Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

vendredi 1 mai 2015

Traduction de Roderick M. Chisholm, The categories (1989), par Bruno Langlet


Les Catégories [1]


Roderick M. Chisholm



La substance est ce qui se dit proprement, premièrement et avant tout ; ce qui à la fois ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas dans un certain sujet, par exemple tel homme ou tel cheval. (Aristote, Catégories, ch.5) [2]


Nous présentons finalement une classification des catégories ontologiques les plus fondamentales. Cette classification précisera certains des concepts introduits dans des essais précédents. Il y aura quatre dichotomies – quatre façons de diviser des ensembles de choses en des sous-ensembles exclusifs et exhaustifs. Dans chaque cas, l’un des deux sous-ensembles sera la négation de l’autre. Je vais aussi essayer, autant que possible, de caractériser chaque sous-ensemble en termes positifs.

Les dichotomies sont les suivantes :
(1) Les choses qui sont contingentes et celles qui ne sont pas contingentes mais nécessaires ; (2) les choses contingentes qui sont des états et celles qui ne sont pas des états mais des individus contingents ; (3) les individus contingents qui sont des limites et ceux qui ne sont pas des limites mais des substances ; et (4) des choses non-contingentes qui sont des abstracta, et celles qui n’en sont pas, c’est-à-dire des substances non-contingentes.


                                            Une table des catégories                                                    




Ainsi, d’après cette manière de considérer le monde, il y a des substances contingentes avec leurs états et leurs frontières ou limites ; et il y a des choses nécessaires qui sont, pour chacune d’entre elles, ou bien un abstractum ou bien une substance. Je crois qu’il n’y a pas de bonne raison d’affirmer l’existence de tout autre type de choses.




Concepts de Base


Dans les desiderata principaux d’une telle présentation d’une théorie des catégories,  on trouve (1) l’économie à propos des types d’entités qui sont acceptées et (2) la simplicité à propos des types de concepts qui sont utilisés.

Je vais utiliser les concepts indéfinis suivants : (1) x exemplifie (possède) y ; (2) x est nécessairement tel qu’il est F ; (3) x est un état de y ; (4) x est un constituant de y ; et (5) x attribue y à z. Je vais introduire trois types de termes : (1) « Etre-F », où la lettre « F » peut être remplacé par tout prédicat bien formé en Français ; (2) « x-étant-F », qui sera utilisé pour désigner des états de l’entité désignée par « x » ; et (3) « que-p », dans lequel la lettre « p » peut être remplacée par toute phrase bien formée en Français. Et je vais faire un usage essentiel du temps. Car j’admets qu’il y a des vérités qui ne peuvent être formulées de manière adéquate que dans un langage qui, tout comme notre langage ordinaire, comporte des temps.

Comme je fais usage d’un langage qui comporte des temps, je dirai que ce qui existe, existe maintenant. Et comme le langage comporte des temps, le « maintenant » dans « Tout ce qui existe, existe maintenant » est redondant et l’affirmation est logiquement vraie. Mais il y eut un philosophe buvant la ciguë. Et cela signifie qu’il y a quelque chose – par exemple, la propriété d’être bleu – qui était en ayant la propriété d’être tel qu’il y a un philosophe qui est en train de boire la ciguë.
Je me tourne maintenant vers les quatre dichotomies.




(1) Les Choses Contingentes et Les Choses Nécessaires


Comment devons-nous distinguer les choses qui sont contingentes et celles qui ne le sont pas ?

Nous avons la formule « x est nécessairement tel qu’il est F ». Mais, malheureusement, nous ne pouvons pas faire usage de cette formule pour tracer la distinction entre choses nécessaires et contingentes. Car « x est nécessairement tel qu’il est F », au moins de la façon dont je l’interprète, est équivalent à « est nécessairement tel qu’il existe si et seulement s’il est F ». Et si la formule est comprise de cette manière, alors tout pourrait être dit « exister nécessairement »  – car tout est nécessairement tel qu’il existe si et seulement s’il existe. Donc « existe nécessairement » ne produit pas la distinction entre choses nécessaires et contingentes.
Une chose contingente, à la différence de celles qui ne le sont pas, est une chose qui pourrait ne pas avoir été – une chose qui est possiblement telle qu’elle soit venue à l’être et possiblement telle qu’elle disparaîtra (will pass away). Je vais donc revenir à ces concepts de venir à l’être et disparaître. (Nos définitions de ces concepts, comme toutes nos définitions, se font au présent.)

D1  x vient à l’être = Df x est tel qu’il n’y a rien qu’il ait exemplifié.
D2  x a juste disparu = Df Quelque chose qui était tel que x existe commence à être tel que x n’existe pas

Il y a des choses que vous et moi avons exemplifiées – disons la propriété d’être un enfant – et, de ce fait, l’être ne nous advient pas maintenant. Et il y a, je le crois, des propriétés que nous allons exemplifier – disons, se promener quelque part plus tard dans la journée.

Si nous interprétons « x est tel qu’il est F » de manière correcte, nous verrons que si une chose n’est pas possiblement telle que l’être lui advienne ou qu’elle disparaisse, alors elle n’a jamais été et ne sera jamais possiblement telle que l’être lui advienne ou qu’elle disparaisse. La distinction entre choses contingentes et nécessaires, par conséquent, est la suivante :

D3  x est une entité contingente = Df x est possiblement tel qu’il vient à être ou qu’il a tout juste disparu.

Une chose nécessaire est une chose qui n’est pas contingente.




(2) Les Etats et les Individus


Les choses contingentes peuvent être divisées en celles qui sont des états des choses et celles qui ne le sont pas. Dans « Etats et évènements », nous avons présenté notre supposition disant qu’il y a des états des choses, de la sorte :

A1  Pour tout x, il y a l’état x-étant-F si et seulement si x exemplifie être-F

Bolzano a dit qu’un état est une entité qui est de quelque chose. Nous pouvons exprimer ce fait en disant que les états sont ontologiquement dépendants envers les choses dont elles sont des états :

A2  Pour tout x et y, si x est un état de y, alors x est nécessairement tel qu’il est un état de y

Une pierre qui est chaude n’est pas nécessairement telle qu’elle est chaude, mais son-être-chaud est nécessairement tel qu’il est un état de cette pierre.
Ces choses contingentes qui ne sont pas des états d’autres choses peuvent être appelées des choses individuelles.

D4  x est un individu contingent = Df x est une chose contingente qui n’est pas un état

En disant qu’une chose individuelle est quelque chose qui n’est pas un état, nous sommes en train de dire qu’elle n’est pas « dans un sujet ». Mais nous ne supposons pas que « l’individu seul est réel », car nous supposons qu’il y a des états et que les états ne sont pas les choses individuelles.
Dans l’essai « Etats et évènements », j’ai caractérisé les évènements comme constituant un sous-ensemble des états.




(3) Les Limites et les Substances Contingentes


Une théorie des catégories adéquate devrait nous permettre de distinguer entre ces choses individuelles contingentes qui peuvent proprement être appelées des substances et ces choses contingentes qui sont les limites ou frontières des substances.
Pour établir cette distinction, j’utilise la formule « x est un constituant de y ». Je suppose que la relation être-un-constituant-de est asymétrique et transitive : pour tout x et y, si x est un constituant de y, alors y n’est pas un constituant de x ; et pour tout x, y, et z, si x est un constituant de y et y un constituant de z, alors x est un constituant de z.
Une limite ou frontière est, dans le sens suivant, un individu dépendant :

D5 x est une limite (frontière) = Df (1) x est un individu contingent ; et (2) tout constituant de x est nécessairement tel qu’il est un constituant

Nous pouvons maintenant dire ce qu’est une substance contingente :

D6 x est une substance contingente = Df x est un individu contingent qui n’est pas une limite

Les parties d’une substance contingente sont parmi ses constituants ceux qui ne sont pas des frontières ou des limites. Il suit par conséquent que les parties d’une substance contingente sont elles-mêmes des substances contingentes. Nous devrions donc rejeter la conception d’Aristote disant que les parties d’une substance actuelle ne sont pas elles-mêmes des substances actuelles. Et nous devrions rejeter la conception de Leibniz disant que les substances actuelles ne peuvent pas être des parties de substances actuelles.




(4) Les Abstracta


Il est souvent dit qu’il y a juste un ens necessarium – nommément, Dieu. Mais si, comme je le crois, le réalisme extrême ou le Platonisme est vrai, et si la distinction entre choses nécessaires et contingentes doit être tracée de la manière que j’ai suggérée, alors il suit qu’il y a une multiplicité indéterminée de choses nécessaires (indefinitely many necessary things). Tous les ainsi-dits abstracta  sont des choses nécessaires – des choses incapables de venir à l’être ou de disparaître. Cela inclut non seulement les attributs exemplifiés, comme l’attribut d’être un chien, mais aussi les attributs non exemplifiés, comme celui d’être une licorne ou d’être un carré rond.

Y a-t-il la moindre raison de croire qu’il y a des abstracta ne pouvant pas être attribués ?

Qu’en est-il des classes, ou des ensembles ? Russell a montré comment les principes de la théorie des ensembles pourraient être construits comme des principes portant sur des attributs. Dire que x est un membre de la classe des F revient à dire que x est F ; dire que la classe des F inclut la classe des G revient à dire que tout ce qui est G est F ; et plus généralement, dire que la classe des F est telle ou telle revient à dire que l’attribut être-un-F est exemplifié par exactement les même choses qu’un attribut qui est tel ou tel. En suivant Russell, ainsi, nous dirons ceci :

D7  La classe des F est G = Df  Il y a un attribut qui est tel (a) qu’il est G ; et (b) qu’il est exemplifié par toutes – et seulement – par ces choses qui exemplifient l’être-F

Ainsi, étant donné que nous avons accepté l’être des attributs, il n’y a pas de motif de supposer qu’en plus des attributs, il y aurait aussi des choses comme des classes ou des ensembles. Notre définition, toutefois, nous autorise à faire usage de la terminologie commode des classes ou des ensembles. (Comme nous ne supposons pas qu’il y ait des ensembles en plus des attributs, nous n’avons pas à affronter des questions difficiles comme : « Est-ce que les ensembles ont leurs membres par nécessité ? » et « Les membres des ensembles peuvent-ils changer ?»)
Les états de choses (states of affairs) ne doivent-ils pas être comptés parmi les objets abstraits ? Certainement, il y a cet état de choses abstrait que tous les hommes sont mortels, aussi bien que cet état de choses que quelques hommes ne sont pas mortels. Mais nous pouvons caractériser ces états de choses en référence à être tel que tous les hommes sont mortels et être tel qu’aucun homme n’est mortel. Plus généralement, l’état de choses que-p peut être caractérisé en référence à être tel que p. Voici notre définition :

D8  Que-p est un état de choses = Df Il y a un attribut qui est nécessairement tel qu’il est exemplifié seulement si p

Cette définition garantit que les états de choses sont des choses abstraites et non pas des évènements contingents. Car les attributs sont des choses nécessaires et, ainsi, s’il peut être dit d’un attribut qu’il est « nécessairement tel que p », alors la phrase remplaçant « p » ne peut pas exprimer un événement contingent.
Puisque les états de choses sont donc réductibles aux attributs, l’expression « l’état de choses que p est effectif (obtains) » est réductible à une affirmation à propos de l’exemplification :

D9  L’ état de choses que-p est obtenu [est vrai] = Df Quelque chose possède un attribut qui est nécessairement tel qu’il est exemplifié si et seulement si p

Qu’en est-il des propositions ? Si nous utilisons « proposition » pour faire référence à un type d’objets abstraits et non pas à un type de choses contingentes (comme ces « propositions singulières » qui sont pensées comme contenant des choses contingentes en guise de leurs constituants), alors il semblerait qu’il n’y ait pas de fondement pour distinguer les propositions des états de choses – à moins que nous ne disions que les propositions sont ces états de choses qui sont nécessairement tels qu’ou bien ils sont toujours exemplifiés ou bien ils ne le sont jamais.
Et le concept de la vérité d’une proposition serait expliqué en référence à l’exemplification de la manière suggérée ci-dessus par D9.
S’il y a des raisons de penser qu’il y a de telles choses que des mondes possibles, alors de telles entités peuvent être identifiées à certains types d’états de choses.

D10  W est un monde = Df W est un état de choses tel que : pour tout état de choses p, ou bien W implique logiquement p, ou bien W implique logiquement la négation de p ; et il n’y a pas d’état de choses q tel que W implique à la fois q et la négation de q

En d’autres termes, un  monde est un état de choses maximal et auto-consistant (self-consistent). Qu’il soit maximal est garanti par la première clause de la définition ; et qu’il soit auto-consistant l’est par la seconde. Si les mondes possibles sont ainsi réductibles aux états de choses, et si les états de choses sont réductibles aux attributs, alors les mondes possibles sont réductibles aux attributs.

Qu’en est-il des relations ? Dans la logique contemporaine, il est courant d’assimiler les relations à des ensembles d’une certaine sorte – précisément à ces ensembles qui sont des paires ordonnées. Par exemple, en suivant Kuratowski, on peut construire la paire ordonnée, x-apparié-avec-y. Cette conception est facilement transposable dans la théorie des attributs.
Un attribut ordonné, John-pour-Mary, sera n’importe quel attribut dont les seules instances sont : (1) un attribut dont la seule instance est John et (2) un attribut dont les seules instances sont John et Mary. Si John est, disons, le plus grand homme dans la ville et si John et Mary sont les seules personnes dans la Chevrolet verte, alors une instance de l’attribut ordonné John-pour-Mary sera l’attribut d’être exemplifié seulement par le plus grand homme de la ville et par les seules personnes qui sont dans la Chevrolet verte. Cet attribut, donc, est l’une de ces choses qui sont exemplifiées par la relation être plus grand que. Donc, de même, pour n’importe lequel de ces attributs qui sont ordonnés de John à Mary (disons, l’attribut d’être exemplifié seulement par le réparateur de la télévision locale et par les 17ème et 284ème personnes qui ont été inscrites à la dernière élection locale). Tous ces attributs ordonnés exemplifient la relation être-plus-grand-que. Ainsi, nous pouvons dire que John est apparié à Marie par la relation être plus grand que.

Les relations seront donc caractérisées comme il suit :

D11  R est ordonné de x à y = Df R est un attribut dont les seules instance sont (a) un attribut dont la seule instance est x et (b) un attribut dont les seules instances sont x et y

D12 R est une relation = Df R est nécessairement telle que, si elle est exemplifiée alors il existe un x et un y tels que R est ordonné de x à y

Cette conception des relations peut être étendue à des relations avec n’importe quel nombre de termes. Si une relation a trois termes, alors une de ses instances a deux termes et l’autre seulement un terme ; si une relation a quatre termes, alors ou bien (a) chacune de ses instances a deux termes, ou bien (b) l’une en a trois et l’autre un seulement ; et ainsi de suite. Toute relation, quel que soit le nombre de ses termes, est un attribut – un attribut qui est exemplifié par d’autres attributs.




(5) Les Substances Non-Contingentes


Nous supposerons, donc, qu’il y a deux types d’êtres non contingents – ceux qui sont des attributs et ceux qui ne sont pas des attributs. Nous dirons que s’il y a un être nécessaire qui n’est pas un attribut, alors il est une substance nécessaire :

D13   x est une substance nécessaire = Df x n’est pas contingent et x n’est pas un attribut

Une substance nécessaire est donc un objet éternel. Et comme une substance nécessaire n’est possiblement pas telle que quiconque puisse l’attribuer à quoi que ce soit, nous pourrions dire avec Aristote qu’elle est quelque chose qui « n’est pas dit d’un sujet ».
Une telle caractérisation de la substance nécessaire est essentiellement négative. Nous ne prendrons pas en conidération ici la question de savoir s’il y a un tel être ni même, s’il y avait un tel être, de savoir si nous pourrions le caractériser en termes positifs.









[1] In R. M. Chisholm, On Metaphysics, University of Minnesota Press, 1989, Ch.18 “The Categories”, pp.162-168.
[2] Tr.P. Pellegrin et M. Crubellier,  in Aristote, Catégories ; Sur l’interprétation, GF, 2007, p. 113.

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