Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

lundi 4 août 2014

Traduction de Keith Campbell :"The metaphysic of abstract particulars" (1981). Par Mohamed Jeddi et Bruno Langlet


[Keith CAMPBELL, né en 1938, philosophe australien, est généralement associé à la carrière de David M. Armstrong dont il fut collègue à Sydney. L'un des derniers articles de Campbell — paru dans le volume collectif Categories of Being (Oxford UP, 2012, Leila Haaparanta  & Heikki  Koskinen ed.)  — est justement consacré au rétablissement de l'ontologie telle que l'a pratiquée David Armstrong. 

Pour sa part, Campbell est néanmoins un théoricien original, l'auteur d'un manuel introductif de Metaphysics qui est l'un des plus distingués qu'on ait écrit (Dickenson Publishing Company, 1976). Bien avant d'apparaître comme le seul théoricien des tropes qui ait dignement succédé  à Williams et Santayana dans Abstract Particulars, il publia un article décisif dix ans plus tôt en 1981, dont nous donnons ici la traduction.]




La métaphysique des particuliers abstraits [1]

Keith Campbell



1/ La conception des propriétés au titre de particuliers


En philosophie première, une tradition classique héritée de Platon et d’Aristote –  récemment renouvelée par D.M. Armstrong [2]  – envisage deux catégories de réalité, également essentielles, mais mutuellement exclusives : les substances (ou particuliers), lesquelles sont concrètes et particulières, et les propriétés (avec les relations), lesquelles sont universelles et abstraites. Les corps matériels sont les exemples les plus répandus de particuliers concrets, et leurs caractéristiques, conçues comme étant des entités répétables, communes à plusieurs objets différents, sont les paradigmes des universaux abstraits.

   La marque distinctive des êtres particuliers est de s’épuiser dans une incorporation, une occasion, ou dans un exemple. Dans le domaine spatial, cela limite les particuliers à un lieu unique en un temps quelconque. Ils semblent ainsi jouir d’un mode d’être relativement non problématique.

   Les universaux, au contraire, ne sont aucunement limités dans l’espace-temps au regard de la pluralité de lieux où ils peuvent être entièrement présents. Changer le nombre d’instances d’un universel (par exemple être une abeille), l’augmenter ou le diminuer par millions n’augmente, ni ne diminue en rien l’universel lui-même. De mon point de vue, la difficulté qu’il y a à comprendre comment le moindre item pourrait jouir d’une telle sorte de réalité a été le scandale qui, pour une grande part, a encouragé cet invraisemblable nominalisme dans lequel on nie, avec divers degrés de candeur, l’existence des propriétés et des relations.

   En fait, le scandale disparaîtrait si les propriétés n’étaient pas vraiment des universaux. Dans les temps modernes c’est G.F. Stout qui le premier a explicitement  avancé la proposition que les propriétés et les relations sont aussi particulières que les substances qu’elles qualifient.[3] Récemment, d’autres auteurs ont donné du crédit à cette idée[4], mais son défenseur peut-être le plus convaincu a été D.C. Williams.[5] Quels sont les mérites de celle-ci ?
En premier lieu, qu’une propriété doive en un sens jouir d’un être particulier n’est pas une contradiction dans les termes. L’opposé de particulier est universel, tandis que celui de concret est abstrait. Un item est abstrait, dans ce contexte, s’il est amené devant l’esprit par un acte d’abstraction, c’est-à-dire par la concentration de l’attention sur quelque chose – non pas tout – de ce qui lui est présenté. Un corps matériel complet, une chaussure, un bateau, ou un morceau de cire à cacheter, sont concrets ; tout ce qui se trouve là où est la chaussure lui appartient – sa couleur, sa texture, sa composition chimique, sa température, son élasticité, et ainsi de suite : ce sont tous des aspects ou des éléments inclus dans l’être de la chaussure. Mais ces traits ou caractéristiques considérés de façon individuelle, par exemple la couleur de la chaussure ou sa texture, sont abstraits en comparaison des autres.

   La distinction entre abstrait et concret est différente de celle existant entre universel et particulier et elle en est aussi logiquement indépendante. Que certains particuliers doivent être abstraits, comme les universaux, et que, spécifiquement, des cas ou des instances de propriétés doivent être particuliers, est à tout le moins une possibilité formelle.
En second lieu, il est évident que, d’une manière ou d’une autre, les propriétés doivent capter ou rencontrer la particularité dans leurs instances mêmes. Considérez deux morceaux de tissu rouge. Ex hypothesi, ce sont deux morceaux de tissu. Chacun d’eux est rouge. Il y a donc deux occurrences de rouge. Supposons qu’il s’agisse de deux occurrences de la même nuance de rouge exactement, de façon à ce qu’aucune différence qualitative ne brouille les cartes. Nous pouvons montrer qu’il y a vraiment deux morceaux de tissu (et que par exemple l’un n’est pas un reflet de l’autre) au moyen d’une destruction sélective – en brûlant l’un, et en laissant l’autre tel qu’il est. Nous pouvons montrer à peu près de la même manière qu’il y a réellement deux cas de rouge – en teintant l’un en bleu, et en laissant l’autre telle qu’il est. Dans cette situation, il reste deux morceaux de tissu. Mais il ne reste pas deux occurrences de rouge. Les occurrences de rouge ne doivent donc ici pas être identifiés avec les morceaux de tissu. Elles constituent une paire de quelque chose, distincte de la paire de morceaux de tissu. Une paire de quoi ? Le fait qu’ils soient deux, avec leur localisation délimitée à chaque fois, montre qu’il s’agit de particuliers. Le fait qu’ils soient une paire de rouges révèle leur nature qualitative. La thèse la plus simple les concernant est qu’ils ne sont pas le composé ou l’intersection de deux catégories distinctes, mais qu’ils sont comme ils semblent être, des items abstraits et particuliers à la fois. Williams baptise du nom de tropes les particuliers abstraits.

   L’argument ci-dessus a pour implication que les tropes sont requis pour toute compréhension authentique de la nature des particuliers concrets (dans ce cas précis, des spécimens de corps matériels : des morceaux de tissu), et que dans l’analyse du changement qualitatif local, ceci devient évident.

   Un troisième fondement pour admettre les tropes dans notre ontologie réside dans le problème des universaux lui-même. Le problème des universaux consiste à déterminer le programme ontologique minimal adéquat pour rendre compte des similarités entre choses distinctes, ou de la récurrence de qualités similaires dans des objets différents. Prenons pour exemple une certaine nuance de rouge. De nombreux items sont de la même couleur – cette nuance de rouge déterminée. Une occurrence multiple est ici impliquée. Mais qu’est-ce qui est multiple exactement ? La qualité universelle, la nuance de rouge, est commune à tous les cas mais n’est pas plurielle. D’un autre côté, les objets rouges sont suffisamment pluriels, mais ils sont hétérogènes. Certains sont des morceaux de tissu, d’autres des morceaux de pulpe de baies sauvages, d’autres encore d’exotiques feuilles d’arbres, des coulures de peinture, des marques tachetées sur le dos d’araignées dangereuses, et ainsi de suite. Il n’y a pas de substance commune récurrente.

    Ce qui est récurrent, le seul élément qui se répète en effet est la couleur. Mais il faut que ce soit la couleur en tant qu’elle est ce particulier se trouvant impliqué dans la récurrence, car seuls des particuliers peuvent être pluriels de la manière requise par la récurrence. C’est l’existence de tropes ressemblants qui pose le problème des universaux. La formulation exacte de ce problème est : qu’est-ce qui est commun à un ensemble de tropes ressemblants  – en supposant que quelque chose le soit ?


2/ Les tropes en tant qu’existences indépendantes


   Pour les tropes, Williams revendique plus qu’une simple place dans notre ontologie : il revendique une place fondamentale. Les tropes constituent, pour lui, « l’alphabet même de l’être », les éléments indépendants, primitifs, qui en se combinant constituent le monde bigarré, et en quelque façon intelligible, dans lequel nous nous trouvons.
Afin de suivre cette voie, nous devons surmonter un préjugé enraciné de longue date, selon lequel les particuliers concrets,  atomes ou molécules, ou assemblages plus vastes, sont les êtres minimaux logiquement capables d’existence indépendante.
Nous sommes habitués à l’idée que la rougeur de notre bout de tissu, ou la calvitie de Jules César – s’il s’agit bien de choses existantes, au sens habituel – sont des entités dépendantes. Sans Jules César pour la supporter, sa calvitie se volatiliserait complètement, du moins selon l’idée commune. Sans tissu, pas de rougeur du tissu. Dans cette conception, les particuliers concrets sont les particuliers basiques. Les tropes sont au mieux parasitaires.

    Le fait d’être habitué à une idée n’est bien sûr pas une recommandation suffisante en sa faveur. Lorsque l’on concède que les tropes tendent en effet à se présenter en faisceaux et qu’une collection substantielle de ceux-ci, maintenus ensemble en bouquet, est le minimum normal que nous rencontrons de fait, on a concédé tout ce que ce point de vue traditionnel a le droit d’affirmer. Toutefois, la question problématique ne porte pas sur le minimum ordinaire de ce qui est « disposé à l’être », mais sur la nécessité métaphysique concernant ce minimum. Le minimum qui pourrait exister par soi pourrait bien être moins qu’un homme intégral, ou qu’un morceau entier de tissu. Ce pourrait bien être un trope unique ou même une partie minimale d’un trope unique.
   Et certains aspects de l’expérience fortifient la conception disant que les particuliers abstraits sont susceptibles d’avoir une existence indépendante. Considérez le ciel ; c’est, du moins nous semble-t-il, une instance de couleur à laquelle la complexité d’un particulier concret fait plutôt défaut. Les bandes de couleur d’un arc-en-ciel semblent être des tropes dissociés de tout particulier concret.
   Tout ce que requiert Williams ici, bien sûr, est que des tropes dissociés soient possibles (c’est-à-dire capables d’existence indépendante), non pas qu’ils soient actuels. Ainsi, la possibilité d’un visage de chat du Cheshire, ou celle de zones de couleur, ou bien d’une zone dépourvue de masse, inerte et impénétrable, comme un trope de solidité, ou encore d’odeurs et de sons flottant librement, suffisent à soutenir l’idée.
    La manière dont les particuliers concrets se dissolvent dans le monde subatomique, en particulier dans le cas des trous noirs, suggère que les tropes dissociés ne sont pas seulement des possibilités mais que nous les rencontrons réellement dans le monde.
D’après la conception disant que tropes sont les particuliers fondamentaux, les particuliers concrets, les hommes dans leur intégrité et les morceaux entiers de tissu comptent comme des réalités dépendantes. Ce sont des collections de tropes co-localisés, lesquelles dépendent de ces tropes comme une flotte dépend des vaisseaux qui la composent.


3/ L’analyse de la causalité


D. Davidson a fourni de puissantes raisons pour lesquelles certaines affirmations causales singulières, comme

Le court circuit a causé le feu

sont mieux interprétées si l’on fait référence à des évènements[6]. L’exemple de Davidson est un spécimen d’affirmation causale singulière d’événement à événement. Mais toutes les affirmations causales singulières ne relèvent en aucun cas de ce type. Nombre d’entre elles impliquent des conditions en guise de termes dans les connexions causales. Par exemple :

Condition – événement : La faiblesse du câble a causé l’effondrement du pont.

Evénement –condition : La mise à feu de la fusée auxiliaire a provoqué une perturbation excentrique de l’orbite du satellite.

Condition – condition : La haute température de la poêle à frire naît de son contact avec le réchaud.

  Ainsi, dans ces exemples, les conditions auxquelles il est fait référence – la faiblesse du câble, l’excentricité de l’orbite, la température de la poêle à frire – sont des propriétés, mais plus exactement des cas particuliers de propriétés impliqués dans des transactions causales particulières. C’est la faiblesse de ce câble particulier, non pas la faiblesse en général ou celle de quoi que ce soit d’autre, qui est impliquée dans l’effondrement du pont à cette occasion. Et le fait que le câble soit en acier, ou rouillé, n’interfère pas ; et de même sa masse, sa magnétisation, sa température ne se trouvent impliqués en rien dans ce qui s’est produit. Soutenir que le câble dans son intégralité – en tant que particulier concret – est la cause de l’effondrement, cela revient à introduire une foule de caractéristiques non pertinentes.

   La cause de l’effondrement est la faiblesse de ce câble (non pas celle de n’importe quel autre), toute la faiblesse, rien d’autre que la faiblesse. C’est un particulier, une condition spécifique en un lieu et un temps : c’est donc un particulier abstrait. En résumé, c’est un trope.

   Les événements, ces autres protagonistes des transactions causales singulières, sont largement reconnus comme étant des particuliers. Ce ne sont évidemment pas des particuliers concrets ordinaires[7]. Selon moi, le mieux est de les concevoir comme des séquences de tropes, dans lesquelles une condition ouvre le chemin aux autres. Dans cette perspective, les évènements sont des changements dans lesquels les tropes se remplacent les uns les autres. C’est un schéma prometteur pour de nombreuses sortes de changement.  Si nous affirmons que

Le câble en tant qu’il est faible a causé l’effondrement

Tout en niant que

Le câble en tant qu’il est en acier a causé l’effondrement

Alors nous sommes engagés dans la conception disant que

Le câble en tant qu’il est faible  \neq  le câble en tant qu’il est en acier

Donc au moins un de ces termes réfère à quelque chose d’autre que le câble. A quoi peut-il bien référer ? – seulement à la faiblesse (ou à la propriété d’être en acier) du câble, c’est-à-dire seulement au trope.
    La philosophie de la causalité appelle les tropes. Ce qui paraît être une recommandation suffisante pour leur faire une place sous le soleil ontologique.


4/ Perception et évaluation


L’introduction des tropes dans notre ontologie nous offre un dispositif extrêmement utile pour analyser la moindre situation dans laquelle sont impliqués des aspects spécifiques des particuliers.

   Dans la philosophie de la perception, les tropes apparaissent non seulement comme les termes des relations causales, mais aussi épistémiquement comme les objets immédiats de la perception. Les difficultés du réalisme direct avec les objets matériels s’évanouissent. Comme c’est bien connu, nous ne voyons jamais un chat en entier, ni tout ce qu’il y à voir du chat, car il a un côté caché que nous ne percevons actuellement pas et un intérieur que nous ne percevons jamais. L’objet immédiat de la vision ne peut même pas faire partie de la surface du chat devant nous, car cette surface possède une texture et une température qui ne sont pas visibles, et une structure microscopique qui n’est perceptible en aucune manière. De telle sorte que lorsque vous regardez le chat, ce que vous voyez n’est pas le chat, et ne fait pas partie de sa surface devant vous. Cette conclusion a pour le moins encouragé les thèses idéalistes disant que l’objet de la perception est de nature mentale, qu’il est un percept ou une représentation entretenant une relation spéciale avec le chat.

   Dans la philosophie des tropes, une théorie réaliste de la perception directe soutiendrait que ce ne sont pas des chats mais des tropes de chat qui sont vus, touchés, et ainsi de suite. La forme et la couleur du chat sont des objets de vision, mais sa température ou le nombre de molécules qu’il contient ne le sont pas. Certains des tropes appartenant au chat sont  perceptibles, d’autres ne le sont pas. En une occasion quelconque, certains des tropes perceptibles sont perçus, d’autres sont cachés. Cela relève de la manière par laquelle les sens sont sélectivement sensibles ; c’est pour cela qu’il n’y rien d’embarrassant à admettre que les sens peuvent nous donner à connaître seulement certains aspects des particuliers concrets.

   L’évaluation est un autre champ dans lequel l’admission des tropes élimine toute espèce de souci. Les particuliers concrets peuvent être sujets à des évaluations simultanées contradictoires – sous différents rapports bien sûr. L’arôme d’un vin peut être admirable et sa clarté exécrable ; un sauteur à la perche peut être magnifique par sa force, mais très impoli. Dans une analyse des tropes, l’objet d’évaluation immédiat est le trope, de telle sorte qu’à strictement parler, des objets différents sont évalués lorsque nous considérons l’arôme et la clarté du vin, et par là les évaluations incompatibles ne créent aucun problème.



5/ Le problème des individus concrets



Le problème des individus concrets est celui de savoir comment il est possible que différentes qualités puissent appartenir à un seul et même objet. Le résoudre revient à fournir la constitution d’un individu singulier. Par commodité, nous avons tendance à discuter du problème à partir d’éléments de taille moyenne, comme les livres, les chaises, ou les tables, bien que nous sachions que ces objets ne sont pas réellement des unités singulières mais des assemblages de parties, qui sont elles-mêmes aussi des individus. La question de la constitution d’un individu singulier est, bien sûr tout à fait distincte de celle de la relation entre des touts complexes et leurs parties les plus simples. Pour éviter toute confusion, nous ferions mieux d’utiliser un spécimen d’individuel concret singulier plus vraisemblable, comme un corpuscule de l’atomisme classique. Notre question est : qu’est-ce qui, dans la réalité d’un corpuscule, est ce en vertu de quoi il est un individu unique, complet et distinct ?


Dans une ontologie ne reconnaissant les propriétés et les relations que comme des universaux, aucune solution satisfaisante ne peut être trouvée à cette question. Il y a deux manières de s’attaquer au problème :

(i) Un individu complet est l’union de propriétés universelles, avec une réalité particularisante supplémentaire. Pour les aristotéliciens, ce sera la Matière Première que les qualités informent et, pour les lockéens, le substrat dans lequel les qualités inhérent. Le fondement commun de l’objection  faite à des solutions de ce type réside dans leur introduction d’un quelque chose qui — parce qu’il réside au delà des qualités — se trouve par sa nature propre au delà de nos explorations, descriptions et imaginations possibles, lesquelles sont nécessairement limitées aux qualités que les choses possèdent. Nous faisons bien de reporter aussi longtemps que possible l’admission dans notre ontologie d’éléments aussi insaisissables et opaques à notre compréhension.
   Pour éviter de tels éléments, nous devons nier qu’il y ait quoi que ce soit de non-qualitatif à découvrir dans la structure ontique d’un individu. Ce qui est précisément la voie suivie par l’autre tradition principale :

(ii) Un individu complet n’est rien de plus qu’un faisceau de qualités, c’est-à-dire, de toutes celles et seulement de celles que la chose possède, comme nous le dirions ordinairement. Lorsque l’on bannit les particularisateurs « métaphysiques », de telles conceptions sont séduisantes pour les empiristes, et cela pour autant qu’ils puissent oublier leur nominalisme, qui est bien sûr incompatible avec toute théorie du faisceau.
Lorsque le faisceau est un faisceau d’universaux, un même item apparait dans plusieurs faisceaux différents (la même propriété a une occurrence dans plusieurs instances différentes). Et c’est ici que la théorie court à sa perte. Car c’est une vérité nécessaire que chaque individu est distinct de tout autre individu. Chaque faisceau doit donc  être différent de tout autre faisceau. Puisque le faisceau ne contient rien d’autre que des qualités, il doit y avoir au moins une différence qualitative entre deux faisceaux quelconques. En somme cette théorie requiert que l’Identité des Indiscernables soit une vérité nécessaire.

   Malheureusement, l’Identité des Indiscernables n’est pas une vérité nécessaire. Il y a des mondes possibles dans lesquels elle ne fonctionne pas, ceux-ci allant de mondes très simples avec deux sphères uniformes dans un espace non-absolu jusqu’à des mondes très complexes, sans commencement ni fin temporelle, dans lesquels la même séquence d’évènements est répétée de manière cyclique, avec des indiscernables non-identiques apparaissant dans les différents cycles.

   Les théories des faisceaux avec leurs éléments comme qualités universelles échouent face au statut de l’Identité des Indiscernables. Cependant, là où les éléments du faisceau ne sont pas des universaux répétables, mais des cas particuliers de qualités : non pas la caractéristique-en-général de ce qui est poli, mais le polissage particulier, à cet endroit, qualifiant ce carreau en particulier, la situation est très différente. Or les éléments dans les faisceaux sont des tropes, et peu importe combien ils sont ressemblants les uns aux autres, le trope caractéristique du poli d’un carreau est tout à fait distinct du trope caractéristique du poli de tout autre carreau. Ainsi, les faisceaux ne peuvent jamais avoir d’éléments communs, et encore moins coïncider complètement. La question de l’Identité des indiscernables devient la question de savoir si tous les éléments d’un faisceau correspondent parfaitement à ceux d’un autre faisceau, ce qui est, comme il se doit, une question a posteriori portant sur un fait contingent.

   Des tropes de différentes sortes peuvent être comprésents (présents à la même place). En étant comprésents, formulé en langage ordinaire, ils « appartiennent au même objet ». La somme maximale des tropes comprésents, pris ensemble, constituent un être complet, un particulier entièrement concret. Chaque individu entièrement concret est nécessairement distinct de tout autre.

    Il n’y a aucun besoin ici du moindre « particularisateur » non-qualitatif, il n’y a plus de problème avec l’Identité des Indiscernables. Avec la philosophie des tropes, le problème des individus reçoit une solution élégante.

   A. Quinton a récemment proposé de concevoir un individu comme l’union d’un groupe de qualités et d’une position, et D. M. Armstrong a adopté une conception similaire[8]. Si nous l’entendons comme une version de la stratégie du substratum de Locke, cela alimente la critique disant qu’un engagement envers l’espace ou l’espace-temps absolus – pris antérieurement au positionnement des qualités – se trouve présupposé. Pour éviter une telle cosmologie a priori inacceptable, nous ne devons pas soutenir que le lieu et la qualité présente en ce lieu soient des êtres distincts – l’un étant le particularisateur et l’autre un universel – mais que la qualité-en-un-lieu soit elle-même une réalité singulière et particulière. Et cette seconde conception n’est pas autre chose qu’une ré-expression de la doctrine des tropes. 



6/ Le problème des Universaux



Les tropes peuvent être comprésents ; cela rend possible une solution au problème des individus. Les tropes peuvent aussi se ressembler entre eux, plus ou moins étroitement. Williams estime que cela apporte une solution plus aisée au problème des universaux. Je regrette de signaler que je ne puis pas totalement partager son optimisme.

   Le problème des universaux est le problème de savoir comment la même propriété peut apparaître dans un nombre quelconque d'instances différentes. « Le problème des Universaux » n'est pas vraiment un nom adéquat pour cette théorie, car la principale difficulté est de savoir s'il y a des universaux ; le problème est le suivant : quelle structure ontologique, quel éventail d'entités réelles est nécessaire et suffisant pour rendre compte de la similarité entre différents objets, laquelle fonde l'usage en différentes occasions des mêmes termes généraux : « rond », « carré », « bleu », « noir », et autres. « Le problème de la ressemblance » serait donc un meilleur nom, et les solutions proposées à ce problème consistent dans des théories sur la nature des propriétés.

   Tout comme pour le problème des individus, la tradition philosophique montre une oscillation instable et inquiétante entre des alternatives insatisfaisantes. Le réalisme affirme l'existence d'une  nouvelle catégorie d'entités, qui ne sont pas particulières, qui sont – sans restriction de localisation – littéralement entièrement présentes et exactement comme le même item dans chacun différents objets circulaires, ou carrés, ou bleus, ou autres. Le nominalisme soutient que la rondeur ou la carréité ne sont rien de plus que les ombres portées par l'activité humaine de classification, qui applique la même description à divers objets particuliers distincts. L'objection classique au réalisme est le dictum lockéen affirmant que toutes les choses qui existent sont particulières. Ceci renvoie à la difficulté qu’il y a à croire en des êtres universels. L'objection au nominalisme est la conséquence que ce dernier entraîne, à savoir que s'il n'y avait pas d’espèce humaine (ou d'autres espèces vivantes), rien ne serait ressemblant à autre chose.

    Est-ce qu’une philosophie des particuliers abstraits offre ici le moindre secours ? Williams affirme qu’une propriété, comme la caractéristique d’être poli (smoothness), est un ensemble de tropes ressemblants. Les membres de cet ensemble sont des instances de la propriété. La qualité du poli du carreau A, celle du carreau B, puis celle du carreau C, dans la mesure où elles se ressemblent, appartiennent toutes à l’ensemble S. Il n’y a pas de limites a priori au nombre de membres que S pourrait avoir, ou de la façon dont ils devraient être distribués à travers l’espace et le temps. Ainsi, sous ce rapport, S se comporte comme un universel doit le faire.
Par ailleurs, puisque les membres de S sont des polis à la caractéristique particulière, chacun d’eux est entièrement poli, et non pas simplement en partie. C’est, de nouveau, une condition que doit remplir quelle chose que ce soit qui se voit proposée en guise d’universel.

   La proximité de la ressemblance entre les tropes dans un ensemble peut varier. Ces variations correspondent aux différents degrés spécifiques des différentes propriétés. Dans cette conception, la Ressemblance est considérée comme un primitif inanalysable, et il n’y pas de réalités non-particulières au-delà des ensembles de tropes ressemblants. Ainsi cette opinion soutient qu’il n’y a pas d’entité littéralement « commune » aux tropes ressemblants ; c’est une version du particularisme.
Pouvons nous considérer la Ressemblance comme primitive ? La Ressemblance entre tropes plutôt qu’entre particuliers concrets élimine deux objections classiquement faites à cette perspective.


Objection 1.  La difficulté du compagnonnage [9]


Les tentatives pour construire une propriété comme une Classe de Ressemblance d’éléments qui « possèdent la propriété » rencontrent une objection : il pourrait y avoir deux propriétés différentes (disons, avoir un cœur et avoir un rein), se trouvant de fait présentes dans les mêmes objets. Mais si chaque propriété n’est rien de plus que la classe de ressemblance contenant tous ces objets et eux seulement, puisque ces deux propriétés différentes déterminent la même classe de ressemblance, il s’avèrera que les « deux » propriétés ne sont, après tout, pas (très) différentes. La théorie identifie à tort avoir un cœur et avoir un rein, et donc toute paire de propriétés co-extensives. Ce problème ne peut survenir là où les membres de la classe de ressemblance sont des tropes plutôt que des particuliers concrets intégraux. Bien que les animaux ayant des cœurs sont les mêmes les animaux ayant des reins, les instances de la possession d’un cœur — en tant que particuliers abstraits — sont des items tout à fait différents des instances de la possession d’un rein. Les classes de ressemblances pour les deux propriétés n’ont pas de membres en commun, et il n’y a pas de base pour l’objection de l’identification.


Objection 2. La difficulté de la communauté imparfaite [10]


En construisant une classe de ressemblances, nous ne pouvons pas simplement sélectionner un certain objet O et prendre tous les objets qui, d’une manière ou autre, lui ressemblent. Cela donnerait une collection totalement hétérogène n’ayant, comme nous le dirions intuitivement, « rien de commun » entre ses membres.

   Pour éviter de dire que tous les membres de la classe de ressemblance doivent tous ressembler à O sous le même rapport, ce qui introduit les rapports conçus comme des universaux d’un point de vue réaliste, nous devons exiger que tous les membres de la classe de ressemblance doivent non seulement ressembler à O mais aussi se ressembler entre eux. Or, bien que nécessaire, cette restriction n’est pas suffisante. Car considérons les cas où

O1 possède les caractères PQR
O2 possède les caractères QRS
O3 possède les caractères RST
O4 possède les caractères STP

Chacun de ces objets ressemble à tous les autres. Mais il ne partage pas de propriété commune. C’est le phénomène de la communauté imparfaite. Les classes de ressemblances de famille en sont des exemples. Toutes les classes de ressemblance ne font pas ressortir distinctivement une authentique propriété universelle. Plus précisément, c’est toujours le cas là où les membres des classes de ressemblance sont des objets ayant plusieurs caractéristiques différentes.

   Le problème de la communauté imparfaite ne peut pas naître là où nos ensembles de ressemblance sont des ensembles de tropes. Les tropes, par leur nature même et leur mode de différenciation, peuvent se ressembler, mais seulement sous un rapport. Contrairement à un objet matériel complet, une instance de solidité ne ressemble pas à une foule d’objets différents d’une foule de manières hétérogènes. La difficulté de la communauté imparfaite découle de la complexité des particuliers concrets. La simplicité des tropes met un terme cette difficulté.

    Bien que par l’appel aux ressemblances entre tropes, les perspectives d’une résolution du problème des universaux soient meilleures qu’en faisant appel aux ressemblances entre particuliers concrets, il n’est pas du tout évident que cette idée soit la bonne. La difficulté est que nous avons une réponse à la question : Qu’est-ce que deux carreaux polis ont en commun, ceci étant ce en vertu de quoi ils sont tous les deux polis de manière caractéristique. Ils contiennent tous les deux le trope être-poli-de-telle-et-telle-façon ; la correspondance entre ces tropes apparaît lors de leur constitution. Mais alors nous forçons aussitôt la question à se reposer : qu’ont en commun deux tropes caractérisant un état qualitatif de polissage : en vertu de quoi se correspondent-ils ? Et nous n’avons alors pas de réponse, ou bien seulement des réponses qui reconduisent le problème : ces tropes se ressemblent ou sont les mêmes, en vertu de leur nature, en vertu de ce qu’ils sont. Cela nous laisse muets devant la question : pourquoi la manière d’être d’un trope rugueux n’est-elle pas un fondement pour sa correspondance avec un trope poli ? Nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit ici d’une sorte de chose inadéquate entre le premier et le second. Nous devons juste dire : parce qu’il ne l’est pas. Les explications doivent donc s’arrêter quelque part. Mais y a-t-il un lieu satisfaisant pour cela ?


7/ Le rôle de l’espace en philosophie première


La métaphysique des particuliers abstraits offre une place centrale à l’espace, ou à l’espace-temps, en tant que cadre formel du monde. C’est à travers la localisation que les tropes acquièrent leur particularité. Mieux, ils sont ainsi identifiés et différenciés les uns des autres. Encore mieux, l’identité continuée dans le temps des tropes qui peuvent se mouvoir est connectée à un tracé continu dans l’espace-temps.
Toujours mieux, l’espace (et le temps) sont impliqués dans la co-localisation, ou comprésence, laquelle est essentielle à l’explication des particuliers concrets par la théorie. La théorie semble donc engagée envers la thèse que toute réalité est spatio-temporelle. Ceci donnerait lieu à un bon coup de balai aux dieux transcendants, anges thomistes, esprits cartésiens, noumènes kantiens, comme à l’intégralité de l’ontologie de Berkeley. Mais cette façon de dire est trop précipitée, trop dédaigneuse.

    Il y a en fait une possibilité moins radicale qui reste ouverte. Précisément : dans la mesure où il pourrait y avoir des particuliers non spatio-temporels, il devrait aussi y avoir à ce titre quelque analogue à l’ordre localisant de l’espace[11]. Et dans ce cas, il y aura un analogue de la localisation pour faire office de principe d’individuation pour des particuliers abstraits non-spatiaux.

   Accepter qu’il puisse y avoir des particuliers non-spatiaux dans la mesure où ils appartiendraient à une disposition analogue à celle de l’espace montre suffisamment de générosité envers des items aussi suspects.

   Toutefois, nous n’en avons pas terminé avec le statut spécial de l’espace. Les caractéristiques géométriques des choses – leur forme et leur volume – jouent un rôle distinctif. La forme et le volume ne sont pas des tropes comme les autres. Leur présence dans toute somme particulière de tropes n’est pas une question contingente, optionnelle. Car la couleur, le goût, la solidité, la salinité, et ainsi de suite, possédés par toute chose, ne le sont que s’ils sont par essence disposés dans l’étendue. Ils existent – en supposant qu’ils le fassent – sur toute une aire donnée ou dans un volume spécifique. Ils ne peuvent jamais être présents qu’en un volume ayant une forme. Par essence, les tropes sont donc régionaux. Et cela implique la présence essentielle d’une forme et d’une taille pour toute occurrence de trope. Le fait très souvent remarqué que forme et taille ne se trouvent jamais l’une sans l’autre, comme des jumeaux siamois, est consubstantiel à ce statut particulier des caractéristiques géométriques.
    On ne trouve jamais la couleur, la solidité, la force autrement qu’en tant que couleur-de-cette-région, solidité-de-cette-région, et ainsi de suite. Où que soit un trope, il y a donc un volume doté de forme. De manière converse, forme et taille ne se présentent pas de façon autonome mais toujours en compagnie d’autres caractéristiques. Une simple région, dont les frontières ne marquent aucune distinction quelle qu’elle soit, n’est un être distinct et unique que de manière artificielle.

   Les caractéristiques géométriques sont donc deux fois spéciales ; elles sont essentielles aux tropes ordinaires, et en elles-mêmes elles sont insuffisantes pour compter comme des êtres propres. Il vaut donc mieux considérer de ce fait la forme et le volume autrement que comme des tropes par eux-mêmes. Les tropes réels sont les qualités-d’un-volume-doté-de-forme. Les distinctions que nous pouvons faire entre la couleur, la forme et la taille sont des distinctions faites en pensée, auxquelles ne correspond aucune distinction dans la réalité. Un changement dans la taille ou dans la forme d’une occurrence de rouge n’est pas l’association du même trope rouge avec différentes tropes de forme et de taille, mais l’occurrence d’un trope de rouge (au moins partiellement) différent dans son occurrence même.

    Il n’y a pas de corrélation directe entre des descriptions distinctes et des tropes distincts. Que les prédicats ne collaborent pas de concert avec les tropes est important, car en cela réside la possibilité de la réduction : grâce à elle il apparaît qu’un trope peut consister en des tropes qui, avant la découverte de la réduction, auraient été considérés comme « autres ». La réduction est le cœur et l’âme de toute cosmologie scientifique. Les réductions qui impliquent des éléments dans des corps matériels familiers, à l’échelle humaine, permettent d’expliquer de la meilleure façon pourquoi les tropes apparaissent ordinairement dans des faisceaux comprésents qui ne peuvent être scindés et dont les membres résistent à une manipulation indépendante.



8/ La philosophie du changement et la cosmologie moderne



L’admission des particuliers abstraits comme catégorie ontologique de base nous ouvre une voie prometteuse dans la philosophie du changement. Nous sentons tous, au plus profond de nous, qu’une distinction radicale est à faire entre diverses sortes de changements, tels que le fait de devenir chauve et le fait de devenir grand-père. Les premières sortes nous concernent directement. Elles sont intrinsèques, tandis que les autres sont en quelque manière dérivées, dépendantes ou secondaires. Si nous nous satisfaisons d’une analyse du changement en termes d’applicabilité de nos descriptions, les deux sortes de changement semblent toutefois compatibles.

   Nous pouvons rendre justice à notre sentiment intérieur et atavique en distinguant les changements pour lesquels différentes descriptions s’appliquent à O en vertu d’une nouvelle situation de tropes relatifs à O lui-même ; et les changements pour lesquels les nouvelles descriptions s’appliquent comme conséquence d’une nouvelle situation incidente de tropes se produisant quelque part ailleurs. Les changements dus aux tropes deviennent la base métaphysique d’où les autres formes de changement dérivent.

   Nous pouvons reconnaître trois types basiques de changements dans lesquels les tropes entrent :

1/ Les mouvements : des glissements, des inflexions où des tropes conservent leur identité. Lorsqu’une balle de cricket se déplace de la batte vers la limite de zone, elle conserve son identité, et les tropes qui la constituent conservent aussi leur identité. De nombreux exemples de relations sont impliqués néanmoins : être aussi loin que, envoyé dans telle direction, depuis tel ou tel lieu. En raison de tout ce qui a été dit jusqu’ici, ce sont aussi des tropes. Beaucoup de ceux-ci jouissent d’une brève occurrence lors de n’importe quel mouvement. Comme il ne peut pas y avoir de relations sans termes, dans une métaphysique faisant des tropes de premier ordre les termes de toutes les relations, les tropes relationnels doivent appartenir à un ordre dérivé ou second.

2/ Les substitutions, dans lesquelles un trope ou plus s’évanouissent et où d’autres prennent leur place. La combustion est un cas classique. L’objet consumé ne conserve pas son identité. Ses tropes constituants ne sont plus. A leur place il y en a d’autres qui n’avaient pas d’existence au préalable.

3/ Les variations. Un objet devient plus dur ou plus souple, plus chaud ou plus froid. Avec de telles qualités admettant des degrés, je pense que nous pouvons accorder que le même trope, déterminable dans son caractère quoique déterminé en tout point donné du temps, est impliqué. Appelons cursus (thread) un élément abstrait pris dans une situation et s’étendant dans le temps. Les variations sont des cursus homogènes ; les processus, comme la combustion, des cursus hétérogènes.


Le concept de cursus est très utile pour ordonner les catégories. La stabilité est représentée par ceux des cursus les plus homogènes de tous. Les variations dans une quantité n’impliquent pas de discontinuité profonde, comme nous l’avons vu ; les différentes parties de ce décours temporel sont simplement des instances du même type de propriété. Les événements sont de différentes natures : un accroissement de température est une altération le long d’un cursus homogène : une explosion fait cesser de nombreux décours temporels et en initie de nombreux autres différents. Les évènements, les processus, les stabilités et les continuités sont tous explicables comme des variations dans la configuration de présence des tropes. Tous sont des catégories constructibles à partir de la même base en termes de particuliers abstraits.

   Les tentatives pour mettre en relation ces trois espèces de changements sont bien sûr une partie parfaitement propre de la cosmologie. L’atomisme classique, par exemple – l’apothéose du particularisme concret – implique la thèse que les trois types de changement se résolvent, selon une analyse plus fine, en mouvements, notamment en mouvements de corpuscules.

   Mais l’atomisme classique est faux, et aucun type d’atomisme ne semble actuellement prometteur. La cosmologie de la relativité générale requiert une conception holistique de l’espace-temps. Et elle semble en appeler positivement au trope métaphysique et à une rupture avec le particularisme concret. La distinction entre « matière » et « espace » n’est plus absolue dorénavant. Toutes les régions possèdent à quelque degré ces quantités qui, en dose suffisante, constituent la matière des objets parmi lesquels nous vivons, nous déplaçons, et avons notre être.

   Le monde se résout en six quantités, dont les valeurs à chaque point spécifient le tenseur pour l’espace-temps courbé à ce point. Les corps matériels sont des zones de courbure relativement haute.

   Le concept familier d’un individu complexe, distinct, concret se dissout.  A sa place, nous obtenons le concept de quantités avec des valeurs dans des régions données. De telles quantités, en des localisations particulières, sont des particuliers abstraits dissociés, ou tropes. Considérant leur occurrence et leur variation à travers tout l’espace et le temps, ce sont des cursus pandémiques homogènes. La métaphysique des particuliers abstraits trouve ainsi une justification en fournissant le matériel le plus approprié pour exprimer la cosmologie contemporaine.
















[1] In P. French et al., (ed) Midwest Studies in Philosophy VI : The foundations of Analytical philosophy, University of Minnesota Press, 1981, pp. 477-88.

[2] D.M. Armstrong, Universals and scientific realism, Cambridge University Press, 1978.

[3] G.F. Stout, « The nature of Universals and Propositions », Proceedings of the British Academy, 10 (1921-3), 157-72. Tr.Fr. « La nature des universaux et des propositions » in Nef & Garcia (eds)Textes clés de Métaphysique contemporaine, vol 1, Vrin, 2007.

[4] G.E.L. Owen, ‘Inherence’, Phronesis, 10 (1965), 97-108 ; Nicholas Wolterstorff, “Qualities”, Philosophical review, 69 (1960), 183-200, et On Universals (Chicago University Press, 1970) ; Anthony Quinton, “Objects and events”, Mind, 87 (1979), 197-214 ; Jerrold Levinson, “The particularisation of attributes”, Australasian journal of philosophy, 58 (1980), 102-15. P. Butcharov, Being qua being (Bloomington : Indiana University Press, 1979); 184-206, discutent mais rejettent la conception.

[5] D.C. Williams, “The Elements of Being”, tr.fr. In Nef & Garcia (eds), Textes clés de métaphysique contemporaine Vol I, Vrin, 2007.
[6] D. Davidson, « Causal relations », Journal of Philosopgy, 64 (1967), 691-703, Tr.Fr. P. Engel, Les relations causales, in D. Davidson, Actions et Evènements, 1993, pp. 199-218 ; « The Logical Form of Action Sentences », in Logic of Decision and Action, Nicholas Rescher (ed.), Pittsburg University Press, 1966, Tr.Fr. P.Engel, La forme logique des phrases d’action, in D. Davidson (ibid.).
[7] Si Quine a raison, ils sont des particuliers concrets à quatre dimensions, dont les frontières ne sont pas déterminées par des discontinuités matérielles, mais par des discontinuités sous d’autres rapports, que nous décrivons de manière pré-théorique comme des discontinuités d’activité.
[8] Anthony Quinton, The Nature of Things (London : Routledge & Kegan Paul, 1973), partie I ; D. M. Armstrong, Universals, ch.II.
[9] Voir Nelson Goodman, The Structure of Appearence, 2nd édition (Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1966) ; chapitre 5. Tr.fr. J.-B. Rauzy (dir), La structure de l’apparence, Vrin, 2005.
[10] Nelson Goodman, The Structure of Appareance, chapitre 5 et 6. Tr.Fr. J.-B. Rauzy (dir), La structure de l’apparence, Vrin, 2005.
[11] Cf. F.P. Strawson, Individuals (London : Methuen, 1959), chapitre 2, Tr. Fr. A. Shalom et P. Drong, Les individus, Le Seuil, 1973.

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