Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

mercredi 14 août 2013

Trouvailles et Miscellanées en Histoire de la philosophie contemporaine - IV


Husserl et les moments figuraux : sur leur rapport aux Gestaltqualitäten & aux Contenus Fondés


Dans la célèbre section des Recherches Logiques où il propose une théorie des « Touts et des Parties », Husserl dit regretter, dans une note du § 23, que certaines thèses antérieures de sa Philosophie de l’Arithmétique (1891) relatives aux « moments figuraux » n’aient pas été reconnues à leur juste mesure. D’après lui, elles touchaient le même sujet que celui examiné par Ehrenfels, avec son concept de « qualités gestaltiques » (Gestaltqualitäten) : un concept retravaillé ensuite par Meinong (à l’époque), via la notion de « contenu fondé » (fundierte Inhalt).
En effet, tout en disant de son ouvrage de 1891 qu’il doit être considéré comme la référence pour ce qui, dans les Recherches, se rapporte aux concepts d’ensemble, de moments d’unité, de touts et d’objets d’ordre supérieur et de complexions, Husserl faisait la remarque suivante : 

 Je dois exprimer le regret que, dans les nombreux traités modernes sur la théorie des « Gestaltqualitäten » cet ouvrage ait passé le plus souvent inaperçu, bien que cependant une partie importante des exposés postérieurs de Cornelius, Meinong et d’autres sur la question de l’analyse, de l’appréhension de la pluralité, de la complexion, se trouve déjà quant à l’essentiel, bien qu’avec une autre terminologie, dans ma Philosophie der Arithmétik. (…) Le premier ouvrage qui ait apprécié à leur juste valeur et étudié de manière approfondie les actes et les objets d’ordre supérieur.[1]

Les philosophes ayant pris partie au débat qui, d’un côté, a posé les fondements de la psychologie de la Forme (qu’il s’agisse de la version de Graz ou de celle de Munich), et d’un autre, ceux qui ont discuté de la Théorie de l’Objet de Meinong, semblent donc avoir laissé de côté les insights du jeune Husserl et son texte de 1891. Dans cette œuvre, déjà, Husserl faisait justement remarquer à l’occasion d’une note (encore) qu’il mériterait qu’on lui reconnaisse une antériorité à propos de la découverte de ce concept de « moment figural », en comparaison de ce que Ehrenfels avait formulé des configurations gestaltiques :

 Les recherches précédentes étaient rédigées depuis un an à peu près, quand a paru le pénétrant travail d’Ehrenfels sur les Qualités de Forme (…), dans lequel les moments figuraux recherchés plus haut d’une manière seulement occasionnelle dans l’intérêt de l’explication des appréhensions indirectes de multiplicités sont soumis à une recherche étendue. Malheureusement l’article cité ne m’a pas été accessible quand je préparais ces pages pour l’impression, si bien que je dois m’abstenir de m’y rapporter de plus près. Ehrenfels a été incité à sa recherche, il le dit dès le début de son exposé, par les Beitrage zur Analyse der Empfindungen de Mach (1886). Puisque j’ai lu cet ouvrage du profond physicien aussitôt qu’il a paru, il est très possible que j’aie été moi aussi influencé dans la démarche de mes idées par des réminiscences de cette lecture. [2]

Le grief n’est donc pas simplement contemporain des Recherches, desquelles partirait un regard rétrospectif. La section de ce dernier ouvrage, où Husserl indique que le concept de « moment figural » serait un déterminant historique des idées qui s’y trouvent, et d’où il fait part de son regret, n’a bien sûr pas un rôle mineur au vu du destin de certaines de ses positions.

En effet, bien qu’il s’agisse de points relativement ignorés par la phénoménologie française – quel que soit celui de ses tournants envisagés –, il reste bien que Mulligan, Simons et Smith en ont utilisé avec brio la notion de « moment dépendant »[3], opérant ici une vraie percée : l’Ontologie formelle y puise, comme à une source, une partie de son idée et de ses concepts basiques ; notamment pour l'inspiration de la future méréologie.

La recherche III est célèbre, mais il serait toutefois bon d’examiner malgré tout ce rapport entre moment figural, Gestaltqualität et contenu fondé. En effet, dans la note I, p. 127, de ses Etudes psychologiques pour la logique élémentaire de 1894, où il s’intéresse aux « contenus autonomes » et à ceux qui ne le sont pas, Husserl mentionne ses  moments figuraux, sous l’appellation, déjà utilisée en 1891, de « moments quasi-qualitatifs » et se livre à une identification synonymique entre les trois concepts :

D’autres exemples sont fournis en abondance infinie par les moments quasi qualitatifs des intuitions (les qualités de forme de v. Ehrenfels, pour lesquelles Meinong a proposé le nom de contenus « fondés »).[4]

L’identification est donc bien revendiquée. Des concepts tels que les « moments d’unités » et la relation de « Fondation », qui reçoivent leur importance et formulation dans les Recherches, seraient alors le résultat d’un murissement de la perspective de Husserl sur ce subject-matter ayant inopinément surgi chez plusieurs élèves de Brentano, à qui il aurait destiné sa contribution dès 1891, mais qui n’aurait pas été remarquée (par eux), ou trop peu, tandis qu’elle l’amenait à élucider lui-même par la suite des concepts décisifs. De ce point de vue, il conviendrait alors de voir dans les moments figuraux les ancêtres des moments d’unités et la base d’où l’on tire la relation de Fondation, outil essentiel des Recherches Logiques (« Nous irons jusqu’à dire que ce qui unit véritablement toute chose, ce sont les rapports de fondation » – p. 65.).

L’idée en effet semble à première vue défendable, tant il est par exemple vrai que Meinong, de son côté, en construisant la notion de « contenu fondé » à la suite de sa recension du texte de Ehrenfels, fait lui-même jouer à la relation de fondation, présente dès ses Hume Studien II (1882), un rôle central  –  par exemple en tant que relation caractéristique faisant émerger les objets d’ordre supérieur, dans sa théorie de 1899 : – ces objets ayant apparemment leurs analoga dans les « moments dépendants » de Husserl ; mais en effet (on le verra) apparemment. A première vue, elle semble être comme une conséquence de la théorie des contenus fondés, et serait même liée de près aux questions ouvertes par les configurations gestaltiques d' Ehrenfels.

Nombre de penseurs font parfois dans la même période des découvertes assez proches qui différent essentiellement par leur terminologie. Sommes-nous dans un tel cas de figure ? Il faudrait déterminer si l’on peut véritablement faire du concept husserlien un objet adéquat de comparaison, avec les concepts de Ehrenfels, puis avec ceux de Meinong, de façon à pouvoir justifier son inscription par Husserl dans l’histoire qu’il donne de ses propres idées et dans celle de leur rapport au débat concerné.
Husserl fait en effet sa propre reconstruction, mais est-elle justifiée ? Si l’on regarde les perspectives et les problématiques qui conduisent d’un côté aux concepts de Gestaltqualitäten et de « Contenus fondés », et, de l’autre, aux « Moments figuraux », est-ce qu'il y a rapport d’essence entre les trois ? Cum grano salis, peut-être – mais n’est-ce pas forcer le trait interprétatif en faveur de Husserl ? Les visées sont-elles apparentées ou plutôt distinctes ? Quand peut-on dire que des rencontres conceptuelles, à partir d’orientations assez différentes, peuvent être reçues comme appartenant objectivement à une démarche commune ? Il faut préciser et comparer plus avant.

Première question. Comment Husserl en vient-il à ce thème des moments figuraux et quels rôles jouent-ils dans son texte de 1891 ? S’intéressant à la saisie, par l’esprit, des pluralités, il remarque que certaines ne peuvent pas être données dans une présentation « propre », mais doivent bien l’être selon un autre type de présentation, dit « impropre ». Qu’entend-il par là ? Il veut dire qu’il y a un accès à certaines espèces de pluralités qui, pour sa théorie de l’époque, pourrait être problématique. Où est le problème ? Il n’y a pas de difficultés pour les pluralités qui sont appréhendées par l’esprit : lequel, en se les donnant, les objective pour lui-même en vertu d’une opération collectrice, reliante et réflexive : un processus synthétique spécial où l’unité du tout est fondé dans la réflexivité sur l’acte reliant. Cela  implique pourtant un acte d’ordre supérieur (Husserl le dit en ces termes) qui veut que le tout objectif se trouve consciemment offert à l’esprit dans une unité et par le truchement de cette activité intentionnelle. C’est la saisie dite « propre » d’un collectif.

Or un tel processus ne peut pas rendre compte de toutes les pluralités effectivement appréhendées. Pour Husserl, il faut aussi parvenir à concevoir que des saisies dites « impropres » ont lieu, qui concernent certains touts, qui seraient quasi-instantanément saisis. C’est le cas, par exemple, pour « une rangée de soldats, un tas de pommes, une allée d’arbres, une bande de poules, une volée d’oiseaux, un troupeau d’oies » – tout ce qui est pluriel et que l’on épingle habituellement et en apparence du simple « coup d’œil » (der « eine Blick »). Les exemples sont de Husserl, qui s’interroge donc : la caractéristique de ces pluralités est précisément que l’on ne peut pas les dire constituées par le processus réflexif précédemment décrit, alors qu’elles sont immanquablement vues comme des pluralités qualifiées et saisies comme telles.

C’est cela qui selon lui implique de faire usage d’un concept brentanien : celui de représentation « impropre », dont un des traits est ici explicitement repris pour être attribué au concept de moment figural : il s’agit de la caractéristique « symbolique » inhérente à son mode de visée – la propriété qu’a une telle représentation de procéder par indications extrinsèques ou par signes. (Ce que Russell appellera des années plus tard « Knowledge by description. »). Une telle représentation ne saisit pas en propre ce qu’elle vise, mais indirectement, par quelque signe, indication, de manière oblique, de façon médiatisée – elle sert de relais pour une appréhension qui ne peut être « authentique » (directe). Pour les pluralités immédiatement saisies en un quasi-coup d’œil, cela semble donc être le concept adéquat.

Autre point notable : Husserl, traitant du caractère symbolique et de la fonction indicative de type de représentation, renvoie dès le début du chapitre (p. 237) aux Hume Studien II de 1882 de Meinong – aux pages 86-88 exactement – qui les utilise. Celui-ci y propose en effet une version de la représentation impropre alors appelée « représentation indirecte »,  qui en l’occurrence met l’accent sur le rôle des relations.

Rappelons que chez Meinong, les relations ont une vertu cognitive actualisée dès que l’on dispose : 1/ d’un accès cognitif direct à l’une de ses fondations (un fundamentum – une qualité représentée d’une chose, par exemple) ; et 2/ d’une relation (comme la similarité, ou l’égalité), qui en étant intentionnellement connectée à ladite fondation, permet ainsi d’acquérir un accès indirect à ce qui devrait se trouver à l’autre terme de cette relation. Dans ce sens, il y a bien une deuxième fondation (celle d'une qualité non actuellement présentée et telle quelle qui n’est pas directement donnée.) Elle est alors présentée indirectement (et si l'on veut, de manière « impropre », à ce titre), par le truchement de cette relation et de la première fondation. Par exemple : on peut apprendre quelle est la couleur d’un objet – bien que non actuellement donné à notre expérience directe – en apprenant qu’il s’agit de la même couleur (relation de similarité exacte entre qualités) que celle d’un objet dont on a une expérience directe actuelle.

Quel rapport avec les moments figuraux ? Husserl ne reprend pas exactement cette approche de Meinong, qui se fait via une fonction précise dépendant de la nature des relations. A première vue, la représentation symbolique n’a pour le premier aucunement le but de capturer un quelconque fundamentum qui serait non actuellement donné. Il s’agit plutôt en fait de pouvoir rendre théoriquement compte du fait que l’esprit voit des items divers lui être donnés à travers une multiplicité, qui s'aperçoit d’emblée comme unifiée, puisque cette présentation fait l’économie d’un dénombrement qui passerait par la visée partielle de chaque item.
Le caractère intégral et intégrant de la saisie amène ainsi Husserl à laisser de côté la dimension relationnelle mise en avant, de son côté, par Meinong, et à utiliser la fonction de la représentation symbolique (indirecte, indicative, par signes, impropre) en imaginant qu’elle saisirait quelque chose qui est très proche des Gestaltqualitäten soit en permettant de donner accès à la pluralité des items pour lesquels il n’y a justement pas d’accès direct ni discret. Husserl défend ainsi d’abord l’idée que seule une qualité « de second ordre », capable de présenter indirectement la multiplicité en tant que multiplicité, bien que chez lui toujours saisie comme unitaire et, surtout, d'abord simple, serait ce qui permet de représenter symboliquement – immédiatement ou quasi-immédiatement – la multiplicité sans qu’il faille en passer par la réflexivité ou par le comptage strict et conscient des éléments y appartenant. Husserl dit :

On parle par exemple d’une rangée de soldats, d’un tas de pommes, d’une allée d’arbres, d’une bande de poules, d’une volée d’oiseaux, d’un troupeau d’oies, etc. Dans chacun de ces exemples, il est question d’une multiplicité sensible d’objets égaux entre eux, qui sont dénommés d’après leur genre. Mais ce qui est exprimé, ce n’est pas seulement cela – le pluriel du nom de genre y suffirait à lui seul –, c’est aussi une certaine constitution intrinsèque caractéristique (charakteristische Beschaffenheit) de l’intuition unitaire totale de la multiplicité, qui peut être appréhendée d’un simple coup d’œil, et qui constitue, dans ses formes bien distinctes, la partie la plus essentielle de la signification de ces expressions qui introduisent le pluriel : rangée, tas, allée, bande, volée, troupeau, etc. »[5]


En quoi cette saisie est-elle symbolique et qu’indique-t-elle ? Elle semble bien saisir comme simple une certaine qualité émergeant d’une pluralité d’éléments, tout en ayant pour fonction première de donner une idée groupée de ceux-ci, sans que l’on ait à les parcourir en intégralité. C’est là le trait essentiel des expressions plurielles – trait qui, comme dit Husserl, se donne comme simple, tout en assurant qu’une répartition d’objets soit de ce fait saisie (p. 251). Cette caractéristique en tant que Beschaffenheit, ou ce moment figural, devrait son apparence spécifique à l’unification des différences particulières aux séries d’items : c’est ce qui fait qu’une rangée diffère d’une volée, d’un tas et d’une bande. (Une rangée de chaises dans une salle n’offre assurément pas la même configuration immédiatement saisissable qu’un tas de ces chaises devant la porte de la salle, où elles sont enchevêtrées et empêchent de passer. On pourrait rajouter qu’une propriété liée au contexte s’y trouve alors liée, et qui qualifie ces entités comme des objets sociaux différents. Mais cette propriété émerge sans indiquer son rapport direct à la répartition : c’est une véritable propriété du tout en tant que tel, ce dont ne peut pas traiter Husserl.)

Par rapport à Meinong : ici la dimension relationnelle est moins fortement mise en avant, quoique la fonction du moment figural semble assez voisine : l’identification quasi-immédiate de la pluralité, autorisée par le moment figural, permet d’avoir une notion indirecte de tous les membres de la pluralité sans qu’ils aient tous à faire l’objet d’une expérience directe. La représentation indirecte, mobilisant justement chez Meinong une relation, donnait aussi à connaître un membre (plus exactement un fundamentum) de cette relation sans que l’on ait à en faire l’expérience directe non plus. Chez Husserl, le moment figural indique une pluralité en représentant de façon impropre les membres de la pluralité dont on ne peut pas faire l’expérience directe (celle-ci ne sera possible qu’après coup, par analyse). Meinong partait cependant d’un donné premier, devant servir de fundamentum : une base sur laquelle établir la relation comme relation, en sorte que cette dernière puisse assurer une connexion cognitive avec la représentation d’un autre fundamentum mais qui lui n’est pas donné directement. Trouve-t-on chez Husserl un ou des équivalents de ce fundamentum qui servirait à diriger, pour ainsi dire, l’appréhension du moment figural ? A voir le texte, les hypothèses écartées et les récurrences de l’expression « coup d’œil » associée à la saisie, on est tenté de penser le contraire. Comment Husserl soutiendrait-il qu’il y a véritablement une appréhension immédiate d’une propriété gestaltique dont le prête-nom ne serait qu’une fonction, et dont l’ontologie est à rechercher ? En fait ce n’est pas le cas. Husserl explique qu’un premier rapport à des représentations distinctes, et « propres », est nécessaire (les membres de la pluralité concernée), afin que la saisie de la multiplicité par le moment figural puisse avoir lieu. C’est ce qu’il appelle avec assez de gravité : fonction psychologique de la fixation des membres singuliers des multiplicités  et la fonction du moment figural se présente alors sous un jour différent. Voici ce que dit Husserl (nous soulignons) :

  La conception des représentations impropres de multiplicités qui sont considérées ici est ordinairement accompagnée par quelques étapes d’appréhension singulière portant sur n’importe quels membres de la multiplicité. [Ce processus] conduit à se rapprocher de la construction effective de la multiplicité, et de la subsomption (Subsumption) effective sous le concept de multiplicité, puisque les opérations psychiques exigées ont été effectivement exécutées au moins sur quelques membres pris au hasard. (…) Le rudiment de processus sert alors de signe pour le processus complet recherché, cependant que la qualité figurale unitaire de l’intuition de la multiplicité nous donne l’assurance qu’il est possible de poursuivre le processus commencé (…). D’autre part l’appréhension singulière nous donne aussi le concept de genre des membres concernés. Souvent même c’est elle qui détermine d’abord la séparation du tout formé par la multiplicité. Aussitôt que l’intérêt se tourne vers une chose simplement en vertu d’une certaine constitution intrinsèque, alors d’un seul coup s’illumine l’ensemble global des objets de ce genre (…) ».[6]


Deux choses sont donc ici marquantes :

1 / La description du processus. Il consiste à identifier, au sein d’un groupement quelconque quelques membres (par expérience directe ou représentation propre ou intuitive) : ce qui rapproche effectivement ledit processus de la fonction de la représentation indirecte de Meinong. Le processus permet ici, à partir de l’expérience de quelques membres, d’appréhender en se passant de cette expérience directe, le reste des membres du groupe. Par exemple : quelques chevaux, lors du surgissement d’un troupeau en course, sont directement saisis dans quelque intuition où ils sont présentés individuellement – ces présentations font signe vers le concept de genre, permettant de rassembler immédiatement les membres du troupeau en transposant à tous les chevaux (groupés là en masse mouvante, et non explicitement dénombrés) la qualité de la première expérience, au moyen par exemple de la relation de similarité ou d’identité de genre  : saisir cognitivement que tout ce qui est « là » est « le même », si l’on veut. On conçoit ainsi sans réflexion que tous sont, sous ce rapport, les « mêmes » que ceux qui nous ont d’abord sautés aux yeux.

On obtient donc ainsi la représentation d’une troupe de chevaux, qui indique, symbolise ou représente improprement l’ensemble des chevaux présents, alors donnés dans un tout qualifié et saisis dans une unité qualifiée qui ne repose pas sur un comptage. Cela revient donc à passer d’une saisie propre (intuitive) de quelques chevaux à celle (impropre) de l’ensemble des chevaux trop nombreux pour être donnés directement et distinctement à l’esprit. C’est ainsi que nous pouvons avoir une représentation du tout alors que tous les chevaux n’ont été ni représentés un à un, ni unifiés par une réflexion sur l’acte qui les relie dans la représentation.

2/ La fonction du moment figural. Dans l’exemple des chevaux, Ehrenfels aurait dit que c’est le mouvement, émergeant sur l’ensemble mouvant des chevaux, qui est une Gestaltqualität. La démarche de Husserl, tout en l’amenant à faire des remarques apparentées à ce que dit Ehrenfels, reste commandée par la question de l’explication de la représentation d’une pluralité, quand tous les éléments de cette pluralité ne sont pas explicitement et distinctement perçus en conscience comme lui appartenant. A travers la fonction de représentation symbolique, impropre ou indirecte des moments figuraux, Husserl tient son explication. Mais l’usage de ce concept montre qu’il est moins destiné à penser le tout, en tant que tel, que de le faire de l’appartenance des éléments à ce tout. S’il s’intéresse à cette « quasi-qualité » permettant de savoir que l’intégralité des items sont des membres intégrés à un tout, sans devoir en passer par un décompte exhaustif, c’est d’abord en vertu de la fonction d’indication des constituants qu’elle se trouve posséder. C’est donc le fait de la Subsomption (son terme – « Subsumption ») qui intéresse Husserl.
Le traitement des occurrences qualitatives sérielles retient prioritairement son attention – et donc l’indication d’une série et de ce qui est sérié. Il ne s’attache pas à la question de la nature de la qualité émergente indiquant la pluralité, encore moins à son émergence. Ces points, et surtout le thème de la subsomption, ne sont-ils pas très éloignés de la démarche de penseurs qui comme Ehrenfels et Meinong se sont intéressés aux qualités gestaltiques et aux contenus fondés ?

Nous pensons que cet éloignement est réel en dépit du rapprochement rétrospectif de Husserl : le sujet de Ehrenfels dans « Über Gestaltqualitäten » est d’emblée le statut (ontologique et psychologique) supra-sommatif comme dira Rausch ensuite, de ces configurations gestaltiques, et le fait que leur nature est non réductible aux relations et aux qualités qui leur permet d’émerger. Il veut rendre compte des phénomènes qui sont concernés, mais comme tels, tout comme il cherche à clarifier les conditions de leur émergence (la présence des contenus fondationnels adéquats, par exemple) et à montrer combien ils sont présents là où on s’attendrait à parler d’abord de qualités « normales », comme dans le cas du mouvement, ou même de l’humidité.

Certes Ehrenfels continue de faire appel aux représentations indirectes mises en avant dans les Hume Studien II de Meinong. Mais ces représentations indirectes ne sont sollicités que localement et pour un points précis. De plus, le rapport mis en avant entre leur fonction de représentation indirecte (impropre) et les Gestaltqualitäten marque une différence forte avec l’opération de saisie inhérente aux moments figuraux de Husserl.

Ehrenfels explique d’abord comment des Gestalten temporelles (Zeitgestalten) sont présentées par le biais de relations de comparaison (en cela qu’elles surgissent sur l’affection subie par la conscience de celui qui se livre à une comparaison, et en rapport aux contenus comparés). Passant à une tentative d’explication des relations d’incompatibilité, il fait alors usage du concept de représentations indirectes telles qu’elles ont été conçues par Meinong. Ici les Gestalten sont caractérisées par une rupture intrinsèque du processus supposé conditionner leur émergence : c’est ce qui donne sens à l’incompatibilité des contenus intuitifs opposés, que l’on essayait de combiner dans une démarche indirecte. Ehrenfels utilise donc, pour l'intérêt de la démonstration, les représentations indirectes afin d' expliquer comment peut surgir une Gestalt Temporelle, — mais il est à noter que cette pluralité de présentations est justement du type de celles pour lesquelles Husserl exclut une saisie s’effectuant à travers des moments figuraux. Dans sa perspective, la saisie d’une telle pluralité, constituée d’une explicite mise en relation entre des qualités abstraites, exigerait la mise en branle d’opérations mentales assorties d’une réflexivité sur l’acte (ces pluralités, construites en un complexe par une activité de comparaison,  ne sont pas des pluralités immédiatement saisies).

Les cas pour lesquels Ehrenfels sollicite les fonctions des représentations impropres sont donc ceux pour lesquels Husserl n’a précisément pas besoin de ces dernières. Husserl oppose le processus par réflexivité et le processus par saisie impropre (symbolique, indirecte) des pluralités, tandis que Ehrenfels les relie, et dans des situations précises où Husserl privilégierait la première opération et exclurait la seconde.

Chez Ehrenfels, il n’est pas question non plus de chercher à rendre compte de la fonction de saisie indirecte, permise par ces mêmes Gestalten, pour reconnaître leurs fondements (qui ont précisément disparus du champ de conscience), mais plutôt de soutenir que la Gestalt est une propriété qui unifie ce qui sans elle serait sans unité, e elle est ce qui se trouve cognitivement offert. Autre différence corrélative : ce n’est pas la subsomption qui intéresse Ehrenfels, mais bien la propriété émergente. La visée des deux philosophes n’est pas identique : Ehrenfels est intrigué par la nature des Gestalten et par leurs conditions d’occurrence ; Husserl veut comprendre comment les moments figuraux donnent indirectement et quasi-immédiatement accès à des éléments (leurs fondations). Les deux démarches sont orthogonales.

C’est encore plus clair avec Meinong – qui procède à des distinctions entre le statut des relations et des complexions, et fait encore moins usage de sa propre notion de représentation indirecte. Il critique justement la vision « réflexive » apparaissant dans la thèse d’Ehrenfels, lorsqu’elle porte sur les Gestalten temporelles présentées par les relations de comparaison et d’incompatibilité. Et il le fait aussi pour les pluralités à propos desquelles Husserl soutient que l’esprit est « réflexivement » plus actif.

Husserl avançait, en guise d’argument, que l’on trouvait dans la Philosophie de l’Arithmétique une étude approfondie des « actes et objets d’ordre supérieur », révélant leur mise en valeur. Mais Meinong fait d’emblée l’économie de l’acte d’ordre supérieur au sens husserlien (ici la réflexion sur l’acte colligeant), cela dès 1891. Aux approches de ce type, il oppose en effet le rôle de la fondation d’un contenu de pensées sur d’autres contenus (ce que ne faisait pas Husserl à ce moment-là, semble-t-il).

Il rebaptise de même les « Gestaltqualitäten » d'Ehrenfels avec le terme de « contenus fondés » et propose un autre problème : étant entendu que le sujet ne peut pas produire intentionnellement la configuration gestaltique en la visant comme telle, il convient de savoir comment il faut concevoir l’activité de l'esprit. Ce dernier peut s'exercer mieux en travaillant sur ceux des contenus psychiques qui assurent la fondation et sur les conditions de leur bonne articulation – laquelle suit parfois des règles objectives, comme en musique. Avec ses moments figuraux, Husserl semblait assumer que le moment figural en question pouvait être visé, produit (construit), et qu’à travers lui, les fondements en pouvaient être clairement saisis. Une subsomption par laquelle on explique ce qui est subsumé, mais pas de fondation. En résumé le concept de moment figural n’a apparemment pas les mêmes caractéristiques que le concept de Gestaltqualitäten, ou que celui de contenus fondés – du moins pas sous la description qui en est donnée dans La philosophie de l’Arithmétique.



B. L. 






[1] Recherches Logiques III, PUF (1961, pour la tr. Fr.), p. 68.
[2] Philosophie de l’Arithmétique, PUF, (1972 pour la tr. Fr.), p. 258.
[3] Identifiée comme étroitement proche de celle de « Trope » ou de « Particulier abstrait », en guise d’illustration du type d’entité selon eux apte à remplir adéquatement le rôle d’un « truthmaker ».
[4] In Articles sur la logique, PUF (1975 pour la tr. Fr.), p. 127.
[5] Ibid. P. 250.
[6] Ibid. P. 261.

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