme « je » et « vous » sont sans équivoque, et doivent toujours référer à la même chose.

Je crois que ce n'est pas vrai. Nous utilisons « je » dans des sens différents, ou de façons différentes. Il est souvent affirmé que le mot « je » réfère sans ambiguïté au locuteur de la phrase dans laquelle « je » est utilisé, ou au penseur d'une pensée impliquant un Je. Mais cette idée est elle-même une parfaite illustration de l'ambiguïté à l'œuvre. Le locuteur peut être un animal humain. Mais quand nous pensons des pensées impliquant un Je, nous pourrions ne pas avoir l'intention de nous référer à un animal humain. Nous pouvons nous penser nous-mêmes comme le penseur direct de ces pensées, quel que soit par ailleurs ce penseur. Ce penseur peut être, non pas l'animal, mais la partie de l'animal qui pense la pensée, et que j'appelle la Personne lockéenne.

Si nos pronoms peuvent de cette manière conserver leur ambigüité, le Problème Epistémique disparaît en partie. En décrivant ce problème, Olson écrit :

Supposons que vous soyez l'animal plutôt que la personne.
Mais nous ne pouvons pas supposer utilement soit que nous sommes l'animal, soit que nous sommes la personne, car nous serions alors amené à supposer à tort que les mots « je » et « nous » référent toujours à la même chose. Certaines utilisations de ces mots peuvent se référer à un animal, et d'autres à une personne. Les noms de pays ont une ambiguïté similaire, car ils peuvent se référer à un État-nation, comme dans la phrase : « la France a déclaré la guerre » ; ou à une partie de la surface de la Terre, comme dans la phrase : « la France ressemble plus ou moins à un hexagone ». Nous ne devrions pas prétendre que la France doit être soit un état-nation, soit une partie de la surface de la Terre, sans savoir laquelle de ces deux affirmations est vraie.

Cela contribuera à rendre nos pronoms plus précis. Dans nos pensées sur nous-mêmes, nous pouvons utiliser l'expression « Je Intérieur » pour désigner la Personne lockéenne, et « Je Extérieur » pour désigner l'animal humain. Nous pouvons appliquer le même procédé à moi, tu, il, elle, et nous afin de les utiliser en un sens « Intérieur » et « Extérieur ». Supposons ensuite que quelqu'un pense à la fois :

(A) Je-Intérieur suis la personne, la conscience, la pensée, la partie dirigeante de cet animal, qui pense directement cette pensée,
et

(B) Je-Extérieur suis l'animal qui pense indirectement une pensée, en ayant une partie, le Je-Intérieur, qui pense cette pensée.
Selon la Théorie de la Personne Incarnée, la personne et l'animal pensent à la fois ces deux pensées. Et, en tant que pensées de chaque penseur, ces deux pensées sont vraies.
On pourrait objecter que, lorsque l'animal est d'avis que

(A) Je-Intérieur suis la personne,
l'animal croirait à tort qu'il est la personne, car il utiliserait le pronom « Je-Intérieur » et le verbe être pour former une croyance à propos de lui-même. Mais ce n'est pas le cas. L'animal comprendrait ces nouveaux pronoms, plus précis, en ayant une partie qui les comprend, et l'animal croirait (B) ainsi que (A), en ayant une partie qui les croit. Si ces utilisations du mot « être » (dans « Je suis ») semblent trompeuses, nous pourrions reformuler ces propositions ainsi :

(C) Le Je-Intérieur est la personne qui pense directement ces pensées, et le Je-Extérieur est l'animal qui les pense indirectement.
Nous pouvons utiliser « est » plutôt que « suis » en pensant à nous-mêmes, tout comme le général De Gaulle l'a fait à chaque fois qu'il pensait : « De Gaulle est le sauveur de la France ». Comme précédemment, que (C) soit considérée par la personne directement, ou indirectement par l'animal, (C) est vraie.

Retournons maintenant à l'affirmation d'Olson selon laquelle, s'il y avait deux penseurs de toutes nos pensées, la personne et l'animal, aucun penseur ne pourrait jamais savoir duquel il s'agit. Quand Olson présente cette objection, il traite de la version de la télé-transportation que j'ai appelée le Cas d'Embranchement[27]. Supposons qu'un nouveau télé-transporteur amélioré scanne mon cerveau et mon corps, mais sans les détruire, puis fasse une réplique de moi, dans une chambre qui est exactement comme la mienne. Olson fait valoir que, puisque ma réplique et moi-même serions exactement semblables, dans un cadre tout à fait similaire, chacun d'entre nous croirait qu'il est moi, sans qu'aucun ne puisse savoir qui des deux a raison. Des remarques similaires s'appliquent, selon Olson, à la conception de Locke, qui distingue entre la personne et l'animal. Mais cette analogie est trompeuse. Quand moi et ma réplique croient tous les deux être moi, et se demandent alors qui a raison, ce sont deux processus mentaux conscients, ou deux épisodes de pensée, différents. Aucune d'eux ne concerne les conceptions lockéennes. De ce point de vue, tout comme il n'y a qu'un seul épisode d'éternuement lorsque l'animal éternue en ayant une partie, son nez, qui éternue, il n'y a qu'un seul épisode de pensée quand l'animal pense en ayant une partie qui pense.

Considérons maintenant la thèse de Johnston selon laquelle nous devrions nous considérer comme « la source non dérivée ou primaire de la pensée en nous ». Nous pouvons distinguer deux types de pensée dérivée. Une part de notre pensée est dérivée dans le sens où nous ne faisons que penser de nouveau ce que quelqu'un d'autre a d'abord pensé, et nous a conduit à penser. Les Platoniciens, par exemple, pourraient penser de façon dérivée ce que pensait Platon. De la même façon, la Lune brille la nuit, d'une manière dérivée, en réfléchissant la lumière venue du Soleil, qui est la source de lumière non dérivée ou primaire du système solaire. Mais aucune de ces considérations ne s'applique à l'animal et à sa partie consciente et pensante. Quand un animal humain pense en ayant une partie qui pense, il n'y a rien qui correspond à l'éclat dérivé de la Lune. Il n'y a pas deux penseurs ici, dont l'un pense de manière dérivée, en pensant de nouveau ce que l'autre pense déjà. Les pensées de l'animal sont dérivées en un second sens, qui est plus fort. Lorsque le Je-Intérieur de la Personne lockéenne pense une pensée, nous pouvons vraiment dire que le Je-Extérieur, l'animal, pense aussi cette pensée. Mais l'animal ne fait lui-même rien en propre. L'animal ne peut pas penser en un sens qu'Olson appelle strict ou non-dérivé.

A propos de cette objection, s'il y avait une personne et un animal qui pensent à la fois toutes les mêmes pensées, aucun des deux ne pourrait savoir s'il est l'animal ou la personne. On peut maintenant répondre à cette objection. Lorsque Descartes s'est demandé ce qu'il pouvait savoir avec assurance, en dépit des arguments sceptiques, il a pensé :

Je pense, donc je suis.
Descartes en a conclu qu'il pouvait savoir qu'il était une substance pensante immatérielle. Comme a fait remarquer Lichtenberg, Descartes aurait dû se limiter à penser que :

Il y a un processus de pensée à l'œuvre, donc une pensée au moins est en cours.
Le Cogito de Descartes ne tranche pas la question de savoir comment toute pensée a un penseur. Nous pouvons nous aussi laisser la question pendante. Nous pouvons aussi supposer que tout être conscient qui peut penser à lui-même, et à son identité, est au moins une Personne lockéenne, quelle que soit par ailleurs la nature de cet être. En général, on estime que lorsque quelqu'un pense :

(C) Le Je-Intérieur est la personne qui pense directement ces pensées, et le Je-Extérieur est l'animal qui les pense indirectement , en ayant une partie opératrice de la pensée.
Pour expliquer le sens du pronom « Je-Intérieur », nous pouvons affirmer que, lorsqu'il est utilisé dans une certaine pensée, ce pronom réfère à la personne qui est le penseur direct de cette pensée même. Quand un penseur direct utilise le « Je-Intérieur », en sachant ce que cela signifie, ce penseur sait qu'il se réfère ainsi à lui-même. Donc, dans la pensée (C), le « Je-Intérieur » comme personne saurait qu'il n'est pas l'animal, mais bien la personne.

On peut ensuite demander ce que l'animal pourrait savoir. Tout comme l'animal ne pense qu'en ayant une partie pensante (la Personne lockéenne), l'animal ne peut connaître quoi que ce soit qu'en ayant une partie, la personne, qui connaît cette chose. Puisque la personne sait que le « Je-Extérieur » est l'animal qui pense indirectement ces pensées, l'animal sait par conséquent, à sa manière dérivée, que le « Je-Extérieur » est ce même animal. L'animal ne  saurait se tromper, car l'animal ne peut faire aucune erreur, sauf en ayant une partie qui fait cette erreur, et cette partie, la Personne lockéenne, ne se serait pas trompée.

Il n'y a, en conclusion, aucun Problème Epistémique. Et si les Lockéens font appel à la Thèse de la Personne Incarnée, ils peuvent répondre aux autres objections des Animalistes à l'encontre des conceptions lockéennes. Comme l'animal pense en ayant une partie qui pense, il n'y a pas trop de penseurs ici. Et puisque l'animal est une personne seulement dans un sens dérivé, qui consiste à avoir une personne Lockéenne comme partie, il n'y a pas non plus trop de personnes.



5

Le titre de cette conférence affirme que nous ne sommes pas des êtres humains, dans le sens d'animaux humains. Certaines de mes remarques peuvent sembler avoir miné cette affirmation. Si nos pronoms sont ambigus, comme je l'ai suggéré, comment puis-je espérer montrer que nous ne sommes pas des êtres humains, ou des animaux, mais les parties conscientes, pensantes et dirigeantes de ces animaux ?

Je n'ai pas le moins du monde porté atteinte à cette thèse. Si nous résolvons l'ambiguïté de nos pronoms, en distinguant un sens intérieur et un sens extérieur, ces sens n'ont pas pour autant le même statut, ou la même importance, dans notre schéma conceptuel.

Retournons au cas imaginaire où ma tête et mon cerebrum sont greffés avec succès sur le tronc cérébral et le corps de quelqu'un d'autre. Mon propre tronc cérébral permettrait de maintenir le fonctionnement du reste de mon corps, qui resterait le corps d'un animal humain vivant, mais inconscient.

La plupart d'entre nous croient que, dans ce cas, ce serait moi qui, plus tard, se réveillerait, avec ma tête et le reste du corps de cette autre personne. Si nous utilisions les pronoms plus précis que nous avons définis, nous estimerions alors que ce serait le « Je-Intérieur », la Personne lockéenne, qui se réveillerait, et continuerait à vivre ma vie avec un nouveau corps. Le « Je-Extérieur », l'animal humain continuerait à exister dans un état végétatif. Mais cela n'affecterait pas le « Je-Intérieur », c'est à dire la personne. Et si nous nous imaginions sur le point de subir cette opération, la plupart d'entre nous penseraient être la personne promise à un nouveau réveil, pas l'animal placé dans un état végétatif chronique.

Puisque le sens intérieur des pronoms a plus d'importance, nous pouvons l'exprimer maintenant d'une façon plus classique, plus familière et plus brève. A partir de maintenant, j'utiliserai le mot : « Je » dans le sens distinct et précis que j'ai défini avec l'expression « Je-Intérieur ». J'invite les « Vous-Intérieurs », les autres Personnes lockéennes présentes dans cette salle, à faire de même. Nous pouvons dès lors légitimement affirmer que nous ne sommes pas des êtres humains dans le sens d'animaux humains, mais que nous sommes les parties les plus importantes de ces animaux, les parties qui font toutes les choses les plus distinctives de ces animaux humains, en tant qu'ils sont des êtres conscients, pensants et rationnels.

Olson prend en compte l'objection selon laquelle, puisque nos pronoms sont ambigus, il n'y a pas de réponse unique à la question de savoir quelle entité nous sommes. Bien qu'il soit un Animaliste, Olson écrit à ce sujet :

Si le mot « Je », dans ma bouche, fait parfois référence à une chose pensante et parfois à une chose non-pensante... [comme mon corps ] ce qui me préoccupe est bien la chose pensante. Peu importe le rôle référentiel des pronoms personnels. Ceci est un essai de métaphysique. Notre question porte sur la nature des êtres qui sont au cœur de l'enquête. Nous pouvons reformuler notre question... Quelles sortes d'êtres pensent nos pensées...[28] ?
La réponse, je l'ai dit, ce sont les Personnes lockéennes. Olson écrit également :

Assurément, il ne pouvait pas apparaître que quelque chose d'autre que moi pense mes pensées, alors que je ne pense moi-même que dans un certains sens, lâche et de second ordre[29] ?
C'est vrai, dans la mesure où Olson est une Personne lockéenne, soit la partie de l'animal humain qui pense les pensées d'Olson dans le sens strict et de premier ordre.

Si, comme je l'ai dit, nous ne sommes pas ces animaux que nous appelons les êtres humains, quelle différence cela fait-il ?

Les implications morales les plus directes s'appliquent à la première partie de la vie de chaque être humain, et à la dernière partie de la vie de nombreux êtres humains. Selon le Catéchisme de l'Eglise catholique, « La vie humaine doit être... protégée de manière absolue depuis le moment de la conception. Dès le premier moment de son existence , l'être humain doit être reconnu comme ayant les droits d'une personne... Le premier droit de la personne humaine, c'est sa vie » (1992). Beaucoup de gens pensent à peu près la même chose.

Si nous, qui sommes des Personnes lockéennes, ne sommes donc pas des êtres humains, ces revendications ne s'appliquent pas à nous. Ni ne s'appliquent d'ailleurs lorsque notre cerebrum est mort, de sorte que nous avons cessé d'exister, bien que notre tronc cérébral maintiennent l'animal humain en vie. Comme le dit McMahan, ni l'avortement précoce, ni le retrait d'un tube alimentaire à un tel être humain, ne tueraient l'un de nous. Bien que de tels actes soulèvent des questions morales, ils ne violent pas les droits des personnes.

Que nous ne soyons pas des animaux humains fait au fond peu de différence théorique. Voici la première phrase d'un de mes livres dont j'ai corrigé les derniers arguments il y a quelques mois :

Nous sommes des animaux capables à la fois de comprendre et de répondre aux raisons[30].
Ce n'est que lors de la préparation de cette conférence que j'en suis venu à croire que nous ne sommes pas des animaux, mais les parties conscientes, pensantes et dirigeantes de ces animaux. Et si la première phrase de mon livre est donc, je crois, trompeuse, je ne la rectifierai pas : je me contenterai d'ajouter une note pour préciser les choses. Ma phrase est assez proche de la vérité. Nous sommes tous une partie d'un animal humain, et nous rendons cet animal capable de comprendre et de répondre à des raisons de façon dérivée. « Nous-Extérieurs » sommes, en ce sens, des animaux rationnels, parce que « Nous-Intérieurs » sommes des personnes rationnelles.

Il y a quelques autres implications théoriques. Parmi tous ceux qui croient que nous n'avons pas d'âme, dans le sens de substance immatérielle persistante, l'un des principaux désaccords philosophiques récents a divisé les partisans des théories lockéennes ou psychologiques, et les Animalistes, ou partisans de thèses biologisantes. L'animalité, écrit Shoemaker, « représente un défi puissant pour les thèses néo-lockéennes ». Le « coeur du débat actuel ... [ est ] de savoir si cette contestation a réussi[31] ». J'ai essayé de montrer que ce n'est pas le cas. Les Animalistes ont affirmé à juste titre que les Lockéens ne devraient point ignorer la question de savoir si nous sommes des animaux, et ils ont formulé de vives objections à l'endroit de la plupart des thèses lockéennes. Mais si les Lockéens révisent leurs conceptions, en se tournant vers la Thèse de la Personne Incarnée, ces objections peuvent, comme je l'ai dit, tomber. Elle permettrait également d'éviter les objections fortes adressées à l'Animalisme. Si les Animalistes adoptaient également ce point de vue, le désaccord serait résolu, et nous aurions fait ensemble un important progrès philosophique.

Je terminerai par une remarque plus personnelle. Dans mes écrits antérieurs sur ces questions, mon objectif principal était de ne pas défendre un critère lockéen de l'identité personnelle, mais de faire valoir que, dans les réflexions sur notre identité, ou ce qui est impliqué dans notre existence continue, la plupart d'entre nous ont, à un certain niveau, plusieurs fausses croyances. Nous pensons, par exemple, que si nous sommes sur le point de perdre conscience, il doit être ou vrai ou faux, que nous nous réveillerons. J'ai défendu l'idée que de telles croyances sont fausses. L'identité personnelle n'est ni aussi profonde, ni aussi simple, que ce pour quoi la plupart d'entre nous la prennent. Même si nous ne savions pas à l'avance si nous nous réveillerions ou pas, nous pourrions connaître toute la vérité sur ce qui s'est passé. Puisque nous avons ces fausses croyances sur ce qui est impliqué dans notre existence continue, nous pouvons méconnaître l'importance rationnelle et morale de l'identité personnelle. Selon la bonne conception des choses, même si nous avons des motifs de préoccupation particuliers au sujet de notre avenir, ces raisons ne sont pas données, comme nous le supposons, par le fait que ce sera notre avenir. Pas plus que notre mort n'est aussi importante que ce que la plupart d'entre nous croient. Comme le dit mon slogan quelque peu trompeur, l'identité personnelle n'est pas ce qui importe.

En défendant tout cela, j'ai fait parfois appel au cas imaginaire de deux personnes futures, psychologiquement continues avec moi tel que je suis maintenant, parce que chacune d'entre-elles a hérité de la moitié de mon cerveau. Mais ce n'est qu'un exemple. Et il a été difficile de convaincre certaines personnes que dans d'autres cas de figure, l'identité personnelle n'est pas ce qui importe. Je n'ai pas pu les convaincre, par exemple, de l'idée que si elles étaient sur le point d'être détruites et reproduites, il ne serait pas important que leurs futures Répliques ne soient pas elles, et qu'elles ne se réveilleraient jamais à nouveau.

Si l'Animalisme était vrai, il serait plus facile de défendre de telles idées. Supposons encore que votre corps en dessous du cou est mortellement malade, tout comme l'est le cerebrum de quelqu'un d'autre, et que les médecins greffent avec succès votre tête et son cerebrum sur le tronc cérébral et le corps sans tête de cette autre personne. Selon les Animalistes, ce serait cette autre personne qui se réveillerait plus tard avec votre tête, tout en étant psychologiquement identique à vous, et croyant à tort qu'il ou elle est vous. Si nous acceptions ce point de vue Animaliste, il serait plus facile de comprendre que l'identité personnelle n'est pas ce qui importe. Il est évident que si quelqu'un se réveillait plus tard avec votre tête, et était psychologiquement identique à vous, il n'y aurait aucune importance pratique ou morale au fait que cette personne ne soit pas vous. Tout en défendant cette thèse biologique qu'est l'Animalisme, Olson écrit aussi:

Si elle imposait un divorce entre identité personnelle et continuité psychologique, l'approche biologique impliquerait une fiabilité encore moindre des relations entre intérêt pratique et identité numérique, par rapport à ce que Parfit et Shoemaker ont déjà décrit[32].
Si, comme je l'ai affirmé, l'Animalisme n'est pas vrai, je ne peux plus défendre aussi facilement mes conceptions de ce qui importe (On What Matters) en faisant appel à ce cas imaginaire. Cela me donne ainsi une raison de souhaiter que l'Animalisme soit vrai. Mais ce n'est pas une raison pour croire que l'Animalisme est vrai. Je regrette donc que l'Animalisme – une conception très plausible, largement acceptée, et étrangement négligée jusqu'à ce que Snowdon, Olson, et d'autres, lui donnent la place qu'elle mérite – selon toute vraisemblance, ne soit pas vrai.





[1] Cette conférence est tirée d'une contribution écrite, et a bénéficié d'une généreuse subvention de recherche de la Fondation Ammonius, que je remercie. J'espère publier ailleurs d'autres parties de cette contribution. J'ai été beaucoup aidé par les commentaires de Eric Olson, Sydney Shoemaker, et Ingmar Persson.
[2] John Locke, Essay Concerning Human Understanding, Livre II, Chapitre XXVI, Section 9.
[3] McDowell, John, ‘Reductionism and the First Person’, dans Reading Parfit, édité par Dancy, Jonathan (Blackwell, 1997), p. 237
[4] ‘Persons, Animals, and Ourselves’, dans The Person and the Human Mind, édité par Gill, Christopher (Oxford University Press, 1990), p. 90.
[5] ‘On What We Are’, dans The Oxford Handbook of the Self, édité par Gallagher, Shaun (Oxford University Press, 2011). Dans ce qui suit, je ne rejetterai pas la conception de Shoemaker, mais je proposerai une façon différente, et plus simple, de penser ce que nous sommes.
[6] Baker, Lynne Rudder, Persons and Bodies (Cambridge University Press, 2000).
[7] Dans « Persons, Bodies and Human Beings », que j'ai écrit aux alentours de 1992, et qui a été publié dans Contemporary Debates in Metaphysicsles, édité par Hawthorne, John; Zimmerman, Dean; et Sider, Theodore (Blackwell, 2008).
[8] Williams, Bernard, ‘Are Persons Bodies ?’ dans Problems of the Self, (Cambridge University Press, 1973).
[9] ‘Animalism and the Remnant Person Problem’, devenu ‘Animalism’, Sections 1 and 2, dans Metaphysics of the Self, édité par J. Goncalves (Peter Lang, à paraître).
[10] Ces Animalistes ajouteraient seulement que les Lockéens n'ont pas vu que leur critère s'applique également aux animaux humains. Ce ne serait pas vraiment une objection aux thèses Lockéennes.
[11] ‘Animalism’, Résumé.
[12] Animalism’, fin de la Section 5.
[13] Olson, Eric, What Are We ? (Oxford University Press, 2007), p. 216.
[14] ‘Animalism’, début de la Section 7.
[15] Johnston, Mark, ‘Human Beings Revisited: My Body is Not an Animal’, dans Oxford Studies in Metaphysics, Volume 3, édité par Zimmerman, Dean (Oxford University Press, 2007), pp. 54–5.
[16] McMahan, Jefferson, Killing at the Margins of Life, (Oxford University Press, 2002), Chapitre 1.
[17] Carter, William R. ‘How to Change Your Mind’, Canadian Journal of Philosophy, May 1989, p. 13.
[18] Ibid., p. 7, note 9.
[19] Johnston, Mark, ‘My Body is Not an Animal’, dans Zimmerman, D. éd., Oxford Studies in Metaphysics, Volume 4 (Oxford University Press, 2006) p. 54. Il y a beaucoup de choses très intéressantes, que j'espère discuter ailleurs, dans le livre de Johnston, Surviving Death (Princeton University Press, 2010).
[20] Bien que nous puissions aussi appliquer la Thèse de la Partie Incarnée aux animaux tels que les chiens, dont la partie consciente, pensante et dirigeante pourrait être dans le meilleur des cas un exemple-limite de personne Lockéenne.
[21] Olson, op. cit. note 13, p. 216.
[22] ‘Animalism’, Section 5, citation de Roderick Chisholm extraite de Person and Object (Open Court, 1976), p. 104.
[23] Johnston ‘My Body is Not an Animal’, op. cit., p. 50.
[24] Johnston ‘My Body is Not an Animal’, op.cit., p. 48.
[25] What Are We ?, op. cit., p. 76
[26] Olson, Eric, ‘Thinking Animals and the Reference of ‘I’, Philosophical Topics, Spring, 2002.
[27] Olson, Eric, ‘Personal Identity’, Section 6, Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2002.
[28] Olson, op.cit., note 13, p. 13.
[29] Olson, op.cit., note 13, p. 79.
[30] On What Matters, (Oxford University Press, 2011)
[31] Shoemaker, ‘Persons, Animals, and Identity’, Synthese, 2008, p. 315 
[32] Olson, Eric, The Human Animal (Oxford University Press, 1997) pp. 71–2.

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