Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

dimanche 22 mars 2015

Traduction de Dean Zimmerman, From property dualism to substance dualism, par J.-C.Boschi & J.-M.Monnoyer


[Dean ZIMMERMAN a soutenu son Ph.D à Brown University sous la direction de Roderick Chisholm. Il dirige actuellement le Centre d’études sur la philosophie de la religion au département de Philosophie de l’Université Rutgers (New Brunswick), dans lequel enseignent entre autres Ernest Sosa, Jerry Fodor, Peter Kivy et Jonathan Schaffer. Il est aussi le co-organisateur du Séminaire d’été des études thomistes (avec Michael Rota). Il a été éditeur de nombreux livres importants, parmi lesquels  1/ Metaphysics : the Big Questions (avec Peter Van Inwagen), Blackwell, seconde édition 2008 ;  2/ Oxford Handbook of Metaphysics (avec M. Loux), Oxford UP 2003 ; 3/ Persons : human and divine, Oxford UP, 2007. Il a publié de très nombreux articles de métaphysique, dont celui que nous traduisons ci-dessous en français. Enfin, avec Karen Bennett, il est l’éditeur des Oxford Studies in Metaphysics (depuis 2004), neuf volumes ayant paru à ce jour. Dean Zimmerman a été le conseiller scientifique principal dans l’organisation du colloque « Objet & personne », qui s’est tenu à Aix en Provence du 16 au 18 octobre 2014.

L’article que nous donnons à lire est fort éclairant sur le point de savoir en quoi les propriétés phénoménales de l’expérience consciente pourraient être comptées parmi les propriétés fondamentales. Bon connaisseur des positions de Lotze, Brentano et Broad, Zimmerman intègre l’évolution doctrinale des adverbialistes dans sa réflexion — et dans le bilan d’étape qu’il fournit. Nous le remercions vivement d’avoir autorisé la traduction de cet article qui a paru dans les Proceedings of the Aristotelian Society.


jmm]


Du dualisme des propriétés au dualisme des substances [1]


Dean Zimmerman  



   Résumé : Le dualisme des propriétés jouit de nos jours d’un léger regain d’intérêt ; le dualisme des substances n’en bénéficie pas pour autant. Pourtant, il n’est pas très facile de penser qu’on puisse être à la fois dualiste des propriétés et matérialiste à l’endroit des substances. Les raisons d’être dualiste à l’égard des propriétés s’appuient sur l’idée que des propriétés phénoménales (les qualia), sont aussi fondamentales que peuvent l’être la plupart des plus élémentaires propriétés physiques. Mais quels objets matériels pourraient être les supports des qualia ? Même si certains qualia exigent une construction adverbiale (lorsqu’ils sont des modifications de ce qu’est la conscience, à cause de celles-ci donc, et non pas des propriétés de quelque chose d’autre auquel le sujet de la conscience est confronté), alors le dualiste des propriétés peut être entraîné vers les formes spéculatives du matérialisme —  mais aucune forme de ce dernier, à ce stade, ne me paraît plus acceptable que les plus modestes versions du dualisme émergent soutenu par les dualistes contemporains de la substance.




1/ Cible. La théorie dite du double aspect (Dual-Aspect-Theory).


   Pour une raison ou pour une autre, en tout temps et en tous lieux, on a   pensé qu’il était plus facile de croire qu’il y a quelque chose de plus qu’un corps chez une personne ; que la vie est possible après la mort biologique, que « ce quelque chose de plus » — l’âme ou l’esprit  — survit au corps[2]. De nombreux philosophes ont partagé ce consensus et ont développé des théories dualistes sur la nature de la personne humaine. Des philosophes dualistes tels que Platon, Thomas d’Aquin, Descartes et, de nos jours, Karl Popper, Richard Swinburne et William Hasker ont certes, entre eux, des désaccords divers[3]. Mais ils ont ceci en commun : ils croient que pour chaque personne qui pense ou éprouve des expériences, il y a une chose — une âme ou une substance spirituelle — à laquelle font défaut les caractéristiques physiques des propriétés des objets matériels non pensants, tels que les pierres ou les arbres ; et ils croient que cette âme est essentielle aux personnes, à l’encontre de tout autre chose déterminant d’une manière ou d’une autre leur vie mentale.

    Cette doctrine est appelée dualisme des substances, et elle contraste avec les formes variées du dualisme des propriétés — une thèse d’après laquelle les propriétés mentales des personnes sont significativement indépendantes et distinctes des propriétés physiques des personnes concernées. La distinction entre les deux formes de dualisme autorise une vision intermédiaire. Dualiste, au moins en ce qui concerne les propriétés mentales, elle serait matérialiste pour ce qui regarde la substance possédant ces mêmes propriétés. Le fait qu’une classe de propriétés puisse varier indépendamment d’une autre n’écarte pas la possibilité que certaines choses puissent avoir les deux sortes de propriétés. Les matérialistes de la substance qui sont proprement dualistes peuvent invoquer des exemples tels que la couleur et la forme. Les propriétés d’une couleur et celles d’une forme paraissent pratiquement indépendantes les unes des autres. Pourtant un objet simple, comme une balle rouge, semble avoir les deux — et certes, cela ne signifie pas qu’il a une partie rouge et sans forme, et une autre partie décolorée, mais sphérique. Certains philosophes qui récusent le dualisme des substances et prennent partie pour une forme robuste de dualisme des propriétés ont soutenu que les propriétés mentales et les propriétés physiques sont, en toutes choses, totalement indépendantes comme peuvent l’être la couleur et la forme, tandis que les attributs restants de l’objet unique dériveraient entièrement de la matière ordinaire. Une telle combinaison est parfois appelée « la théorie du double aspect ».

   Il n’y a pas si longtemps, la plupart des philosophes ou presque défendait le dualisme des propriétés,  et le «dualisme» — dans le contexte du problème corps/esprit  — ne signifiait rien d’autre que ce que j’appelle « dualisme des substances » (les occurrences non qualifiées du dualisme correspondent à ce dernier dans la suite de article). Aujourd’hui, en philosophie de l’esprit, alors que le dualisme des substances est regardé comme une voie de garage, le dualisme des propriétés redevient populaire. En fait, la théorie du double aspect semble même jouir d’un regain d’intérêt[4].

   Pourtant, combiner le dualisme des propriétés et le matérialisme substantiel pourrait être un piège. Quel objet matériel particulier suis-je supposé être ? Et peut-on concilier ce choix avec l’idée que certains de mes états psychologiques sont tant soit peu indépendants de mes états physiques ? Je soulève donc le problème en supposant que le matérialisme puisse identifier chaque personne avec « une variété d’objet des plus ordinaires » [garden variety], tel un objet physique quelconque, un organisme ou un cerveau, —  un objet physique qui nous serait familier, mais qui se verrait opposé à un objet physique plus exotique que lui, découvert après un examen du cerveau, et postulé de manière à résoudre le problème du matérialisme des substances. Je ne prétends pas avoir montré que le dualisme conduit inexorablement au dualisme des substances. Mais j’essaierai de faire voir que cette vision ou bien conduit à un dualisme des choses mentales et physiques, ou bien conduit à certaines formes de matérialisme qui ne peuvent pas regarder la personne humaine comme un corps (ni même comme la partie macroscopique d’un corps) appartenant à un genre physique familier. Ainsi les perspectives offertes par les versions les plus hétérodoxes du matérialisme contemporain, en fin de compte, ne paraissent pas meilleures que celles défendues par certaines versions du dualisme des substances.


2/ La thèse du dualisme des propriétés.


Il est difficile de résister à la description des multiples aspects des objets ou des modes divers par lesquels ces objets peuvent se ressembler, les uns les autres, en termes de familles de propriétés. Il y a, par exemple, toutes les formes qui composent les choses — les cubes, les sphères, les pyramides etc.... et toutes les couleurs — rouge, jaune, vert, etc. Les objets qui ont des formes similaires mais qui ont des couleurs différentes sont identiques lorsqu’on ne considère que leur aspect — ils ont des propriétés communes avec la famille de la forme, mais pas avec celle de la couleur. Bien que parler d’eux en raison de leur aspect est naturellement formulé en ces termes, je suppose que toute réponse philosophique adéquate au « problème des universaux » doit prendre en considération le phénomène de la similarité qui concerne certains aspects au détriment des autres ; par conséquent, rien de ce que je pourrais dire ne répond à la question ontologique de savoir s’il y a des propriétés.

Certains aspects qui font que nous nous ressemblons, les uns les autres, correspondent à des ressemblances objectives profondes. D’autres aspects sont beaucoup plus superficiels. Les similarités de notre ADN sont grandes et objectives ; les similarités de la citoyenneté ne le sont pas. La profondeur des similarités atteint son niveau « le plus bas » dans la ressemblance exacte établie au regard de quelque aspect objectif.

Des métaphysiciens contemporains, disciples de David Lewis, utilisent le terme de « propriété naturelle » pour se référer à la ressemblance objective portant sur un aspect extrêmement précis. Platon utilise la métaphore de « la nature se découpant aux bonnes jointures ». Dans la terminologie d’aujourd’hui, une propriété naturelle marque une articulation dans la nature de l’espèce la plus simple et la plus profonde à la fois. Bien évidemment, la naturalité n’est pas une affaire de tout-ou-rien. Les schémas de classification sont eux-mêmes plus ou moins naturels. Nous faisons des généralisations à propos des similarités et des différences existant entre les Anglais, les Ecossais, les Irlandais et les Gallois, même si leur appartenance au même groupe ethnique ne garantit pas une similarité très objective. L’origine ethnique d’une personne n’est pas un aspect hautement naturel, elle n’est pas non plus entièrement contre-nature.

Ce devrait être indiscutable de penser que nous, êtres humains, avons des aspects mentaux et que nous  — ou du moins nos corps — ont des aspects physiques. C’est là dire rien de plus que le fait que nous pouvons nous ressembler psychologiquement et physiquement. Présenter les choses de cette façon ne préjuge en rien d’ailleurs au sujet de la relative naturalité de ces aspects physiques et psychiques : les propriétés physiques les plus naturelles, peuvent, par exemple, être beaucoup plus naturelles que la plupart des propriétés psychologiques les plus naturelles. Cela ne présuppose pas que nos aspects physiques et psychologiques constituent deux types irréductibles de propriétés qui s’excluent mutuellement, annihilant toute possibilité d’identification des propriétés mentales avec les particularités physiques de nos cerveaux.

Les propriétés phénoménales sont les meilleurs candidats pour un type de propriété mentale qui pourrait varier indépendamment de l’état physique.   (J’utilise les expressions « propriété » et « état » de façon interchangeable : souffrir est une propriété mentale ou un état mental ; peser 150 livres est une propriété physique ou un état physique. Bien des choses très diverses peuvent être en situation de souffrir et peser le même poids : ainsi, les propriétés et les états sont-ils clairement, en un sens, des universaux.) Je n’ai rien d’original à dire sur la façon la plus pertinente pour tracer une distinction entre la conscience phénoménale et les autres sortes d’états mentaux; et je n’ai rien à ajouter non plus aux arguments familiers en défense du dualisme des propriétés pour ce qui se rapporte au phénoménal. Je répèterai simplement quelques platitudes sur la conscience et mentionnerai quelques arguments bien connus.

Un état est reconnu comme phénoménal si et seulement si il y a  « quelque chose qui est perçu comme tel » ou d’après « l’effet que cela nous fait justement de le ressentir » quand on est dans cet état[5]. Tout état mental n’implique pas forcément un état phénoménal particulier. Intuitivement, on veut dire qu’il n’y a pas distinctement « un effet que cela nous fait », un effet particulier quand on pense à la ville de Vienne ou quand on croit savoir que l’herbe est verte : dans de tels cas, il n’y a pas d’expérience vécue chez celui qui pense ou croit penser ces choses. Ainsi les états intentionnels de ce type ne sont-ils pas des états typiquement assimilables à ceux d’une expérience phénoménale — bien que peut-être invariablement, ils impliqueront (ou seront du moins accompagnés par) un état de conscience phénoménal. Voir, entendre, respirer, goûter, sentir la texture et la température sont, d’un autre côté,  des exemples de modes de conscience qui adviennent avec les différents « effets que cela nous fait » quand nous passons par ces états. Et les différentes sortes d’effets que cela nous fait peuvent  entre eux être divisés au moins aussi finement qu’il n’y a de différences dans ce que c’est que d’ « être » dans ces états.

Les philosophes de l’esprit ne sont parvenus à aucun consensus sur la nature des états phénoménaux. La plupart d’entre eux sont soucieux d’expliquer comment les caractéristiques de ces mêmes états  peuvent  s’ajuster à un monde dans lequel le physicien a le dernier mot ; mais les stratégies employées sont multiples et variées. En dépit de ce désaccord, une majorité a réussi à marteler une manière de credo commun   disons une sorte de physicalisme a minima. Quoique les matérialistes contemporains soient généralement heureux de rester agnostiques sur le genre de propriétés qui seront reconnues comme des vérités par les physiciens du futur qui leur diront le dernier mot,  ils sont néanmoins quant à eux sûrs d’une chose : la science sérieuse n’aura pas besoin de postuler de propriétés fondamentales séparant les choses basées sur des similarités ou des différences manifestement psychologiques ou mentales. En fin de compte, la réalité se révèlera n’être rien d’autre que « des atomes dans le vide»,  sinon de quelconques phénomènes tout aussi non mentaux. Quels que soient les termes de la plupart des transactions causales les plus fondamentales, ils n’incluront ni des esprits ni des états mentaux. Et tout le reste surviendra sur (et sera déterminé par)  les faits descriptibles dans les termes de ce matérialisme fondamental de la physique future.

Au moyen de ces arguments maintenant familiers, les dualistes des propriétés tentent d’amoindrir le consensus physicaliste en nous invitant à imaginer des mondes possibles dans lesquels les faits physiques restent semblables, mais où les états phénoménaux sont distribués de façon différente. Dans ces « mondes de zombies », il existe des créatures physiquement identiques à nous mais qui sont totalement dépourvues de conscience phénoménale. Il n’y a rien qui ressemble au sentiment d’être un zombie, tout de même que je ne peux éprouver ce que cela fait que d’être une pierre
[6]. La possibilité des zombies n’est pas la seule façon de soutenir le dualisme des propriétés ; il y a, également, les fameuses expériences de pensées impliquant des créatures qui ne sont pas étrangères à celles que nous sommes actuellement, qui ne sont pas des copies de nous, mais pour lesquelles existe une inversion du spectre des couleurs phénoménales causées par les différentes longueurs d’onde quand la lumière frappe leurs yeux[7]. Il y a encore « l’argument de la connaissance » de Franck Jackson[8], et nombre d’autres styles d’argument antiphysicaliste[9] .

Ce que la majorité de ces arguments se proposent de démontrer est que, dans l’expérience, nous sommes conscients [aware] des propriétés phénoménales qui pourraient différer en dépit du fait que toutes les propriétés non-mentales et fondamentales sont distribuées de la même façon. Les mêmes expériences de pensée qui sont censées démontrer l’échec du phénoménal à survenir sur les propriétés chimiques et les propriétés biologiques du cerveau devraient — si elles étaient couronnées de succès — prendre également en charge l’échec du phénoménal qui ne parvient pas non plus à survenir sur une famille inconnue de propriétés, les propriétés « proto-phénoménales » qu’un « proto-panpsychiste » pourrait attribuer aux plus petites parties de notre cerveau (Chalmers, 1998, pp.126-7 et 298-9 ; Rosenberg, 2004, ch. 5). Lorsque nous nous demandons si des êtres qui ont des structures physiques identiques aux nôtres, mais un spectre de couleurs inversé, peuvent exister, la plupart d’entre nous ne parvient pas à imaginer la véritable facette neurophysiologique de l’expérience de la couleur — puisque la plupart d’entre nous ignore la teneur de ce qu’il en est dans le détail — et que nous ne connaissons que très vaguement la manière dont les réseaux de neurones peuvent être excités. Nous imaginons simplement ces créatures quelles que soient les propriétés que nos cerveaux peuvent avoir, mais indépendamment des qualia dont nous avons déjà une connaissance familière. Dans la mesure où un dualisme des propriétés physiques et phénoménales est vaguement soutenu par les arguments des spectres inversés et des zombies, on en viendra donc à soutenir aussi un dualisme entre propriétés « proto-phénoménales » et propriétés phénoménales. Les perspectives sont faibles, on le voit, de trouver d’autres familles de propriétés  — qui ne soient ni celles mentionnées dans la description des choses non mentales par la « physique dernière »,  ni celles qu’on a découvertes dans l’expérience  — qui seraient plus basiques que celles de nos qualia, et capables de fonder en quelque sorte les similitudes et les différences dans un troisième royaume, par-delà l’opposition entre la physique ou l’expérience.

Que dévoileraient alors les arguments du spectre inversé et des zombies ? Je suppose que «la vraie physique dernière » parviendrait à identifier avec succès la plupart des propriétés naturelles non mentales exemplifiées dans le monde actuel. Je suppose aussi que l’existence de dissimilarités phénoménales entre des créatures qui se ressemblent entre elles eu égard aux propriétés non mentales, justifierait que certaines propriétés phénoménales soient jugées aussi fondamentales que les propriétés non mentales les plus fondamentales. Ce qui falsifierait le physicalisme, parce qu’il n’est pas vrai que tout est susceptible de survenir sur la seule distribution des propriétés non-mentales dont la physique dernière fera l’inventaire. (Etant donné les ambitieuses explications que nous promet la physique, probablement aucune des propriétés phénoménales fondamentales qui ont des effets physiques ne se dévoilerait dans une physique idéale. C’est pourquoi le physicalisme construisant simplement la survenance sur des faits descriptibles dans une physique future est insuffisant — une part cruciale du physicalisme repose sur le pari d’une absence de propriété mentale au niveau le plus fondamental.)

La conclusion soutenue en faisant appel aux zombies et à leurs semblables est au final une thèse concernant la question de savoir quelles sont les propriétés les plus fondamentales — lesquelles  découpant « la nature au bonnes jointures » sont bien responsables des cas de ressemblance objective existant parmi les choses. La naturalité connaît des degrés parce que la ressemblance connaît également des degrés : ainsi le dualisme des propriétés demandera que les similitudes et les dissemblances phénoménales s’étendent sur un éventail allant de celles qui sont les plus naturelles à celles qui ne le sont pas. Or, quoique certaines propriétés phénoménales soient loin d’être « parfaitement naturelles » (pensons à celles qui sont hautement artificielles ou disjonctives, comme voir-rouge-ou-sentir-une-démangeaison ; et d’autres strctement déterminables comme l’écoute de certains sons), le dualisme des propriétés croit qu’il existe une certaine famille de  propriétés phénoménales, élémentaires qui satisfait aux conditions suivantes : 1/ elles sont aussi naturelles que la plupart des propriétés naturelles qui seraient inventoriées dans la description de «la  physique dernière » quand elle se rapporte aux objets matériels « non-sentants » ; et 2/ elles servent de base, également, à toutes les différences et les similitudes entre les types d’expériences qu’il est possible d’avoir — toutes les propriétés phénoménales les moins naturelles survenant sur elles. J’utiliserai le terme de qualia pour me référer aux propriétés phénoménales les plus fondamentales quelles qu’elles soient, et chez quiconque les éprouve et les ressent.

Si le dualisme des propriétés est vrai, le catalogue des propriétés fondamentales et des lois fondamentales doit inclure plus que le seul type de propriété et de loi que l’on trouve en physique, tel qu’il est communément fixé. Paul Churchland évoque l’hypothèse d’après laquelle « les propriétés mentales sont des propriétés fondamentales de la réalité ... sur le même pied d’égalité que la longueur, le poids, la charge électrique et autres propriétés fondamentales. (Churchland, 1985, p. 12 ). Churchland note que le dualiste des propriétés pourrait citer, comme antécédent historique de sa thèse, d’autres cas dans lesquels une propriété fut pensée pour être réductible, mais s’est avérée ensuite être fondamentale — par exemple  — les phénomènes électro-magnétiques (telles la charge électrique et l’attraction magnétique) qui furent autrefois considérés être «une subtile et inhabituelle manifestation de phénomènes purement mécaniques mais qui, tout compte fait, doivent être ajoutés à «la liste des propriétés fondamentales existantes».

Peut être que les propriétés mentales bénéficient d’un statut identique comme celui des propriétés électro-magnétiques : irréductibles, mais non émergentes. Ce point de vue peut être appelé dualisme des propriétés élémentaires ...malheureusement, le parallèle avec les phénomènes électro-magnétiques est un échec cuisant. Contrairement aux propriétés électro-magnétiques qui s’étendent à tous les niveaux de la réalité, du niveau subatomique à des niveaux plus élevés, les propriétés mentales ne se retrouvent que dans les grands systèmes physiques qui ont élaboré une organisation interne très complexe..... Ils n’apparaissent pas du tout comme étant basiques ou élémentaires. (Churchland, 1985, p. 12-13).

L’objection de Churchland n’est pas triviale et je crains que les dualistes au sujet des propriétés ne lui aient pas donné de bonnes réponses. Dans ce cas, je suggèrerai, simplement, que les dualistes des substances auront plus de réponses à lui objecter. Churchland suppose que les propriétés mentales sont exemplifiées par un « grand système physique » qui exhibe « une organisation interne complexe» ; et il allègue que cela a une importance contre le fondamentalisme des propriétés phénoménales.
 

3. La structure des états phénoménaux.


Les défenseurs du dualisme des propriétés se divisent sur les états phénoménaux lorsqu’il s’agit d’identifier la plupart des propriétés fondamentales phénoménales. Les théories sur les spectres inversés et les zombies sont-elles supposées démontrer que les lois raccordant le cerveau et ses états de conscience sont différentes, en dépit de la similarité entre les ondes lumineuses qui stimulent nos rétines et les modes de stimulations neuronales de notre cerveau ? Les panneaux de stop nous apparaissent maintenant rouges, mais dans le monde inversé, ils nous apparaissent violets. Quelque part, les qualia ont été invertis — mais quelles sont ces propriétés inversées et quel genre de choses possède des propriétés phénoménales les plus fondamentales ?

Le défenseur du dualisme des propriétés a le choix : ou bien il peut supposer que les qualia sont exemplifiés par un certain nombre de choses existantes auxquelles le sujet est relié dans l’expérience ; ou bien il peut les considérer comme des propriétés inhérentes aux sujets conscients eux-mêmes. Les philosophes (et les psychologues, quand la discipline était moins récente) se sont engagés dans une série de spéculations sur le type de complexité qui appartient aux états phénoménaux ; et chacun des deux choix concernant le problème des qualia a eu ses défenseurs.

Prenons le type d’expérience que je peux avoir lorsque je vois un panneau de signalisation routière devant moi; ou bien j’hallucine un objet rouge vif ou bien je suis dans une autre situation qui me conduirait à dire que quelque chose de rouge est au centre de mon champ visuel. Pour certains, il semble évident que ce qui apparait rouge [appearing red ] est quelque chose qui ne peut être constitué que par un objet ou une entité d’un certain type distinct du sujet qui l’expérimente : pour avoir une expérience comme celle «d’une chose rouge» il faut s’engager dans un « acte » de sentir [sensing] qui acquiert sa rougeur caractéristique [reddish character] à partir de la nature de son objet. Être un théoricien acte-objet d’un certain type d’expérience phénoménale c’est attribuer une structure relationnelle à l’expérience. Selon la théorie acte-objet, les qualia distinctifs de ce type d’expérience appartiennent à quelque chose d’autre qu’au sujet de l’expérience ; et les différences entre les genres similaires de l’état phénoménal sont construites comme des différences constituées par les entités auxquelles le sujet est relié. G.E. Moore et d’autres théoriciens des données sensorielles considèrent que tous les états phénoménaux dépendent d’une structure acte-objet[10].

D’autres philosophes ont rejeté cette postulation acte-objet dans la sensation prétextant que le fait d’apparaître comme s’il y avait quelque chose de rouge  devant nous, n’est pas une propriété relationnelle ou un état : c’est un mode d’expérience ou de «sentiment» [feeling], et le fait qu’un sujet ait ce genre de sentiment n’implique pas forcément que quelque chose de distinct existe ou apparaisse au sujet. Quand elle apparait à la personne comme s’il existait quelque chose de rouge en face de lui ou d’elle, la personne fait cette expérience d’une apparition d’un mode du rouge ; elle éprouve « rougement un sentiment » , comme le dit Chisholm. La qualité phénoménale particulière aux expériences « comme celle de quelque chose de rouge » n’est pas soutenue par quelque chose à laquelle le sujet qui en fait l’expérience est lié. « Rouge », quand le mot est utilisé pour décrire une expérience phénoménale, est mieux interprété comme un adverbe modifiant le type de sentiment ou de sensation subi par le sujet d’expérience : et ainsi chaque compte rendu de la structure de l’expérience a été désigné comme : « Théorie adverbiale de l’apparaître »[11].

C.D.Broad a examiné les mérites relatifs de la théorie acte-objet et des théories adverbiales sous le titre :  Les sensations sont-elles analysables en acte de sentir et sentiment ? [Acte of Sensing et Sensum] Broad discerne une sorte de continuum entre les types de sensation:

Si nous considérons les différentes expériences appelées «sensations», nous nous semblons être capables de les disposer dans un ordre débutant par celles de la vue, en continuant par celles du goût et de l’odorat, et en terminant par les sensations corporelles telles que les céphalées. Maintenant, si l’on s’attarde sur les éléments saillants de la série, l’analyse de l’acte de sentir et de l’objet senti semble à peu près claire. Une sensation de rouge parait clairement signifier un état d’esprit en rapport avec un objet rouge et non pas signifier un état d’esprit rouge.

Si nous passons maintenant à l’autre bout de la série, le contraire semble vrai par contre. Il n’est pas du tout évident qu’une sensation comme celle d’un mal de tête implique un acte de sensation et un objet « mal de tête »  ; bien au contraire, il apparait beaucoup plus plausible de décrire l’expérience entière comme un état psychique typique du «  mal de tête» [« headachy » state of mind].  En fait, la distinction de l’acte et de l’objet semble ici avoir disparu et, comme il y a clairement quelque chose de mental dans le sentiment du mal de tête, et que tout de même ce sentiment existe aussi dans la sensation visuelle d’une tache rouge, il convient de considérer que la sensation que nous donne ces céphalées est un fait mental inanalysable où aucune distinction de l’acte et de l’objet ne peut être trouvée.

Maintenant, ce contraste entre le haut et le bas de la série n’aurait pas beaucoup d’importance, n’était le fait que les deux sortes de sensation paraissent se mêler insensiblement l’une dans l’autre au milieu de la série. Il est également plausible d’analyser une sensation de goût sucré dans un acte de sensation et un sentiment de douceur  [sweet sensum], ou de le considérer comme un fait mental non analysable, n’ayant pas d’objet, mais possédant la propriété de douceur. (Broad, 1925, pp. 254-5).

La continuité naturelle tente les philosophes, de manière systématique, afin de  développer une théorie de la sensation sur les exemples pris sur l’une ou l’autre extrémité, puis à forcer l’ensemble du spectre des états sensoriels à ce coucher dans le même lit (probablement procrustéen). Broad résiste à cette impulsion unificatrice ; les états que nous appelons des « sensations », le sont du fait que leurs causes prochaines (chacun est la « réponse immédiate » à une stimulation nerveuse), mais ils peuvent être fort différents dans leur structure intrinsèque. Dans notre cas, l’adverbialisme dirigé vers un même état phénoménal fondamental, serait suffisant pour décrire la corne du dilemme auquel j’accorderai l’essentiel de mon attention[12].

Un point de vue que Broad met à part est ce qu’il appelle « la théorie des relations multiples» :

Cette théorie de la relation multiple soutient le point de vue  que « ce qui nous apparaît tel ou tel», est l’unique type de relation existant entre un objet, un esprit et une caractéristique [...] Dans ce type de théorie, dire qu’un penny me semble elliptique, c’est dire que l’unique et inanalysable relation consistant dans « l’apparaître » de ce penny se tient exclusivement entre mon esprit, le penny et la caractéristique de l’ellipticité (Broad, 1923, p.237).

William Alston (1999) défend une version sophistiquée de la théorie de la relation multiple. Mais, même cette optique est primordiale, je l’ignorerai totalement ici ; les différences entre la théorie des relations multiples et l’adverbialisme sont insignifiantes à mes yeux dans le but que je me propose. Le dualisme des propriétés qui, comme chez Alston, prend les relations de cette théorie comme des types phénoménaux de base, a beaucoup en commun avec l’adverbialisme : ce sont deux points de vue qui impliquent que les propriétés fondamentales qui comptent comme des phénomènes sont exemplifiés par les sujets conscients.

Les différences entre les formes de dualisme des propriétés peuvent être notées à travers les jolies métaphores de Gilbert Harman : les défenseurs du dualisme des propriétés stipulent qu’il y a des « peintures mentales» en addition à toutes les propriétés physiques non mentales des choses (Harman,  1989). Ils sont dans l’obligation de nous dire où cette peinture mentale s’applique en réalité.

La métaphore marche assez bien dans le cadre des versions acte-objet du dualisme des propriétés. Puisque que le genre de quale fondamental (du type « couleur peinte ») est supposé ici être une propriété des choses en vertu de quoi elles nous semblent rouges, il mérite certainement le nom de propriété du rouge (redness), et peu importe sur quel support. Le défenseur du dualisme des propriétés se doit d’admettre qu’il existe une propriété différente que nous entendons signifier par «rouge» — une propriété physique ou dispositionnelle des surfaces en vertu de quoi elles causent souvent des expériences de ce genre phénoménal approprié. Et ainsi, le nom de quale serait nuancé : c’est une propriété de rouge phénoménale, une sorte de peinture mentale engendrée par des objets rouges quand les gens normaux les voient sous des conditions d’éclairage idéales — mais aussi produite, dans certaines circonstances, par des objets non rouges, des lumières stroboscopiques non-rouges, par des médicaments, etc. Mais à quoi alors le dualiste des propriétés acte-objet peut-il attribuer le rouge phénoménal ?

Stubenberg (1998, Ch. 7) fournit une taxinomie des théories acte-objet. Il prend les théories des sense data comme le point de départ naturel pour penser les qualités phénoménales — une stratégie historiquement justifiée, au moins depuis le début du  XXeme siècle[13]. Selon la majorité des théoriciens des sense data, ce sont des entités particulières  — dépendantes de l’esprit — avec lesquelles nous sommes mis en relation dans l’expérience, et les qualités phénoménales sont décalquées sur elles. S’opposant à la plupart des théoriciens des sense data, le défenseur opiniâtre du « Relocationnisme » voudra déplacer les qualia depuis le monde des entités mentales vers les objets physiques indépendants de l’esprit que nous percevons autour de nous (Stubenberg 1998 pp. 156 - 68). Cependant le relocationniste opiniâtre peut difficilement être approuvé par le dualiste des propriétés. Compte tenu que la nature des motifs, les défenseurs du dualisme des propriétés qui stipulent une peinture mentale qui serait appliquée sur des surfaces physiques comme une qualité supplémentaire, soutiennent une thèse à peine vraisemblable. Le genre de différence envisagée par les expériences de pensée des spectres inversés, entre autres exemples, est similaire au type de celles qui serait créées en forçant chacun de nous à porter des lunettes colorées. La principale différence entre les deux est que, avec des lunettes, le changement se produit  « upstream »,  en amont des yeux ; tandis que dans le monde inversé ce changement se produit « downstream », en aval, encore plus loin de la surface du signal fixé. En soi, le signal n’est pas différent dans un monde où le spectre est inversé. Les dispositions pour absorber et refléter certaines longueurs d’ondes restent les mêmes. Une différence se révèle seulement lorsque les sujets conscients sont transportés dans l’image du signal. Si les lunettes colorées ne changent pas les caractéristiques intrinsèques des signaux, elles ne devraient pas changer les moyens les plus exotiques de déplacer le spectre des couleurs dont nous faisons l’expérience qui sont projetées dans les propriétés typiques des dualistes.

Ainsi, le dualiste des propriétés acte-objet, qui n’aime pas les sense data, devient ce que Stubenberg appelle un « relocationniste à demi convaincu » : quelqu’un qui détache la rougeur phénoménale des sense data qui dépendent du mental et les applique à un autre objet matériel, qui serait un candidat raisonnable — par exemple, une certaine partie du cerveau ou le système nerveux, ou peut-être une partie des évènements qui se déroulent dans le champ magnétique du cerveau[14]. Le résultat a été appelé « la théorie du cerveau coloré » — ou, lorsque les odeurs sont impliquées « la théorie du cerveau malodorant ». (Etant donné la prévalence des zombies dans les débats actuels et les habitudes diététiques des zombies, peut-être devrions nous nous focaliser sur les parfums, et en appeler à une thèse comme la théorie du cerveau délicieux — à supposé bien sûr que les zombies philosophiques puissent goûter ces arômes cérébraux.)

La théorie du cerveau coloré n’est pas une position appréciable pour les dualistes de la propriété acte-objet quand ils veulent défendre leur camp. Le rouge phénoménal est supposé être responsable de la similitude entre toutes les parties d’une portion uniformément colorée de mon champ visuel. Une importante gamme de nuances précises de rouge phénoménal est responsable par une variation en douceur de toute extension variable de couleur phénoménale. Ainsi les qualia similaires doivent être exemplifiés toujours et toujours, des centaines ou des milliers de fois par des choses dans mon cerveau qui apparaissent (du moins pour moi, comme je m’enquiers du contenu de mon champ visuel) se placer correctement à coté les uns des autres. Un regard pour voir ce qui se passe à l’intérieur du cerveau soulève l’objection célèbre du « grain » que l’on doit à Sellars dans l’identification des états phénoménaux avec les états cérébraux :

L’objection demande, par exemple, comment se fait-il que l’occurrence d’une extension douce et continue de rouge dans notre champ visuel puisse être identique à un processus cérébral qui devrait, semble-t-il, impliquer des opérations discontinues particulières, tels que des transferts ou des interactions entre de grands nombres d’électrons, d’ions ou d’autres éléments ? (Maxwell, 1978, p. 398).


Maxwell a vu l’objection de la différence de grain comme une invitation pour la recherche neuro-scientifique à rechercher les propriétés structurales des parties du cerveau (ou des champs dans le cerveau) qui reflètent au mieux les structures évidentiées dans l’expérience[15]. Quel que puisse être le « corrélat neuronal d’une expérience de rouge», il appartient, sans doute, à un groupe de neurones (ou à des parties de champ électrique) du cerveau. Quelles que soient de même les entités impliquées dans les corrélats neurologiques qui paraîtraient être les meilleures candidates à l’intérieur du cerveau pour être les sujets des qualia rouges du dualiste des propriétés. Mais, alors, l’apparence de la continuité spatiale du rouge dans le champ visuel se révèlerait hautement trompeuse. Le mode d’être rouge semble être exemplifié par les choses qui le sont, et la façon dont il est exemplifié par ces choses serait radicalement différente. Supposons que ce soit le cas. Si nous pouvons être trompé de manière aussi drastique quant à la nature des propriétés phénoménales, pourquoi devrions nous placer notre confiance dans les spectres inversés des expériences de pensées et autres arguments a priori pour un dualisme des propriétés ? Bien que ce sujet mérite plus de considération que je lui en donne, ici, je rappelle seulement ma conviction que la théorie du cerveau coloré est susceptible d’amoindrir, en premier lieu, les bonnes raisons de croire au dualisme des propriétés.

Abandonner la théorie des sense data et, du même coup, relocaliser les qualia, me semble une erreur grossière pour le dualiste des propriétés. Le champ visuel est divisible en deux moitiés, gauche et droite. L’analyse acte-objet de la conscience phénoménale nous invite à utiliser, sérieusement, les parties de ce champ — ou les choses diverses qui nous apparaissent dans ces différentes parties — comme des items par lesquelles nous sommes mis en relation dans l’expérience, des items qui, avec leurs propriétés, donnent à notre expérience ce parfum phénoménal. La peinture mentale ne nous parait 
pas être répartie sur les surfaces des objets extérieurs, ni sur les parties de notre cerveau ; mais où est-elle donc répartie ? J.R. Smythies nous propose une réponse qui, bien que choquante, nous paraît, maintenant, incontournable dans une analyse acte-objet : la peinture est répartie sur les sense data spatialement étendus dans toutes les dimensions (Smythies, 1956). Le champ visuel est constitué de trois, ou du moins deux étages dimensionnels de sense data, dont les parties ne peuvent pas être localisées dans l’espace tridimensionnel occupé par le cerveau, si ce n’est problématiquement. Pourtant, il est généré par le cerveau ; et, ainsi, dans l’hypothèse où les effets sont en continuité spatio-temporelle avec leurs causes, les sense data d’une personne peuvent s’étirer à angle droit à partir des trois directions familières auxquelles nos corps sont restreints. Si ces extrusions extra-dimensionnelles pouvaient être comptées comme faisant partie de la personne, alors être conscient impliquerait que chacune est, si l’on peut dire, une substance avec ses propriétés fondamentales relevant manifestement de types mentaux. Et même si elles ne sont pas reconnues comme des parties des pensées qui les possèdent, ces sense data vérifient le coeur de certaines des thèses dualistes : elles sont une sorte de choses que l’on ne trouve pas dans des objets matériels inconscients et elles sont responsables du fait que nous avons une vie consciente. Ceci ne nous conduit pas exactement à un dualisme des pensées et des objets physiques, mais au moins à un dualisme de certaines formes de nos expériences et des objets physiques.

Dans la suite de cet article, j’assumerai donc que les défenseurs du dualisme des propriétés propriétés qui rejettent le dualisme des substances doivent également rejeter la théorie acte-objet en faveur de l’adverbialisme : le sujet de l’expérience phénoménale est la chose même qui porte véritablement les qualia. La métaphore de la peinture mentale doit être étirée considérablement si elle doit s’étendre à la description des dualismes appartenant à cette famille. (En effet, Stubenberg laisse tomber les métaphores quand il caractérise ces alternatives). Je suppose que chacun peut dire que selon l’adverbialiste, chaque sujet conscient est imprégné de peinture [suffused]. (Une version apparentée du dualisme des propriétés, celle de la relation multiple, est encore plus difficile à caractériser avec cette métaphore de la peinture ; peut être devrait on dire que ensemble le sujet et l’objet sont peints ou que la peinture est appliquée sur un fin ruban qui se déroule entre eux deux.)

Je ne peux pas prétendre, avec les arguments évoqués dans cette section, avoir définitivement fermé toute porte de sortie pour le défenseur du dualisme des propriétés et de l’option acte-objet, qui voudrait soutenir par surcroît le matérialisme du type « légume du jardin » (entendons par là que la personne ne serait pas autre que n’importe quelle chose que nous avons à disposition comme un légume de notre potager). Il y a différentes façons de combiner la théorie acte-objet avec le dualisme des propriétés, des combinaisons qui ne requièrent pas les sense data à la Smythies. Ces variantes peuvent prendre la forme de la théorie du cerveau coloré qui est la moins instable de toutes celles que j’ai débrouillées. Si le rouge phénoménal et les autres couleurs phénoménales sont des propriétés fondamentales de certaines parties de mon cerveau, alors on pourrait soutenir qu’en faire l’expérience ne suppose rien d’autre que d’avoir un organisme avec un cerveau qui fonctionne (et qui est d’une certaine manière réceptif à leur présence). Mes tentatives pour mettre en difficulté ce matérialisme domestique, variété « objet le plus commun » [garden variety] ne vont pas au-delà de cette manière de voir
[16]. Mais le dualiste des propriétés qui, avec l’adverbialiste ou le théoricien des relations multiples, n’immergent pas le sujet dans la peinture mentale, doit bien répandre cette peinture mentale sur quelque chose. Or, parmi les objets physiques, il n’y a pas de très bons candidats qui se présentent eux-mêmes pour être ce quelque chose.



4. Un dualisme des substances plus plausible.


Le dualisme des substances et le matérialisme des substances sont des réponses différentes que l’on peut donner à la question que chacun de nous se pose lorsqu’il se demande platement : quel genre de chose je suis ? Tout compte fait, ma conclusion sera que le dualisme des substances revient s’imposer face au défenseur du réalisme des propriétés, quand on tient compte des alternatives matérialistes qui ne sont pas recevables. Cependant, il existe de nombreuses variétés de dualisme des substances, certaines sont plus sérieuses que d’autres.

Les dualistes ont varié, maintes fois, sur l’interprétation qu’ils donnent aux mots lorsqu’ils prétendent que nous sommes «immatériels» et «non physiques». Compte tenu de l’importance de Descartes dans l’histoire de la philosophie et de l’importance qu’il accorde au dualisme dans sa métaphysique, il est compréhensible qu’il soit devenu le penseur paradigmatique sur cette question ;  c’est sa conception de l’immatérialité qui nous est devenue la plus familière. Les âmes cartésiennes sont immatérielles dans le sens fort : elles ne sont pas, comme les objets matériels, localisées dans l’espace. Contrairement au monde matériel tel que Descartes le concevait, elles n’ont pas de parties mais sont des substances simples, c’est-à-dire non dépendantes du monde physique pour ce qui est de leur existence continue dans le temps ou de leur capacité à penser. Rendre ces trois doctrines des âmes cartésiennes essentielles à toute vision digne de s’appeler «dualisme», serait faire violence aux usages courants utilisés comme label par une large famille de doctrine qui ont d’autres points de vue sur la constitution de la personne humaine. Il serait péremptoire de se saisir du «dualisme» cartésien pour y inclure les adeptes des religions animistes, les spiritualistes et plus récemment les philosophes contemporains qui épousent le « dualisme des substances », sans le qualifier de cette manière. La vérité est que la perspective « dualistique »  a été utilisée pour caractériser tout point de vue situé sur le même spectre, ayant à son extrémité le dualisme cartésien comme clôture, alors que les versions simples du matérialisme se situent justement de l’autre côté du spectre. Il n’existe pas, forcement, de coupure nette et franche au sein de ce même spectre. Des points de vue de plus proches de l’option dualiste stipulent les entités qui sont dépourvues des attributs des objets physiques ordinaires et de leurs particules microphysiques.

Ainsi des dualistes raisonnables admettent que les âmes partagent certaines caractéristiques communes avec les choses physiques. Peut-être, le dualiste pourrait-il postuler que la différence maximale entre l’âme et le corps consisterait à identifier globalement les âmes avec des objets existants en dehors de l’espace et du temps — un dualisme où les personnes seraient de la même étoffe que les nombres ou les formes de Platon. Qui a jamais soutenu un discours semblable ? Certains ont dit que les personnes sont vis à vis de leur corps comme le sont les programmes qui font tourner les ordinateurs. Et, si les programmes sont compris de cette façon qui les rend totalement indépendants des ordinateurs particuliers qui les exécutent, ils deviennent en effet alors des objets abstraits, des entités mathématiques. Il est difficile de prendre cette analogie très au sérieux. Nous sommes des êtres concrets, contingents, et nous sommes dans le temps. Après tout, il est facile d’imaginer que je pourrais avoir un double — une personne distincte de moi,  mais exactement semblable à moi. Qu’il y ait des programmes exactement similaires mais distincts — conçus comme des modèles abstraits  —n’aurait aucun sens. Peu d’entre eux, voire aucun dualiste n’irait aussi loin que possible hors du spectre. Presque tous les dualistes, Descartes inclus, concèderont que les âmes ont cela en commun avec les objets ordinaires matériels : ce sont des entités concrètes qui existent dans le temps et sont capables de changements. Si les électrons et les gluons se révèlent n’avoir pas de parties, comme certains physiciens le présument, alors les âmes de Descartes ressemblent bien à quelque chose de physique, mais selon quelque mode supplémentaire : ses âmes, comme les électrons et les gluons, sont en effet des éléments simples.

Un point d’arrêt qui se trouve à l’autre extrémité du spectre est celui du   matérialisme qui affirme que les êtres humains et la majeure partie d’entre eux ne sont composés de rien d’autre que de morceaux de matière qui pourraient également constituer des objets paradigmatiques purement physiques — des objets dépourvus de toute caractéristique mentale [mentality], comme les rochers et les arbres. Une doctrine philosophique qui va beaucoup plus loin sur le versant dualiste posera qu’il y a des entités douées d’une vie mentale, mais qui n’ont qu’un petit nombre d’attributs en commun avec la matière de la physique paradigmatique. Descartes se trouve, quelque part, assez loin dans le spectre des dualistes, n’attribuant pratiquement rien à ses âmes qui pourrait être constitué de matière ordinaire. Au milieu du spectre mais toujours dans la gamme des variétés du dualisme, s’aligne la cohorte de ces philosophes qui se considèrent, aujourd’hui comme des dualistes.

Tous les dualistes contemporains (du moins parmi les philosophes) admettent que leur capacité de penser dépend du bon fonctionnement du cerveau. Hasker, Swinburne, Talioferro, et tant d’autres, soutiennent que lorsqu’un organisme a un système nerveux suffisamment complexe, il génère automatiquement par là même une substance non physique, qui devient sujet de la conscience — une « substance émergente » qui reste radicalement mais non pas complètement, dépendante du cerveau pour la plupart de ses opérations et pour la poursuite de son existence[17]. Certains dualistes émergentistes, tels Hasker, W. D. Hart, et bien avant eux, Lotze, sont prêts à dire que les âmes sont situées dans le cerveau et présentes dès qu’une interaction est requise[18].

Les dualismes les moins extrêmes sont d’un plus grand intérêt philosophique que le cartésianisme pour diverses raisons. Ce ne serait d’ailleurs totalement hors propos, même pour les philosophes, de considérer qu’ils se rapprochent plus étroitement que le cartésianisme des anthropologues dualistes qui furent à l’origine de la plupart des cultures humaines et de toutes les religions. Peut-être sont-ils plus défendables ; la plupart des objections qu’on adresse au dualisme se révèlent n’avoir aucune prise sur eux. Bien des arguments en faveur du dualisme ne revendiquent pas que l’âme possède tous les attributs que Descartes lui accorde. Ainsi, les dualistes moins radicaux sont plus fiables en ne posant pas plus de différences entre les âmes et les objets matériels que celles qui sont requises pour rejeter le matérialisme. Pourtant, il convient de noter que certaines formes de dualisme n’ouvrent pas de voie de sortie pour contourner le paradoxe que je pose aux dualistes des propriétés. Un dualiste ne pourra pas prouver qu’il est mieux loti que la moyenne des matérialistes s’il s’avère que nous sommes formés d’un ectoplasme tourbillonnant sur soi et ayant des limites aussi floues que celles des objets ordinaires.



5. Le matérialisme des substances variété la plus commune
[Garden Variety Substance Materialism]



A la question, quel genre de choses je suis ? Le matérialiste répond : « une chose matérielle, une chose entièrement composée d’éléments qui pourraient constituer des pierres, des étoiles, ou toute espèce de chose absolument non-pensante ». Mais des matérialistes différents m’identifient avec des choses matérielles différentes ; et évidemment, on pourrait être matérialiste et sélectionner des candidats entièrement inconvenants. Descartes mentionne certains matérialistes qui croient « que leur tête est en faïence ou qu’elles sont des citrouilles ou en verre (Descartes, 1984, p. 13)». Certains  philosophes contemporains, célèbres et sains d’esprit, ont sérieusement demandé si nous pourrions être composés de minuscules particules physiques localisées, quelque part, dans le cerveau (Chisholm 1978 ; Quine 1997), mais plus populaires et de loin (et surtout plus vraisemblables aussi) sont les versions du matérialisme qui choisissent, pour les identifier avec moi, des objets physiques familiers que je désigne tels des objets « ordinaires » [garden variety objects].

Certaines parties des corps vivants sont ce que je devrai appeler des « parties naturelles » : leurs limites dans l’espace sont raisonnablement définies de façon tranchée, et si les limites se distinguent elles-mêmes des parties, leurs parties travaillent de conserve pour effectuer certaines fonctions. Voici quelques exemples : un atome unique à l’intérieur d’un brin d’ADN, le cœur, les reins, le rachis, une cellule sanguine individuelle, le système respiratoire, l’ensemble du système nerveux, le cerveau, un hémisphère cérébral et l’organisme complet (c’est cette « partie impropre » qui comprend toutes les autres). Finalement, si cette liste est valable pour un livre traitant de physiologie humaine ou de biochimie, elle comptera comme une partie naturelle pour ce que je voudrais démontrer. Je suppose que, parmi les objets physiques, les candidats les plus plausibles à être le sujet pensant que je suis, doivent avoir au moins la dimension et la forme de certaines de ces parties naturelles ; et elles doivent inclure toutes les parties dont dépendent nos capacités de penser. Les parties naturelles, qui correspondent le plus à ces critères, sont : l’organisme complet auquel je me réfère comme étant « mon corps », la totalité du système nerveux avec, en son sein, le cerveau, le cervelet et peut- être l’un ou l’autre des deux hémisphères. Pour que l’un des candidats de ce que j’appelle variété des objets « les plus ordinaires » puisse être vraiment moi, il faut qu’il appartienne à l’un de ces derniers (ou bien qu’il coincide avec l’un d’eux par la dimension et la forme). Le matérialisme variété commune, par conséquent, optera pour la thèse disant que chaque humain n’est rien que l’une de ces parties naturelles (ou que chaque personne possède, maintenant, la même taille et la même forme que l’une de ces parties naturelles[19]).

Les candidats variété commune ou très ordinaire sont tous vagues néanmoins dans leurs frontières spatio-temporelles. Je soutiendrai que le vague crée de sérieuses difficultés à l’encontre de cette variété du matérialisme issue du dualisme — puisqu’il se retrouvera entrer en compétition avec des versions plus surprenantes du matérialisme, qui celles-ci postulent des sortes très spéciales d’objets physiques.

Le matérialisme « variété commune » m’identifie comme l’un de ces candidats, à supposer que je sois une chose qui trouve déjà une place dans notre conception habituelle du monde. Un tel objet aura, comparativement, des frontières naturelles, par exemple celles d’un organisme ou d’un cerveau ou encore celle d’un hémisphère cérébral. Mais les animaux et leurs organes sont les membres d’un large spectre qui comprend des arbustes, des arbres, des nuages, des montagnes, des rivières, des raz de marée et toutes les identités les plus floues qui se puissent imaginer [fuzzy entities]. Tous ces objets matériels familiers trahissent un vague caractéristique [vagueness] ou une indétermination dans leurs frontières spatio-temporelles. Les stratégies correctement dirigées pour résoudre les énigmes posées par les objets vagues ne paraissent pas satisfaisantes lorsqu’elles s’appliquent à quelqu’un qui est soi-même.

Tous les candidats disponibles de la variété commune ou « très ordinaire »  (et destinés à servir de référent à l’usage que chacun fait du mot « Je » ) apparaissent réellement brumeux, lorsqu’on inspecte le flou de leurs frontières spatiales. De nombreuses particules sont ou bien dans un processus d’intégration, ou dans un processus d’effacement. Elles ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors de leur espace assigné. Après un examen supplémentaire, il semble même que le vague soit tel qu’on ne sait pas si certains morceaux de matière sont ou ne sont pas à l’extérieur de la frontière du vague —, en sorte que les objets de la variété la plus commune exhibent justement un vague « d’ordre supérieur » : ce fait deviendra évident dans ce qui suit.  

Bien que moins pertinentes, les frontières temporelles de ces mêmes objets présentent un flou tout aussi perturbant. Personne ne doute que les météorologistes aient une grande liberté pour fixer une ligne entre un ouragan et une tempête tropicale. Mais les corps animaux ne sont pas vraiment différents de ce que sont les tempêtes sous ce rapport de délimitation. L’examen des naissances et du décès des organismes révèle de nombreuses lignes de fracture qui pourraient rendre service pour fixer la séparation entre personnes humaines vivantes et simples amas de matière inorganique. Une insistance que l’on peut avoir à trouver les moments premiers et les moments derniers des organismes vivants ne peut que forcer la décision, comme celle que prend le météorologiste. Des lignes franches et claires ne pourront pas être tracées par ceux qui – comme Locke – dénigrent les frontières biologiques à l’avantage des frontières psychologiques. Les néo-Lockéens doivent admettre que la continuité psychologique comme la vie biologique est une affaire de plus et de moins : les personnalités psychologiques émergent, et fréquemment s’altèrent, bien que ce soit par degrés.

Un matérialiste variété « commune » doit ainsi nous permettre de penser que les indéterminations spatio-temporelles des objets matériels affectent les personnes humaines ; et donc que des stratégies correctes pour affronter les objets flous doivent s’appliquer également aux personnes. Dans le prochain paragraphe, j’examinerai ce qu’il convient de dire à propos des objets et de leurs limites spatiales floues, en montrant combien il est difficile de croire que nous sommes nous-mêmes flous de la même manière tandis que nous affirmons le dualisme des propriétés.


6. Théories adverbiales et objets vagues.


La relation acte-objet dans l’expérience phénoménale nous conduit raisonnablement à admettre des sense data et une certaine forme de dualisme substantiel  — c’est ce que je me propose d’assumer. Il y a un autre type de difficulté auquel doit faire face le matérialisme ordinaire, si quelques uns de nos états phénoménaux fondamentaux sont exemplifiés par les contenus de conscience (comme il est le cas selon l’adverbialisme et les théories de la relation : pour faire court, dès maintenant, je ne mentionnerai que l’adverbialisme). Le dualisme des propriétés combiné avec l’adverbialisme   fait qu’il est réellement difficile d’assimiler les personnes humaines avec les objets matériels ordinaires. Ce problème gît dans le fait que tous les candidats de cette dernière catégorie, pour être moi — en particulier cet organisme et ce cerveau  — ont des limites spatiales vagues. Bien que sans conduire directement au dualisme des substances, cela signifie que pour quiconque accepte un dualisme de l’esprit et des propriétés physiques fondamentales, le dualisme des substances serait de retour dans le jeu.

L’adverbialisme implique que la chose qui supporte la propriété phénoménale lui apparaissant est un sujet d’expérience, un être conscient. Mais qu’est-ce que ce sujet, si le matérialisme des objets ordinaires est vrai ? Un objet vague, comme un organisme ou un cerveau, par exemple. Le vague constitutif de ces objets à un moment donné consiste dans le fait que de nombreuses particules périphériques et même spécialement internes supposées leur appartenir, comme le sont les atomes et les molécules, ne sont pas de manière définitive reconnues « dans », ou définitivement « hors de », leur périmètre. Il n’est pas clairement établi qu’elles fassent partie du corps ou qu’elles fassent partie de l’environnement. Comment comprendre ce vague, si ce n’est bien sûr qu’il alimente une controverse philosophique.

J’assumerai que le vague de ces limites n’est pas correctement construit —  bien qu’il y ait exactement un corps ou un organe prochain  — en vertu du fait que ce dernier « s’évanouit » à mesure,  car divers degrés d’indétermination impliquent justement une partie de la relation existant entre l’objet unique et les multiples candidats à sa partition. Peut-être existe-t-il des objets indéterminés dans leurs frontières pour cette seule raison ; mais en traitant les objets « ordinaires » comme vagues, cette façon de faire se targue d’une précision d’autant plus fallacieuse. Quels que soient les degrés variés selon lesquels les particules peuvent être des parties — qu’il s’agisse de degré deux, trois, ou de n’importe quel nombre de cardinalité infini — il est non moins difficile de penser qu’il y a des réponses précises à la question de savoir si les particules périphériques sont des « parties », qu’il ne l’est de répondre à la question de savoir ce qui est « dans » et « en dehors de».

Les cas les plus intéressants concernant le vague des objets « ordinaires » domestiques sont les théories qui rejettent l’indétermination des frontières en faveur de l’existence d’une pléthore de bons candidats substituables à l’objet en question. J’écarte la théorie épistémologique du vague soutenue par Timothy Williamson qui a de nombreux adeptes : je le fais pour des considérations extrinsèques et hautement contingentes — les raisons étant que nous ne serons jamais capables de les comprendre à cause de leur portée globale et de leur complexité. Des arguments soigneusement dirigés contre le matérialisme des objets ordinaires peuvent servir à  passer au travers de l’épistémicisme de Williamson ; mais je limiterai ma discussion à ce que je considère comme le plus vraisemblable et populaire dans l’approche du vague des montagnes, des nuages, des corps vivants et des organes. C’est un phénomène essentiellement linguistique en relation avec l’indécision sémantique ou la spécification insuffisante de mots tels que « montagne », « nuage », « corps humain », « cerveau ». Nous parlons du corps humain et du cerveau comme s’il y avait un seul objet physique disponible devant nous, alors qu’il existe plusieurs choses déterminées qui se chevauchent au même endroit, et qu’aucune d’entre elles n’a été reconnue avec assez de précision pour pouvoir être qualifiée comme le seul et unique objet de référence[20].

La combinaison de cette pluralité de candidats jointe à l’indécision sémantique fournit une explication intuitivement convaincante sur le phénomène du vague des objets comme les nuages et les montagnes. De nombreux paquets de molécules sont de bons candidats pour être un certain nuage ; des parcelles agrégées de terre et de rochers sont de bons candidats pour constituer une certaine montagne. Nous n’avons pas assez fait tout simplement pour singulariser l’un de ces objets plus précisément comme le sujet de notre vague pensée et de notre discours ; à la place de quoi, nous gesticulons de façon indifférenciée pour chacun d’entre eux eux. Aucun n’est intrinsèquement plus éligible pour être ce que nous pensons qu’il signifie. Ainsi, il n’y a pas de référent unique pour un terme comme « mont Everest » et les expressions démonstratives du type de « ce nuage » (en le pointant du doigt). Au plus on tente de discerner étroitement ce qu’est un corps humain ou un cerveau, au plus il ressemble à un nuage, à une tempête, à une nuée d’insectes. Le vague affecte ses frontières spatiales externes, et pour beaucoup de choses qui sont situées sous la peau, à l’intérieur de notre corps, c’est une matière vague que de savoir quand elles deviennent des parties de celui-ci. Comme avec les nuages et les montagnes, le vague qui revient aux corps et aux cerveaux est accrédité quand nous faisons apparaître qu’il y a  bien nombre de candidats éligibles susceptibles d’être le « corps » et le « cerveau »,  en sorte que nous avons échoué à déterminer de quoi nous parlons au juste. Je supposerai donc que si une propriété n’est pas telle qu’elle est possédée par chacun des candidats éligibles pour être un cerveau, un organisme, une table, etc...., alors, il est faux de dire que le cerveau, l’organisme, la table ont définitivement cette propriété. J’assume ainsi en quelque façon une supra-évaluation de la vérité des énoncés qu’on reconnaît comme vagues.


7. Du dualisme des propriétés (et de l’adverbialisme) au matérialisme spéculatif.


Le dualisme des propriétés implique que les propriétés phénoménales sont radicalement naturelles, et qu’elles sont aussi fondamentales que les propriétés explicatives les plus basiques qui sont désignées comme telles dans «la physique dernière». Il existe d’évidentes corrélations nomiques entre des sortes différentes de stimulations nerveuses et des états phénoménaux (par exemple, des panneaux de signalisation pour marquer l’arrêt, m’apparaissent toujours les mêmes dans des conditions similaires). Et les lois elles-mêmes peuvent déployer leur caractère fondamental de manière parfois légèrement différente. Certaines généralisations nomologiques peuvent ne mentionner que des propriétés fondamentales, mais n’être pas des lois fondamentales - par exemple, c’est une nécessité nomologique que si une chose est ou bien un électron, ou un proton, elle pourra dévier un électron qui s’approche ou bien l’attirer à quelque degré. Mais cette forme d’énoncé de la loi dérive, en fait, sa force modale d’autres lois. Les lois fondamentales sont celles qui ne dépendent pas des autres pour exister. Je supposerai par conséquent que là où il existe des propriétés parfaitement naturelles décrites par des énoncés dotés d’une force légale, certaines lois fondamentales ont présidé à leur production. Ainsi le dualiste des propriétés est forcé d’admettre que certaines lois qui ont présidé à la génération des qualia sont fondamentales. Je doute que ayons des noms pour nommer la plupart des qualia fondamentaux : tous les mots qui les désignent peuvent être vagues. Mais si nous parvenons jamais à établir des lois basiques expliquant la génération des qualia par l’activité cérébrale, les termes de ces lois devrait tenir lieu de façon relativement précise de la ressemblance phénoménale entre les sujets.

Etant donné ce que nous savons des connexions étroites existant entre l’activité cérébrale et l’expérience phénoménale, dans notre cas les lois expliquant la génération des qualia prendront grosso modo la forme suivante : chaque fois que certains neurones sont organisés pour se comporter de telle manière  — par exemple comme certains dans mon cerveau maintenant — quelque chose d’autre se produira en sorte qu’il ait telle et telle propriété phénoménale fondamentale. (Les lois fondamentales ne peuvent pas à propos  des neurones per se ; par contre, elles peuvent raccorder les qualia à quelque autre caractéristique de l’activité cérébrale : ainsi des changements dans tel ou tel pattern[21], ou dans tel ou tel état informationnel[22]). Si on accepte l’adverbialisme, tout ce qui aura cette propriété phénoménale sera un sujet conscient — celui qui éprouve une douleur très déterminée, qui respire une odeur singulière, etc.  Mais quel est ce quelque chose qui aura été causé pour avoir la propriété en question ? Si l’on se rapporte au matérialisme de variété commune, c’est un objet familier tel qu’un cerveau ou un organisme humain complet.

Si le « cerveau » ou « l’organisme humain » sont des termes pour le matérialisme de cette espèce, en désignant des objets matériels vagues, et si je suis une telle chose, alors il doit y avoir  de nombreux candidats éligibles pour être ce cerveau ou cet organisme, nous l’avons vu. Il n’y a pas de problème en principe avec les objets macroscopiques exemplifiant les propriétés fondamentales. Tout ce qui est nécessaire est que chacun des candidats éligibles possède cette propriété fondamentale. Mais, étant donné que les candidats diffèrent de très peu de l’un à l’autre, et que ces petites différences surviennent sur des différences opérant à des niveaux beaucoup plus fondamentaux, il serait très surprenant qu’il en aille ainsi. Il est facile pour un objet vague, telle une table qui pèse environ 20 kilos, parce que chacun des candidats éligibles pour être la table aura une masse très proche de 20 kilos —certains un peu plus, certains un peu moins. C’est beaucoup plus dur pour une table de peser très exactement 20 kilos : certains candidats-table y satisferont, mais beaucoup d’autres seront, même infiniment peu, plus lourds ou plus légers au point qu’il n’est pas assuré que nous puissions dire que la table a exactement cette masse.

L’adverbialisme au sujet de certaines propriétés phénoménales fondamentales requiert qu’il y ait une famille de propriétés parfaitement naturelles qui ne peuvent être possédées que par des êtres conscients. Si je suis conscient et que je suis un objet ordinaire vague, les lois gouvernant la génération des qualia doivent assurer que chaque candidat éligible, et supposé être moi, ait cette propriété parfaitement naturelle. En quoi les lois fondamentales peuvent-elles sélectionner les candidats éligibles et eux seuls ?

Je suppose que la défenseur du dualisme des propriétés garantirait qu’il est possible que le processus naturel de génération des qualia soit fondamentalement prodigue dans la production et la distribution de propriétés phénoménales fondamentales ; que le cerveau engendre de nombreuses instances de chaque type phénoménal, une pour chacun des ces objets physiques distincts, mais néanmoins entre eux se chevauchant. Or, le défenseur du matérialisme commun peut espérer plus que cela. Les activations neuronales qui sont la cause d’un effet produisant des qualia adverbiaux doivent cibler tous et chacun des objets-candidats supposés être ce que nous entendons par « organisme » ou « cerveau ». Les lois physiques fondamentales gouvernant la génération des qualia, même si elles sont prodigues quant au nombre des instances produites, ne sauraient être imaginées choisir des objets précis, de la même façon exactement que nos termes quotidiens de cerveaux et de corps recrutent leurs objets correspondants. Ce serait attribuer à la nature elle-même une rare déférence envers notre pratique linguistique et à l’égard de nos concepts bruts et prêts à l’emploi.

Les lois prodigues de la génération des qualia pourraient choisir un groupe d’objets physiques qui ne sont pas candidats à l’identification avec ce cerveau ou cet organisme. Ou bien, elles pourraient les choisir tous, et même plus encore, ou ne choisir que les candidats éligibles. Dans tous les cas, j’échouerai à me reconnaître comme un objet de la variété commune [garden variety object].

Si les lois fondamentales expliquant la génération adverbiale des qualia ne sélectionnent pas chacun des candidats éligibles comme étant cet organisme ou ce cerveau, l’organisme ou le cerveau sera tout au plus une sorte de conscience. Peu importe d’ailleurs ce que je sais de vrai sur moi ; je sais maintenant que je suis incontestablement conscient ; donc, si cette petite chose ou l’une de ces choses possède sans conteste vraiment le quale adverbial, je ne suis pas cette chose qui ne serait qu’indéfiniment consciente. Je suis la plus petite chose ou l’une de ces choses ou, peut-être, je suis indéfiniment identique à chacune d’entre elles : « Je », pourrait n’être qu’un terme vague, à la référence indéterminée parmi les nombreuses choses qui ressentent vraiment le quale généré par mon cerveau. Dans l’hypothèse où l’un ou plusieurs de ces candidats élus sont conscients, mes frontières ne sont pas celles d’un objet ordinaire macroscopique de variété domestique. Elles sont déterminées, non par nos standards bruts et tout prêts qui en font les parties d’un organisme ou d’un organe (et qui annoncent des notions floues comme celles de cohésion et de rôle fonctionnel) : au contraire, mes    frontières sont fixées par un halo spécial et bien délimité, c’est une frontière tirée de la possession de qualia très précis. Le dualisme des propriétés
admettra qu’il pourrait en aller de la sorte. L’optique qui en résulte est celle d’un genre de matérialisme de bon aloi ; mais c’est une sorte de matérialisme spéculatif qui estime qu’une chose pensante n’est rien d’autre qu’un objet physique domestique  que nous habillons, que nous extrayons chirurgicalement et que l’on pourrait bousculer. L’objet matériel précis que je suis devient l’affaire d’une spéculation théorique déterminée par les lois qui relient l’activité cérébrale à un objet physique particulier ou à des objets se trouvant dans la promiscuité de mon cerveau.

Supposons désormais que les lois sélectionnent plus que tous les candidats éligibles — en incluant parmi les nombreux objets que partagent mes états phénoménaux adverbiaux, certains d’entre eux dont les parties sont justement extérieures à tous les candidats domestiques ordinaires revendiquant le rôle de ce cerveau ou de ce corps. Dans ce cas, il existerait des objets plus larges dont ce cerveau ou ce corps ne seraient qu’une partie, et il serait juste de considérer  qu’ils sont aussi conscients que je ne le suis de moi-même. Tout objet qui recouvre ou chevauche un candidat choisi pour être moi et qui partage mon expérience consciente, pour faire un bon candidat. Ainsi, à moins que ces choses à peine plus larges grandes ne diffèrent de façon drastique des choses qui sont à peine plus petites, le matérialisme variété commune se révèle encore une fois être faux — un halo déterminé entoure une collection d’objets précis distingués de ceux qui prétendent être ce cerveau ou ce corps. Bien que ces mots tels que « cerveau » ou « corps » ne soient pas des termes vagues dont on se servirait pour référer à pareille chose, nous pourrons facilement inventer d’autres mots : en effet, compte tenu de la platitude en vertu de laquelle Je suis sujet de mes états de conscience, le «Je» dans ma bouche est peut-être déjà  un terme à la référence indéterminée parmi ces autres objets matériels.

Même si les lois sont prodigues en faisant que causalement de nombreux objets physiques nous soient conscients, il reste une sorte de halo magique qui m’entoure (ou plutôt qui entourent la somme des candidats éligibles qui se prétendent être moi) — le genre de chose chose qu’on ne retrouve pas dans les objets macroscopiques vagues du monde ordinaire. Le halo demeure même dans les cas chanceux où les lois ne sélectionneraient sauvagement que les candidats éligibles pour être ce cerveau ou ce corps. Dans des objets de variété commune, il n’y a pas rien que des morceaux de matière qui ne sont en réalité ni des parties définitives de l’objet ni des parties non-définitives de l’objet – on ne pourrait pas les appeler simplement « des parties frontières ». Il n’y a non plus de coupure franche entre les parties de matière qui sont et ne sont pas des parties frontières. On a besoin ici d’un vague d’ordre supérieur : mais ce vague d’ordre supérieur serait oblitéré par des précisions factuelles concernant ceux des objets physiques qui possèdent des qualia adverbiaux.

Les lois prodigues dans la production des qualia sont supposées être telles par les défenseurs du dualisme des propriétés et de l’adverbialisme, afin que les personnes conscientes puissent avoir une chance de devenir des corps ou des cerveaux de variété domestique. Mais, même dans ce cas, la chance est bien mince : il est beaucoup plus probable que je sois un objet physique de taille et de forme différentes — dépendant de la forme et de la taille du genre d’objet quel qu’il soit supposé avoir mes qualia. Une multitude de sujets conscients se chevauchant peuvent faire de « Je » un terme aussi vague, de telle sorte qu’il serait vrai de dire que je suis un objet vague. Néanmoins mon indétermination serait moins vague que celle des objets de la variété domestique et par conséquent la métaphysique des personnes compterait bien pour une forme de matérialisme spéculatif.

Si les propriétés fondamentales sont authentiquement nouvelles et si elles sont authentiquement fondamentales, il y a quelques raisons de croire — en dépit de notre attraction spontanée pour certains objets vagues, familiers et macroscopiques — qu’elles sont produites en abondance et qu’elles sont exemplifiées qu’on le veuille ou non par une foule de sujets présomptifs chevauchant les neurones qui sont à leur source. Le matérialiste est forcé d’adopter un cadre d’esprit spéculatif. Les cerveaux engendrent des qualia adverbiaux, on ne supposera pas qu’ils sont exemplifiés plusieurs fois mais plutôt par un seul par un seul ou peut-être une poignée d’objets physiques. La thèse ne serait pas si mauvaise, sauf qu’elle n’interdit pas qu’une forme d’objet physique inconnue de nous, différente des objets domestiques macroscopiques, s’impose pour jouer le rôle du vrai porteur des qualia, et le vrai sujet de la conscience. Certes quand on cherche autour de soi pour savoir quelles sont les entités physiques démarquées des autres et susceptibles de recevoir les états phénoménaux de l’adverbialisme, il n’est pas de candidats naturels qui se présentent spontanément. Aucune cellule (ni molécule ni atome) ne se distingue pour suggérer qu’elle ferait le meilleur candidat contre ses rivales pour s’affirmer consciente. Il n’y a pas, semble-t-il, d’entités physiques de proximité que les lois fondamentales auraient recrutées, en vertu de je ne sais quel statut spécial intrinsèque (par exemple, un type donné de particules) ou extrinsèques (par exemple un endroit très spécial du cerveau où telle particule pourrait être localisée). Bien sûr, il se pourrait que les sujets mêmes des états phénoménaux soient une ou plusieurs particules infimes sélectionnées au hasard  — en vertu des lois indéterministes notamment — parmi celles de mon cerveau, ou que les sujets soient choisis à l’aveugle en de plus larges proportions dans la matière de ma tête. Peut-être diverses régions de mon cerveau sont-elles choisies à des moments différents, selon la localisation de l’activité neurologique qui cause l’expérience. Les matérialismes spéculatifs pourront prendre plusieurs formes ; nombre d’algorithmes variés seront proposés pour relier l’activité neurale à un objet matériel ou à des objets, ou, peut-être n’est-ce qu’à une partie du champ magnétique voire à des points de l’espace-temps. Mais, étant donné tous les objets qu’il y a à proximité se pose « un problème d’appariement » : quelle caractéristique (intrinsèque ou extrinsèque) d’une entité physique dans l’environnement du cerveau pourrait faire qu’elle figure dans les lois fondamentales la recrutant parmi d’autres pour servir de porteur à une propriété phénoménale nouvellement advenue ? Je suis bien en peine de la mettre en évidence de manière intelligible. Peut-être cette partie très reculée de mon cerveau doit-elle encore être découverte ! Peut-être est-ce un programme de recherches qu’on a oublié ! Peut-être les lois sur la production des qualia ont-elles choisi des objets physiques en tant qu’expérimentateurs dans un protocole indéterministe où les lois sont fort étranges, connectant des événements neurologiques particuliers avec des choses physiques particulières, et non point en vertu d’une relation nomologique naturelle qui tiendrait entre ces événements et ces mêmes choses particulières.

Dans tous les cas, le dualisme des propriétés et l’adverbialisme conduisent le matérialisme sur la voie de spéculations obscures quant à la vraie localisation et quant à la nature physique des personnes. Je ne dirai pas que de telles spéculations sont injustifiées ou scientifiquement imfructueuses ; mais j’ose prétendre que ceux disposés à s’y engager ne sont pas en mesure de se moquer des spéculations des dualistes émergents.



8. Le dualisme émergent. Retour de l’adverbialisme sur la table des discussions.


Ou bien les lois fondamentales qui président à la génération adverbiale des qualia sont prodigues ou ne le sont pas. Si elles le sont, alors il existe de nombreux objets physiques constitués pour avoir chacune de mes expériences. En pareil cas, je pourrais penser que je suis l’un d’entre eux ou, mieux encore, que le « Je » est ambigu ou indéterminé quand il sert de référence à nombre d’entre eux  — mais je ne supposerais pas que cette ambiguïté s’aligne sur l’indétermination des termes utilisés pour les objets de la variété commune
qui appartiennent à des espèces biologiques. Si les lois sont moins prodigues et plus élitistes — en sorte que l’activité cérébrale provoque une seule instance ou un petit nombre d’instances pour chaque quale le matérialiste n’en pourra pas prétendre plus facilement connaitre la dimension et la forme d’une personne consciente. C’est un fait empirique qu’il n’y a pas de candidats présomptifs s’arrogeant le fait d’être l’unique objet physique conscient limitrophe du cerveau humain ou d’un corps.

Le partisan du dualisme émergent pointera qu’une autre possibilité demeure. C’est celle qui dit que, comme lorsque dans d’autres circonstances où une nouvelle propriété fondamentale est exemplifiée, les états phénoméniques pourraient venir à se réaliser avec un sujet nouveau. Voilà exactement ce que le dualiste pense qu’il se produit.  Dès qu’une activité neurale est suffisante pour engendrer de la conscience, un sujet pour cette conscience est engendré lui aussi. Compte tenu de la naturalité parfaite des propriétés nouvellement instanciées, on supposera — pour tout sujet ayant ces mêmes propriétés — qu’il est lui-même aussi naturel de son espèce [natural kind] que ne l’est une particule fondamentale[23].

Les détails du mécanisme par lesquels à partir des cerveaux procèdent des âmes restent, on le suppose, aussi spéculatifs que la recherche d’une particule spécifiquement consciente, ou que la recherche d’un morceau délimité de matière cérébrale consciente. Peut-être y a-t-il un niveau minimal d’activité neurale qui pourrait être identifié comme la cause supportant la vie de l’âme. Peut-être que — pour toute paire âme-cerveau — n’existe qu’un seul modèle d’activation des neurones responsable de cet état phénoménal où l’âme se retrouve en toutes circonstances. Je suppose que l’hypothèse suivante est la plus vraisemblable : de très nombreux ensembles d’événements se produisent en se chevauchant dans le cerveau, aucun d’entre eux ne serait la cause la plus infime de l’existence soudain manifeste de l’âme [ongoing existence], ni la seule cause expliquant son état phénoménal en général. Avec les nombreux modèles concurrents d’activation neuronale qui se chevauchent, chacun est légitimement suffisant pour justifier les mêmes états phénoménaux : que cette âme existe, qu’elle soit unique, son existence et son état phénoménal n’en seraient pas tout simplement surdéterminés. Il n’y a pas de vague dans le
modèle de génération du sujet de la conscience  — en fait, sur cette supposition, beaucoup de sources sont également responsables : il n’y a pas non plus de vague le nombre de sujets qu’il y a.

Le dualisme émergent à l’évidence n’est pas la seule voie cohérente conciliant le dualisme des propriétés et l’adverbialisme pour ce qui concerne les états phénoménaux qui sont les plus naturels. Mais si l’on tient compte qu’il est hautement improbable que les lois expliquant la génération des qualia ne retiennent que les candidats macroscopiques qui ont capturé notre attention,  c’est que le matérialisme de la variété commune est extrêmement peu fiable. Ainsi des formes plus spéculatives de matérialisme deviendront franchement bizarres aussi longtemps qu’aucune partie spécifique du cerveau (ou des champs d’ensembles de points d’espace-temps à l’intérieur du cerveau) ne se présentent elles-mêmes dans cette attribution. L’alternative du dualisme substantiel consiste à penser que les états phénoménaux adviennent en apportant leur propre espèce naturelle de sujet, comme feraient de nouvelles particules fondamentales. Les défenseurs du dualisme des propriétés devraient accepter cela comme une possibilité réelle — une hypothèse spéculative qui vaut la peine d’être prise au sérieux, surtout parce qu’il n’y a pas de pistes prometteuses dans la recherche d’une alternative physique[24].



Department of Philosophy
Rutgers, the State University of New Jersey 1 Seminary Place
New Brunswick, NJ 08901



  
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[1] « From Property dualism to substance Dualism», Proceedings of the Aristotelian Society, supplementary Vol. LXXXIV 2010.

[2] : Sur certaines conjectures concernant les mécanismes cognitifs qui pourraient renforcer la croyance en une âme immatérielle, voir Barett (2004, pp. 56-9)
[3] : Voir Popper & Eccles (1977), Swinburne (1997) et Hasker (1999)

[4] : Chalmers(1996), Forrest (1993), Jackson (1982), Kim (2005), Robinson (2004), Rosenberg (2004), Seager (1999), Smith (1993), Strawson (1994), Stubenberg (1998), et Surgeon (2000) sont quelques exemples de philosophes qui  défendent le dualisme des propriétés (du moins dans les travaux cités ; Jackson a, depuis, changé d’avis) tout en gardant leurs distances avec le dualisme des substances. Il y a pourtant des complications : certains de ces auteurs commencent à flirter avec le panpsychisme et je me pose beaucoup de questions quant à savoir s’ils soutiennent véritablement le dualisme des propriétés au sens où je l’articule dans ce qui suit.

[5] : Nagel (1974) a introduit des expressions de ce genre dans son effort séminal pour isoler des caractéristiques phénoménales de la conscience.

[6] : Pour un déploiement fameux des zombies, voir Chalmers (1996, ch 3 et 4.)
[7] : Pour une importante discussion sur le spectre inversé, et sur les possibilités supposées qui s’y rapportent, voir Block (1980).

[8] : Voir Jackson (1982). Pour de récents développements  voir Ludlow et alii. (2004).
[9] : Le dernier point de ralliement pour les forces de l’anti-physicalisme est fourni par Konns et Bealer (2010)

[10] : Une forme extrême de la théorie acte-objet est présupposée par la « Réfutation de l’idéalisme » de Moore (1903). Pour une défense de cette théorie, voir Jackson (1977, pp.50-87).

[11] : Les énoncés classiques de l’adverbialisme sont Ducasse (1951, ch.13) et Chisholm (1963).

[12] : Les théoriciens de l’acte-objet prennent une expérience pour  un « état relationnel » impliquant une personne et un objet senti, tandis que les adverbialistes prennent une expérience pour un « état unitaire » : un « état de cette personne n’impliquant, essentiellement, rien de plus que cette personne3 (Jackson, 1977, p. 59). Un philosophe, au moins, Franz Brentano a tenté d’avoir sur l’expérience deux points de vue : une expérience consisterait dans la relation avec un objet senti; mais la sensation est une relation intentionnelle se maintenant entre un sujet et quelque chose de senti qui en tant que telle n’existe pas. La zone rouge d’une pomme que je ressens en regardant une pomme n’est pas sur la surface de la pomme ni autre part ailleurs ; elle est, strictement non-existante (Brentano, pp. 77-100). Je classe Brentano du côté des adverbialistes, du moins pour ce qui concerne la corne du dilemme développée dans cet article. Les sujets de l’expérience sont les seules choses réelles disponibles, de ce point de vue, pour porter les propriétés les plus naturelles en vertu desquelles les expériences phénoménales sont semblables entre elles ; ainsi Brentano dirait que les qualia sont exemplifiés par des choses qui sont — elles-mêmes — des sujets conscients.

[13] : Les versions classiques de la théorie des sense-data sont celles de Russell (1917, chapitres 7 et 8), Moore (1922, chapitres 5 et 7), Broad (1925, pp.140-220) et Price
(1932).

[14] : Pour une discussion, voir Stubenberg (1998, pp. 168-74 ; et pour l’usage du terme « malodorant », voir Price (1932, p.127) citant Bradley .

[15] : Voir Maxwell (1978, pp. 399-401). Lockwood pense que la physique quantique peut nous aider à lever l’objection de la différence de grain, bien que je suppose qu’il rejetterait
la théorie de l’acte-objet.

[16] : Pour anticiper ce qui est à venir: le problème que je pose dépend du fait que l’objet  « le plus commun » est vague. Réellement, pour chaque objet de ce genre, il y a de nombreux objets déterminés les chevauchant massivement ; et quelque chose est vrai sur les objets flous aussi longtemps qu’il est vrai que tous les objets aux frontières précises sont de bons candidats pour être cela. Et, aussi longtemps, que tous les candidats chevauchant ces objets déterminés à être l’organisme ou le cerveau doivent être rapportés de la même façon aux propriétés fondamentales supposées appartenir aux différentes parties de mon cerveau (voir la théorie des cerveaux colorés), la couleur phénoménale peut être fondamentale, bien que seuls des objets vagues en fassent alors l’expérience.
[17] : Hasker (1999, pp.188-97), Swinburne (1997, ch.10), Taliaferro (1994, ch.3)
[18] : Hasker (1999, p.192), Hart (1988,ch.10), Lotze (1885)
[19] : J’émets une réserve en faveur de ceux qui défendent « les objets coïncidents» : ils sont tentés de dire que je suis un organisme, en vertu du fait que je suis constitué par un organisme, tout en déniant que je sois identique à un organisme. (Ils pourraient le dire cause du fait qu’ils croient que Je et non pas mon organisme lui-même, survivrais à la transplantation de mon cerveau dans un corps différent). De tels philosophes estiment encore comme les matérialistes de la variété commune que les frontières des personnes, comme celles des corps humains ou des cerveaux, sont fixées par celles des objets ordinaires, qui les constituent.
[20] : Pour d’importantes versions de cette théorie, voir Fine (1975), McGee et McLaughlin (1994). David Lewis accepte la même thèse (1986, p.244).
[21] : Voir Robinson (2004, pp.207-226)
[22] : Voir Chalmers (1996, ch.8)
[23] : On trouve chez Baker & Goetz (2011) l’idée que l’on peut envisager la pertinence de cette possibilité pour la physique, la psychologie et la linguistique.
[24] : Je remercie Penelope Mackie pour sa patience lorsque que je souhaitais
ré-arranger ma pensée au fil des arguments disposés dans les parties de cet article. En ce qui concerne les critiques et les questions, je suis reconnaissant aux participants des conférences organisées par l’universiteé de Nottingham et l’université de Genève, et les métaphysiciens et philosophes de la Religion qui ont lu le manuscrit à Rutgers. Des remerciements particuliers pour Mark Beker, David Chalmers, John Hawthorne, Philippe Keller, Daniel Nolan, Susan Schneider, Ted Sider, Timothy Williamson et Leopold Stubenberg (je dois probablement plus à son excellent livre, Consciousness and qualia, que je ne l’ai réalisé). Rétrospectivement, je peux voir que je dois une sérieuse dette à Peter Unger (2005), qui le premier m’a aidé à penser le problème du multiple en conjonction avec le dualisme des propriétés.

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