Le dogme de la vérité selon Parménide
(Pour Kevin MULLIGAN)
Jean-maurice Monnoyer (2013)
Département de philosophie, Aix en Provence
SEMA, EA 3276
Parménide — dont on pense que la carrière a connu son acmé au cours de la 69eme
Olympiade, entre 504 et 501 av J-C — propose dans les fragments qui nous sont restés de son Poème, une théorie de la vérité et une
théorie du monde, articulant le Cosmos
et le Logos dans une dimension inédite
qui n’est nullement disciplinaire, bien que ces deux théories conjointes aient
inclus le discours (ou la raison discursive) dans l’énonciation de leur « sujet ».
Le Poème ne comporte qu'un peu plus de 200 vers, à peu près, dans l’édition
Diels-Kranz (1879-1951) : on sait qu' il est instruit par une division des deux voies praticables dans la
recherche de la vérité par les Mortels. Un troisième chemin concerne ce que
les Mortels peuvent se représenter croire ou savoir (que la terre est sphérique
par exemple, ou que l’étoile du soir et l’étoile du matin sont la même planète
: Venus ; Parménide étant le
découvreur présumé de ces deux faits). Ces dokounta
ne sont évidemment pas de simples « opinions » (en principe
« fausses »), mais elles échappent aux formulations centrales qui
regardent l’énonciation du vrai, qui est dit et qui se dit être métaphysiquement nécessaire. La réalité
est que ces observations astronomiques auraient probablement été
« différentes » si le monde n’était pas celui que les Mortels
observent, ou s’il avait été constitué autrement qu’il ne l’est.
Invoquant le commandement de la Diké
(la déesse de la justice), Parménide opère d’emblée une série de démarcations
dans le discours : le lieu n’est pas ici de commenter ce qui relève chez
lui des attributions idiomatiques et homériques, de son emphase ou de la
révélation du Vrai, voire de certaines prophéties chamaniques et
catastrophistes dirigés contre le monde ionien. Car il n’y pas d’Au-delà pour
Parménide. Si le texte reste très difficile d’accès, il suffit de noter d’un
côté, ce que nous enseigne la déesse, dont le contenu explicite proféré sert de
truchement anti-naturaliste : il y a au principal le « chemin » des
affirmations soutenables qui sont structurées par l’efficacité du discours
aléthique : ce qui est dit vrai et
véridiquement assertable ; de l’autre, il y a le chemin des apparences, du
changement, des attributions contradictoires. Rien ne se tient à la charnière
de ces deux voies. La deuxième partie du Poème, consacrée au Monde — et à ces dokounta que nous formons à son endroit
— demeure d’ailleurs beaucoup plus problématique, parce qu’elle traite de
l’arrangement des sphères et ressemble à une « théorie du ciel » que
va critiquer Aristote au premier livre de sa Métaphysique. Il semble aussi que Platon ait suspecté la
fascination de l’ordre pythagoricien qui reste présente en filigrane chez
Parménide, quoique l’ « Un » ne soit encore chez Parménide que l’une des attributions de l’étant. On
sait que Platon aura ensuite systématisé cette unité cosmologique dans le sens
d’une hiérarchie intellective, sans décider vraiment en quoi cette universalité
de l’Être présupposait aussi la subsistance du Non-être pour être elle-même
"pensable" — comme il l’écrit dans le Sophiste (237a, 244e, 258d).
Bref, à partir de ces deux exemples très vénérables, et pour ne s’en tenir
présentement qu' à une investigation minimale, il y a bien eu un questionnement
suspectant le fonds de « ce qui est donné » parce que nous le pensons disponible, ou tel
que nous pourrions le faire apparaître et le faire disparaître — disons de ce
qui serait « présent », au titre de la perception seule et dans la
phénoménologie de son apparence sensible. Beaucoup plus tard, à l’époque
médiévale, on parlera ensuite d’une double
séparation de l’étant et de sa matière, puis de l’étant et de son essence,
qui sont entre elles
irréductibles. Le fait est que « matière » et « essence »
deviennent des termes techniques par
excellence ; le mot « étant » (l'ens)
ne sera plus du tout indéterminé
dès cette époque. Plus récemment cette fois, renversant le processus séparateur
platonicien, Husserl soutiendra
quant à lui que le catégorial est
précisément « donné » (le nom de « phénoménologie » sera
dès alors associé à la caractérisation de cette attitude). Il faut oublier ici
le jargon sur la donation caractéristique de la scène philosophique francophone
aujourd'hui encore. Les divisions dans l’être, la qualification des essences,
ne sont bien telles, d’après Husserl, que parce qu’avec ces dernières un
« sens » en acte nous est
fourni dans l’intuition (cf. la VIe des Recherches
Logiques, 1901), à cette réserve près, et notable, que nous ne pouvons pas
le viser en dehors de ce que les sont les « choses mêmes » (ch. VII,
§ 58). En résumé, pour certains — ceux que j'appellerai les plus habiles pour reprendre un terme grec — la dimension
phénoménologique et l'exigence métaphysique paraissent définitivement
inconciliables. Les œuvres de Brentano et de Meinong se tiennent pourtant sur
cette ligne de fracture qui consiste à demander s'il faut récuser le processus
d'abstraction dans sa présentation phénoménologique, chez eux à la fois
anti-critique et anti-dogmatique. Peut-on soutenir, pour le dire vite, qu'il y
ait une légitimité à défendre une daseinsfreie
Metaphysik ?
Il est vrai
qu'on peut discuter de l'intérêt de revenir à cette assertabilité réclamée par
Parménide, de surcroît dans un poème qui aurait donné lieu à tant de disputes
inutiles. Oui, sauf qu'il est toujours périlleux de prétendre
« dépasser » un jargon pour ne pas retomber dans un bavardage qui
aboutirait finalement à lui en substituer un autre. C'est bien l'une des choses
que nous apprise Kevin Mulligan. La langue des philosophes est structurée de
manière à ne pas permettre qu'on traite de la question de la vérité comme d'une
question "externe", remarquait déjà Carnap. Un étant (quelconque) est sans doute peu aisé à
appréhender dans sa généralité la plus radicale : ce n’est pas plus un
quelque chose qui est perçu (un particulier), duquel on ne pourrait reconnaître
aucune propriété hors d'une articulation phrastique, que quelque chose qui est
jugé parce que nous l'avons perçu.
Ce n’est même pas encore un « objet », ou ce qu’il sera convenu
d’appeler ensuite en l'individuant un ens
inquantum ens, pour l’opposer aux "entités de raison". De là
vient certes la grande importance du Reales
de Brentano puisque le corrélatif est
appauvri au profit du relatif qui
absorbe toute réalité psychique et matérielle. Cette émendation restrictive
étant faite, rien n’oblige, pour échapper à la difficulté qu’enferme la nominalisation de l’étant, de se
réfugier dans la niche verbale du locuteur ou du sujet parlant, en soutenant
par exemple, que cet « être-là » (Dasein)
comme on dira au XXe siècle, c’est-à-dire l’étant humain, l’existant
dans son être-au-monde — subjectivant à part soi ce même point de vue sur le
monde — « n’est pas » un existant à part entière. Cette antienne
existentielle qui a fait florès chez Heidegger, puis chez Sartre repose sur un
constat « anthropologique », tandis que la position parménidéenne est
plus dégagée, plus austère et plus altière à la fois ; elle n’est pas
engoncée dans le ressenti oppressant qui est aujourd’hui devenu le lot commun
de nos rapports humains.
Il
y a donc un intérêt spécifique de s’intéresser à Parménide, malgré de coupables
captations douteuses. L’idée d’être est la plus commune de toutes, la plus
accessible des notions qui nous sont accessibles. Parmenide est en réalité
celui qui donne au mot
"est" sa forme d'existence la moins compromettante, la plus
licite, et à dessein justement non-univoque. Si je me contente d’assimiler
« être » et « exister », il semblerait que je ne fasse que
« poser » mon sujet
(Kant dira ainsi, en toute rigueur, que « l’existence est la position absolue d’une
chose »), mais il n’est pas plus naturel, ni même normal, de poser
l’existence de mon sujet que d’affirmer que « Dieu est » en ignorant
l'irreceptum de la cognoscibilité
divine pour un sujet quel qu'il soit.
Pour présenter
les choses — encore une fois, en simplifiant beaucoup, et je m'en excuse auprès
du lecteur — le dictum de Parménide,
comme il est coutumier de le présenter, consiste au principal dans
l’énonciation d’après laquelle on ne peut nullement substantiver ce qui
« n’est pas ». On ne peut pas dire que « ceci » n’est pas, ni qu’il y ait quelque chose
à laquelle on pense, sur lequel la pensée
porte, et qui ne serait pas, dès lors que nous la visons. Reste à savoir ce
que vise à son tour le « ceci » proprement dit : le to gar auto. En
principe rien de particulier, ou en l’occurrence, tout abstraitement, il est ce
que toute chose est, sans se
dissoudre dans le devenir sensible où ceci
se change en « cela ». La référence insistante faite au ceci (par ce seul mot souvent
escamoté dans les
traductions jugées élégantes) n’offre en tant que telle aucune contribution à
la connaissance des conditions de vérité de l’énoncé des fragments 3 et 6 par
exemple. Parménide est, en effet, le premier philosophe qui a entendu utiliser
la copule « est » indifféremment, soit indépendamment de la
prédication (dont il se sert pourtant), et en considérant que la copule se
confond avec l'indication de l’existence. Cette dernière phrase étant elle-même
assez équivoque par l'usage de "se confond". A partir de la forme à
la troisième personne du présent de l’indicatif : le « est » (estin), Parménide soustrait une forme
nominale du verbe être et infère une substantivation participiale (to eon, et einai). Il aurait
donc « inventé » la métaphysique comme le soutient J. Barnes en en faisant la première postulation a priori de ce qu’il y a à connaître. En
affirmant que quelque chose « est », l’énonciation de ce qui
« est » écarte toute éventualité que cette même chose soit un
non-étant (quel qu’il soit). Les historiens affirment que cette postulation se
ferait à l’encontre de la dimension matérialiste du mobilisme universel chez
Héraclite qui le précéda. Héraclite pouvait dire : pantai khôrei kai ouden menei (« tout
passe, tout change de place et rien ne demeure »), autrement dit :
les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, le sec se mouille,
etc. La force du devenir impliquait une théorie de la perception que les
Eléates (Zenon et Parménide) ont trouvé franchement inconsistante, parce que
fondée sur le non-être, séparant la pensée d’avec son objet, et donc
foncièrement élusive. Parménide inverse cette thèse, dès le fragment 3, qui
énonce : to gar auto noein estin te kai
einai, littéralement : « car le ceci, ceci même, est à la fois penser et être », comme le
traduit strictement Jean Bollack.
On traduit généralement ce fragment par une affirmation d’identité moins
rustique : « c’est en effet une seule et même chose que l’on pense et
qui est » (Denis O’Brien). Il
y a ici une affirmation d’identité assez formidable pour être remarquée,
puisque le verbe « être » (à l’infinitif) joue le rôle d’un prédicat
en grec ; « ceci qui est » joue le rôle d’un sujet par défaut (to … estin), ou d'un sujet inexplicite,
tandis que pour la plupart des traducteurs le même du to gar auto
devient le sujet (denn dasselbe ist Denken
und Sein, « penser et être sont la même chose » : on
renverse la proposition). Il y a donc ici une difficulté qu’on ne doit pas
esquiver. Les verbes sont devenus des noms : la verbalité de l'infinitif est escamotée. Il y une dualité des
verbes, et l'ancien grec la récuse, qui désigne par un déictique ce sur quoi
porte le verbe. Le pseudo énoncé d’identité (c'est la même chose
que penser et être, en paraphrasant) ne constitue pas un principe d’identité bien
formé : c’est une stipulation d’un genre particulier. On ne dit pas A = A,
ni non plus — pour renforcer la juridiction de l’étant par l’auto-position du
sujet — ainsi que l’a fait plus tard Fichte : Ich = Ich. Il s’agit bien de tout autre chose. L’identité cognitive
que revendique, par ex. Charles Kahn, au premier vers du fragment 6, nous le
fait entendre : Cognition and
statement must be what-is, car cette identité cognitive n’est pas ontique et reste discursive. Kahn a
raison de dire que Being is Thought
serait une platitude, alors que Knowing
is Being rend un autre sens : l'expression fait plus
que de soutenir que parler, penser et exister sont la même chose. C’est le discours qui reçoit une existence
nécessaire. Si l’on
cite le vers suivant du fragment 6 du Poème, on comprend dans quelle perplexité
nous jette le « dire » de la Déesse : khrè to legein, to noein t’ eon emmenai . esti gar einai .
meden ouk’estin
(« Ce qui est utile est de dire que ceci est un étant, de penser ceci
comme étant, ce qu’il est possible de faire en effet pour l'être, et ce qui ne
se peut pas pour ce qui n’est pas le cas » : traduction aménagée par nous). Eon
est lu alors dans cette traduction comme l’attribut du to, emmenai servant de
copule. On doit conserver sans doute la forme du déictique (ceci) qui renvoie à n’importe quel étant
(qu’il soit dit ou pensé) : d’autres traducteurs proposent
ainsi : è necessario il dire e
il pensare che l’essere sià (G. Reale) ; « il faut dire ceci et penser
ceci : l’être est » (O’Brien),
ou « il faut dire et penser que l’étant est ». La traduction qu’a
retenue J. Beaufret est :
Nécessaire est ceci : dire et penser de l’étant
l’être ; il est en effet l’être, le
Néant au contraire n’est pas.
C'est la traduction la plus heideggérienne. Qu'on regarde la
substantivation de emmenai par
Heidegger. En réalité la dualité des emplois a elle-même une force propre,
inscrite dans l’unité syntaxique de la phrase. La plurivalence du verbe être conjugue d’une part le sens qu'on
dit véritatif : « il
est » signifiant alors : « il est vrai que p » ;
et d’autre part le sens modal :
« il est » signifiant alors « il est possible », au sens de
: « il est pensable que p »
ou « il est dicible » que p.
La résistance du déictique (to)
empêche cependant de statuer sur le rôle que nous prêtons à p : est-ce une proposition, sachant
que par son intermédiaire, nous attribuons à des objets définis des propriétés
qui sont autant de déterminations plus engagées que celles imparties à
« cet étant-ci » qui est un état de choses (un étant que je désigne
et qui forme avec sa désignation un "état de choses") ? N’oublions
pas que cet étant demeure aux yeux de Parménide quelque chose qui ne peut pas être empirique au sens
ou nous l'entendons : rien par exemple de ce qui serait une sorte de
vérifacteur séparable ou essentialisable, ne vient selon lui garantir la vérité
du discours. Dire que « le soleil est » n’est pas moins déterminé à
ses yeux, nous dit-il, que « le soleil est un astre lumineux ». C’est
de l’Être que nous déterminons ce qui peut se dire et se penser à propos de cet
étant déterminé qu’est le soleil : l'être est soleil. Empiriquement, que le
soleil brille ou que « la lune soit éclairée par le soleil », comme
il l’explique dans la seconde partie du Poème, ne change rien et n’apporte rien
de plus à « ce qui est ». Bollack lui-même reconnaît, en dépit de sa
brillante reconstitution de la cosmologie naturelle de Parménide, que le
« ceci » qu’est toute forme d’ étant : « se ferme en quelque sorte sur lui-même », et que
cette impression est spéculativement confirmée par la métaphore de la
sphéricité de l’Être (« le pronom (to)
a été associé au « nom » du participe « étant » (eon), le transformant, et il fixe ainsi
un pouvoir qui se tient dans le langage, qui reste isolé pour soi. L’emploi
séparé du « ceci » est souligné : il renvoie à sa double
fonction de présenter et de distinguer (…). [en revanche] L’article devant noein ajoute cette détermination de
l’objet à l’acte qui le formule : ce n’est pas simplement le signe d’une
substantivation » (Bollack, op. cit.
p.181).
Le
déterminant to qui revient en effet
de façon presque lancinante dans le fragment 8, ne peut pas nous faire
croire, par conséquent, qu’il y aurait une pensée « de » l’étant :
de quelque manière qu'on observe les choses. Et même si l'abstraction est une
condition de la visibilité pour Parménide, ce n’est pas le « penser » qui est substantivé, comme il s’écrit de
façon divagante et déclamatoire depuis Heidegger. La pensée est solidaire des
déterminations restrictives du discours : il y a une identité cognitive,
mais non pas de « constitution spéculative de l’étant ». Cette
analyse très minutieuse du processus de nominalisation peut être envisagé comme
un processus cathartique de mise à
l’épreuve, ou de purification de la langue homérique. La métaphysique de
Parménide paraîtra du même coup décourageante : elle pourrait être
comprise également comme une sanction poétique archaïque de tout épistémicisme. Ce mot barbare se réfère
à la thèse selon laquelle toute chose est précisément
déterminée, même lorsque la science n’a pas encore réussi à fixer son
identité et ses frontières.
Il est
intéressant de comparer cette analyse avec celle de Jonathan Barnes qui ne lit
pas du tout de la même manière Parménide, mais qui s’appuie, nonobstant, sur le
même genre de précaution doxographique. Barnes n’écarte pas l’usage
« existentiel » de estin,
qui lui semble le plus naturel, au détriment de l’emploi véritatif, et il s’accorde parfois pour dire que einai (« être ») peut n’avoir
pas de sujet logique. Pour lui, le
« ceci » est inexplicite :
il ne correspond pas à un référent assignable, mais à un « penser
à ». Sa traduction du fragment 6 est : What is for saying and for thinking of must be, for it is for being, but nothing is not (The Presocratic Philosophers, op. cit.,
p. 158). Cependant, nous avons vu que le fragment 8 semble bien renforcer la
place du to, en affaiblissant cette
expression déontique (must be).
L’hésitation de Barnes ne se devine seulement qu’à l’égard de « ce qui est
F » :
telle ou telle propriété attribuable à un a
(un « particulier »). Sous ce rapport, il est fort admissible que
les choses quand elles sont « ainsi » et pas autrement, qui sont
particularisées par leurs propriétés, sont tout ce qui est dicible et pensable.
Mais le particularisme (il n’existe
que des propriétés particularisées) est peu conforme avec d’autres des
assertions universalistes de Parménide. Selon J. Barnes, Parménide n’a pas
statué dans son contexte sur le point de savoir quels seraient les variantes
modales de sa formule : — l’usage de
re et l’usage de dicto — qu’il
faudrait retenir pour comprendre la forme d’un argument nécessaire, comme
disent les logiciens du Moyen-Âge. Devrons-nous dire : 1/ si une chose est pensée, elle aura la
propriété d’avoir une existence nécessaire (de
re), ou 2/ il est nécessairement vrai que toute chose qui est pensée existe (de
dicto) ?
Pourtant ce résultat n’est pas très profitable : il ne fait rien que
rendre hommage à
la nécessité de la Diké,
consacrant dans le langage l’ordre des mots, et parce que la necessitas consequentis (de re) est
encore une disposition linéaire (on peut écrire : « ce qui est,
est nécessairement », mais cela impliquerait « ce qui n’est pas,
nécessairement n’est pas »). Barnes ne craint pas, dans cette optique, de
conclure que la logique énonciative de Parménide, toute magistrale qu’elle nous
semble, est dans l’erreur la plus fatale : la « voie de l’opinion »
que Parménide qualifie comme étant celle des hommes « à deux têtes »
— ceux qui pensent à la fois l’être et le non-être —, est aussi celle du
vraisemblable, du plausible ; or Barnes n’est pas loin de croire que
l’élimination du possible hors du champ du concevable est corrélative de
l’élimination de ce qui est « engendré » dans le réel, où il est
possible que ce qui n’est pas encore soit un jour quand même quelque
chose ; et où le fait qu’Ulysse n’ait jamais existé n’en fait pas moins un
être auquel il est « possible » que nous pensions. — Certes,
Parménide eût pu répondre que L’Odyssée
est ce livre où le personnage d’Ulysse est en effet éternisé sans référence à une entité empiriquement
descriptible ou observable. Toutefois, dans cette lecture, l’actualisme de Parménide paraît
pleinement dogmatique, et il entraînerait à estimer que le réalisme platonicien
est plus cohérent que le sien.
Barnes donne une bonne analyse des usages du verbe
« être ». Il replace les emplois courants et montre les implications
à long terme du propos de Parménide, ignorant superbement toute la doxa heideggérienne — y compris celle
qui est préemptée de l'héritage de Karl Reinhardt (Parmenides, Bonn, 1916).
Nous pouvons distinguer entre l’usage complet ou
incomplet de « einai » : parfois une phrase de la forme « X esti » exprime une
proposition complète ; parfois
« esti » apparaît dans des
phrases de la forme « X esti Y»
(où la forme « X esti » est
elliptique pour « X esti Y »).
Dans son sens complet, einai acquiert
d’autres fois un sens existentiel : « ho theos esti » est la phrase grecque pour « Dieu
existe » ; « ouk esti kentauros » signifie « les centaures n’existent pas ». Dans le sens
incomplet, « einai » sert
fréquemment de copule et son usage est prédicatif : « Sokrates
esti sophos » est la phrase grecque
pour « Socrate est sage » ; « hoi leontes ouk eisin
hêmeroi » signifie « les lions
ne sont pas domestiqués ». Beaucoup de commentateurs pensent que Parménide
a commis le péché originel d’une fusion, ou d’une confusion, des deux emplois,
du prédicatif et de l’existentiel (…).
Je ne souhaite pas soutenir que Parmenide était pleinement conscient de cette
distinction des usages de « einai » qui n’est advenue à la conscience philosophique que chez Platon. Mais
je ne crois pas non plus qu’il ait fondu ou confondu les deux usages.
En opérant un
redressement fonctionnel, Barnes est forcé de constater que l’usage prédicatif strict conduirait à
produire un genre de tautologie, mais l’exclusion de toute prédication négative
est plus embarrassante : ce n’est pas tant qu’on ne puisse pas dire
« ceci n’est pas », c’est surtout qu’on ne saurait énoncer
vraiment : « ceci n’est pas F ». L’inférence majeure de
Parménide est de soutenir que l’être est « inengendré » sans le faire
par le biais d’une négation. « X est inengendré » n’aurait alors pas
de sens, puisque les deux assignations (le sens véritatif et le sens modal)
paraissent alors contradictoires. Ou plus précisément, on présupposerait ici que le principe de
« non-contradiction » implique l’identité à soi, et non pas l’inverse.
C’est tout l’objet de la critique de Platon dans Le Sophiste. On devrait soutenir à la fois : « il n’est
pas vrai que X est engendré » et « il est nécessaire que X
soit », comme si l’on affirmait une série de truismes : l’être existe
par soi, ou la Nature est, ou l’Un est un — son interprétation excluant même que to eon, l’étant, soit un vrai supplétif nominal pour esti ou estin (op. cit. p 163). Comme eût dit Raymond
Queneau, s'il en allait de cette manière, "un sou est un sou" est un
énoncé métaphysique;
Raisonnant sur la nécessité discursive, Barnes émet bien un doute
profond qui ouvre sur les réflexions les plus contemporaines, en rappelant que
: not all non-entities are impossibilia
(p.167). Et il est vrai que si nous disions par exemple : « ce qui
n’existe pas (ou ce à quoi on ne pense pas) ne
peut pas, ou ne doit pas
exister », nous commettrions une erreur substantielle de re. Pour l’illustrer par un exemple simplissisme repris de
Thomas d’Aquin, « Tout ce qui est vu assis est nécessairement
assis » : on pourrait comprendre cette phrase de deux manières :
« il est nécessaire que ce qui est vu assis soit assis » (énoncé de dicto), et « Tout ce qui est vu
assis est nécessairement assis » (énoncé de re) : dans ce cas, l’énoncé de re est manifestement faux (toute chose vue assise ne possède pas
la propriété d’être assise). Mesurons les conséquences : on ne peut pas conclure de ce qui est épistémiquement vrai à ce que nous voyons, ni affirmer que ce qui est vrai de la
perception visuelle soit ontologiquement fondé .
Le voir peut être factif (nous voyons Socrate assis) sans être pour cela vérace
: voilà pourquoi l'assertion verbale ne nous servira jamais de prothèse pour
percevoir tel ou tel état de choses. Cette erreur est encore semble-t-il
commise par G.E.L. Owen dans un article célèbre, qui fait du monisme éléatique une sorte de
despotisme de la pensée, qu'il accable par son renforcement du
« nécessaire » dans l’acception disant : "ce qui est, doit nécessairement
être".
C’est, « ce qui existe peut ne pas
exister », qui serait en principe la formule correcte (Voir la formule
converse de Ruth Barcan-Marcus : ◊ ((∃x) ⇒ (∃x) ◊ Fx)). L’opérateur porte sur F, dans le conséquent, comme dans
« Socrate est sage », mais elle n’exclut pas que Socrate aurait pu ne
pas exister, au même sens où il pourrait
ne pas être assis. Il est toutefois impossible de démontrer justement cette formule qui n’est posée que comme un
axiome de la logique modale, parce que la
propriété F pourrait aussi ne pas être réalisée (ou accessible) dans un autre
monde possible ; il faut (pour qu’elle le soit) admettre que la
nécessité soit fixée par un opérateur logique et celle-ci en tant que telle n’est pas métaphysiquement justifiée : elle ne
l’est que par le calcul). Il n'y a pas de raison métaphysique à considérer
l'opérateur modal comme déterminant à lui seul ontiquement le possible, ce que nous aura rappelé Kit Fine. On ne confondra donc pas — Dieu nous en
préserve — la pure existence, l’existence possible et la possibilité que
quelque chose ne soit jamais actualisé. Nous savons que Duns Scot évoquait
déjà ces purs possibles qui n’existeraient que dans l’entendement de Dieu, et
que reprendra Leibniz. Pour une adaptation moderne, je renvoie ici le lecteur à
Towards Non-Being de G. Priest
(Clarendon Press, Oxford, 2005), dans lequel sont examinés les opérateurs
intentionnels et les opérateurs fictionnels qui caractérisent cette position.
Mais revenons au centre du texte de Parménide (le fragment 8 et le plus
long). Remarquons seulement
que Parménide requiert une sorte d’assignation impérieuse que Bollack assimile
à une « non-acceptation » (p.109), plutôt qu’à une négation modale à
proprement parler, puisque nous
savons déjà, par le fragment 7, qu’ « il ne peut pas être dit que
« est » n’est pas ». La Déesse indique aux Mortels la seule voie
praticable :
Sur cette voie se montrent des signes fort nombreux,
montrant que étant inengendré, il est aussi impérissable — unique et seul de son
genre, ainsi que sans tremblement et sans limites.
Il n’était pas à un moment, ni ne sera à un autre,
puisqu’il est maintenant tout entier, ensemble, un, continu.
Quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ?
Vers où, à partir d’où, se serait-il augmenté ?
Je ne permets pas que tu dises qu’il provient du
non-être, ni que tu le penses.
Voilà en effet qui n’est pas dicible, qui n’est pas
pensable non plus : « n’est pas ».
(Fragment
8, traduction de D. O’Brien)
Sous ce type d’assignation, « ce qui est » (« ceci
même » qui est : to auto) est posé comme inengendré, incorruptible, il forme un tout
unifié et continu ; il est complet
et fini — mais il n’y a pas
d’antécédent de ce sujet. La chose est assez frappante, nous l’avons vu :
les prédicats qui suivent de hôs estin
(un étant indéterminé : « que est »)
sont énumérés dans la complétive : « sans naissance »,
« indestructible », « intrépide », « sans fin »,
« ensemble », « tout », « un »,
« continu » (certains prédicats sont positifs, mais d’autres sont
principalement des participes privatifs). La monogénéité qui n'en est pas, a été discutée par Simplicius qui y
voyait une montée ver le néo-platonisme.
Là
où l'on remarque que depuis Kant on se défend de considérer l’existence comme
un prédicat, la méditation de Parménide pousse dialectiquement à identifier la
pensée et son objet : elle consiste à dire de quoi est fait « ce qui
est » (à la place de ce qui est là)
et contre les fluctuations de l’opinion. En ce sens limitatif,
« l’être » n’est donc pas l’apanage d’un infinitif purement verbal,
et il n’est vraiment donné qu’en 3e personne : « ce qui
est », « que c’est » (on l’a vu déjà ci-dessus du to estin : fragment 2, fragment 6).
En d’autres termes l’être, de nouveau, ne se dirait d’abord que de cet
« étant-ci » (to eon), qui
tardivement est nominalisé sur une base participiale, sans rien qui lui ajouté
cependant. On pourrait ne retenir que ce point de départ : si la
prédication qui utilise le « est » (grammatical) est suspendue, elle
ne l’est pas pour les prédicats signalétiques du chemin dans le discours « divin » de la
déesse. Pourtant, il ne nous semble pas que l’acception existentielle soit
rigoureusement sensée pour des
expressions du genre : « l’être est », ou même « l’étant
est » qui sont tout aussi redondants qu’équivoques. Il faudrait plutôt
dire que le principe de non-contradiction est le premier qui ait été anticipé métaphysiquement dans une formulation
ambiguë chez Parménide, en écartant même la relation de l’un au multiple, mais
sans se donner pour un principe justement, car son exacte expression est :
« ce qui est « est » ce qu’il est — et pas autre chose ; ce
qui n’est pas « n’est pas » et n’est pas autre chose ». Il n’y a
pas de « manières d’être » en résumé pour Parménide. Comme le lui a
reproché Aristote, Parménide restreint
tout être à être l’être en tant qu’être (anticipant les retorses analyses
analogiques de le réduplication qui ont hanté le monde médiéval) : ce qui
signifie naturellement que « l’être en tant qu’être — comme le rappelle
Aristote —, n’existe pas dans autre chose » (Physique, I,3, 186b) ; et finalement qu’on ne peut attribuer l’être
qu’à l’être même : « si donc l’être en tant qu’être n’est l’attribut
de rien <comme le souligne le Stagirite >, si c’est au contraire à lui
que tout s’attribue, alors on demandera pourquoi l’être en tant qu’être
signifiera l’être plutôt que le non-être » (b, 5-6). Pour Aristote, en
résumé, si l’être doit être quelque chose, ce ne peut pas être un to estin, un « ce que
c’est » : il doit, et il ne peut avoir qu’une signification multiple. Il est donc
quelque chose, s’il n’est pas rien, et il nous importe que ce quelque chose
soit reconnu par ses attributs essentiels et quidditatifs (Aristote va bien
d’ailleurs renvoyer le to à un tode ti, en transformant ledit « ceci », mais pour le
rapporter à une ousia qu’il suppose
concrète). Afin de ne pas succomber à la contradiction, ce discours — qui ne
serait en fait sinon que véridictionnel,
comme on dirait dans le langage d'aujourd'hui —, devrait donc dans l’optique
d’Aristote admettre un ancrage empirique. Il n’est pas très sorcier d’imaginer
déjà que la même difficulté se représentera à d’autres époques.
Bien avant Aristote en fait, la question
de l’être et de l’essence (qui spécifie le genre ou la nature de ce qui est), et,
comme on le répète parfois — comme le faisait la prêtresse de Canaan en attente
d'une réponse introuvable — la question du « pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? », ont été considérées comme plus fondamentales
que toutes les autres, en quoi "fondamentales", sachant qu’elles ne
sont nullement redevables du point de vue anthropologique de celui qui les
pose. Le métaphysicien n'est certainement pas le mandataire social d'une
société qu'on juge économiquement et eschalogiquement "mystifiée" par ses . Présenter la question la plus
générale de la « nature » d’une chose (phusis), c’est déjà poser la question de l’essence. La thèse la
plus courte à cet égard affirme donc que le "système du monde" doit
être réfléchi par la pensée, mais ce n’est pas là non plus une thèse qui soit immédiatement admissible. Les sophistes
eux-mêmes — et Gorgias en particulier — ont admis au contraire que le langage
et l’opinion revendiquaient pour soi, et à l’écart des choses qui circulent
(les pragmata), la postulation d’une
ontologie négative.
Le
métalangage qu’ils ont inventé est la rhétorique
qui est fondée sur le refus d’une conception substantive de l’être, quoique
même l’énoncé affirmant que « le non-être est » (et s’il n’est pas
justement "quelque chose") reste précisément — qu’on le veuille ou
non — un énoncé métaphysique. Il faut ajouter à cet endroit que
l’« argument cosmologique » qui est comme la pierre de touche de
toute discussion métaphysique (en impliquant une réflexion sur le temps et sur
l’ordre, sur l’origine et sur la fin des choses) est ancré dans le plus vieux
fonds de la pensée occidentale. C'est celui que Kant présente comme
irréductible dans son « illusion » propre ; mais celui que Parménide
a voulu briser. Les hommes peuvent voir la lune éclairée par le soleil : la
métaphysique dans cette acception originaire est donc pour lui une forme de pensée qui s’émancipe des racines
mythiques. Elle se constitue, dès le départ, pour se confronter au monde des héros et des dieux, et
c’est pourquoi il se réfère à Hésiode et à Homère. On a contesté maintes fois la
« priorité » de la métaphysique dans le système de la
connaissance : cet argument positiviste
(qui a été inauguré avec certaine éloquence par A. Comte) est fort sérieux,
mais il n’est pas dirimant comme le croyait Asclepius. La métaphysique pourrait
avoir été historiquement première, mais le fait qu’elle développe des arguments
a priori (et qu’on puisse ainsi
nommer dans un grand nombre de cas la « nécessité » métaphysique
comme étant une nécessité a priori : une expression que je crois
assez simpliste), ne suit pas de cette priorité, et n’entraîne pas qu’il ne
puisse pas exister de métaphysique a
posteriori. Et pourtant, l'expression d'une métaphysique a posteriori paraît elle aussi faire
injure à l'esprit de la langue : il faudrait plutôt parler d'une métaphysique
expérimentale, qui reste zététique et
qui n'a rien d'empirique.
En
résumé, il n'importe pas vraiment d’ « archiver » des énoncés
métaphysiques. Car certaines archéologies sont coûteusement inutiles. L’importance de la conception « noétique »
de Parmenide est de considérer que l’être n’est pas la matière et que la
matière du discours n’est pas une matière « première ». Cette
façon de dire semble scolaire et ne propose au final que deux énoncés négatifs,
pour ne pas dire prohibitifs ; elle s'inspire d'une lecture chronologique
inspirée d’Aristote ( celle du Professeur : Ipse
dixit), mais elle n’est pas foncièrement incorrecte.