Motto : Crapula ingenium offuscat. Traduction : "le bec du perroquet qu'il essuie, quoiqu'il soit net" (Pascal).

Ce blog est ouvert pour faire connaître les activités d'un groupe de recherches, le Séminaire de métaphysique d'Aix en Provence (ou SEMa). Créé fin 2004, ce séminaire est un lieu d'échanges et de propositions. Accueilli par l'IHP (EA 3276) à l'Université d'Aix Marseille (AMU), il est animé par Jean-Maurice Monnoyer, bien que ce blog lui-même ait été mis en place par ses étudiants le 4 mai 2013.


Mots-clefs : Métaphysique analytique, Histoire de la philosophie classique, moderne et contemporaine,

Métaphysique de la cognition et de la perception. Méta-esthétique.

Austrian philosophy. Philosophie du réalisme scientifique.

samedi 1 mars 2014

Présentation de : Gordon Cornwall, "Parfit's retreat :'we are not human beings'". Par Nil Hours


[Gordon Cornwall a obtenu un doctorat en philosophie à l'Université de Calgary en 1975. Il a poursuivi une carrière diversifiée dans les affaires, la technologie et les logiciels. De 1998 à 2008, il a été président de Industrial Metrics Inc., une société de développement de logiciels pour les chemins de fer en Colombie-Britannique. Après la vente de l'entreprise et un retour au bercail, il est à nouveau libre de s'adonner à la philosophie, pour laquelle il n'a jamais cessé de se passionner. Dans cet article, il discute ferme du dernier article de Derek Parfit : "We Are Not Human Beings" (2012), qui est bien éminemment disputable. La perspective du colloque d'Aix sur la personne : 16-18 octobre 2014, où sont attendus notamment Eric Olson et Peter Van Inwagen, est donc désormais ouverte. Nil Hours qui donne ici une présentation du contenu de cet article de Cornwall donnera bientôt à lire l'article même de Parfit sur ce blog. On peut déjà voir sa présentation de On What Matters ici. L'extrême pugnacité analytique de Cornwall, si elle semble brouiller les pistes, atteste de l'importance de ces thèmes où sont contestées à la fois la logique de l'identité et l'intégrité de la personne, mais nous n'avons là encore qu'une entrée en matière].

  


Parfit bat en retraite [1]

Gordon Cornwall


Dans un article récent[2], Parfit estime que les parties conscientes de l'être humain (qui correspondent au « cerebrum ») désignent adéquatement la personne, ce qui constitue un changement complet par rapport à la conception donnée dans Reasons and Persons, où l'auteur se contentait d'établir une relation psychologique entre deux entités causalement reliées, sans besoin de continuité physique permanente entre elles, pourvu qu'aucune autre entité ne soit aussi reliée à la première.

C'est une rebuffade et une reculade : une rebuffade parce qu'il n'était tenu par aucune nécessité théorique ou philosophique d'élaborer cette conception renouvelée, et une reculade parce qu'il semble , à l'occasion d'un véritable pas en arrière, défendre une conception très conservatrice fondée sur l'idée assez peu excitante de substance matérielle.

Ce nouveau parti-pris a aussi pour conséquence d'interdire la possibilité que ma « réplique » puisse être moi dans la cas d'une télé-transportation : comme il n'y a pas d'identité numérique entre mon cerebrum et celui de ma réplique, je ne peux plus, par hypothèse, être télé-transporté. Par ailleurs la conception parfitienne de ce qui compte vraiment dans la survie n'est pas mieux expliquée (et même plutôt moins bien) par cette nouvelle conception, comparée à l'ancienne qui faisait des personnes des entités informationnelles.

Cet article est en fait une réponse à l'animalisme, d'Olson et d'autres. On peut faire à ce titre les remarques suivantes : 1) Les arguments que l'article mobilise contre l'animalisme peuvent aussi bien valoir contre la thèse des parties pensantes défendue dans ce même article ; 2) La théorie du cerebrum fragilise un argument majeur employé par Parfit dans Reasons and Persons pour critiquer la thèse de l'égoïsme bien compris ; 3) La théorie du cerebrum contredit une idée-force de Reasons and Persons, selon laquelle ma destruction suivie de ma recréation sous forme de réplique serait une expérience ni plus ni moins pénible que celle que j'endure quotidiennement, au cours de ma survie ordinaire.


1) Cerebrum et cerveau

Parfit ne retient du cerveau que le « cerebrum », c'est-à-dire les deux hémisphères cérébraux, à l'exclusion du tronc cérébral, au motif que le « cerebrum » est la personne lockéenne (définie comme « conscious intelligent being »).

Il faut d'abord noter que cette idée est contestée sur le terrain de la science : des enfants hydro-encéphaliques, nés avec guère plus qu'un tronc cérébral en guise de cerveau, sont capables de sensations, de sentiments et d'émotions, lesquels ne sont donc pas le privilège du cortex cérébral[3]. Il est vrai que Parfit entend contrer l'idée selon laquelle la personne est identique à l'organisme humain complet, et qu'à ce titre le choix de n'importe quel organe particulier, dont la science démontrerait qu'il constitue cette personne, pourrait bien faire l'affaire. La stratégie argumentative de Parfit le prémunit donc, pour l'instant, de toute forme de falsification future.


2) Les raisons que Parfit avance pour contester la thèse que nous sommes des animaux ont aussi pour effet de contester celle que nous sommes des cerebrums


Parfit formule ensuite quatre nouvelles expériences de pensée. Dans la première, sa propre tête est toute entière détachée puis greffée sur le corps de Bernard Williams. Dans la deuxième, sa tête est également transplantée, mais sans le tronc cérébral. Dans la troisième, la tête en question est attachée à un support artificiel qui la maintient en vie ; et dans la quatrième, le cerebrum est extrait et maintenu en activité par un artifice technique encore plus élaboré. Dans tous les cas, il ne peut s'agir que de Derek Parfit en personne. Si, après avoir échangé quelques mots avec celui que vous identifiez comme Derek Parfit sur un lit d'hôpital, l'infirmière soulève le drap pour découvrir le corps de Bernard Williams, vous n'en déduirez pas que vous avez parlé à Bernard Williams, mais bien à Derek Parfit : c'est donc bien que la Transplant Intuition va à l'encontre de la thèse animaliste.

Parfit estime également que les expériences de pensée qui mettent en scène des cas de télé-transportation, qui sont de simples transferts d'informations, vont dans le même sens. Si je me rends compte un matin de 2080, dans un monde où la télé-transportation est devenue monnaie courante, que mon collègue de travail est très fatigué, et qu'il m'explique avoir passé le week-end en Australie, dont il revient tout juste, je peux en conclure que je parle à sa réplique, revenue ce matin (heure de Paris) des plages australiennes où il a surfé jusqu'au soir (heure de Melbourne). Mais c'est bien à sa réplique que je parle, et je peux continuer à lui faire confiance pour préparer une réunion à venir : il n'y a aucune raison qu'il ait oublié les dossiers en cours. Autrement dit j'ai bien affaire à la même personne.

Tout comme la personne résultant de la transplantation d'un cerebrum dans une cuve, dans une boîte crânienne, dans un corps ou dans un organisme artificiel, était la même personne que celle à qui appartenait précédemment ce cerebrum, la personne télé-transportée dans les conditions d'un transfert intégral d'information est très exactement la même personne au départ et à l'arrivée.

Ici encore, l'argumentation de Parfit est immunisée contre la critique – mais on peut aussi juger que sa thèse est elle-même sans danger, et présente une parfaite innocuité théorique, puisqu'elle évolue au sein d'un univers techniquement avancé qui nous est (encore) parfaitement étranger, et que les croyances entretenues dans un tel univers nous sont par principe inaccessibles. Il est vrai que pour Parfit, si les expériences de transplantation sont considérées comme évidentes, il en va alors de même pour celles de télé-transportation – une inférence, qui, elle, est valide. Mais il ne prend pas la peine d'évaluer la force des croyances qui soutiennent l'une ou l'autre de ces expériences de pensée.

Mais contrairement à ce que dit Derek Parfit, il y a pourtant tout lieu de penser que : 1) Les utilisateurs futurs des télé-transporteurs envisageront une telle procédure comme une transformation à laquelle ils survivent ; 2) Le lien d'association psychologique entre reconnaître une personne comme soi-même et prendre pour cette personne un intérêt tout particulier qui est l'intérêt pris à soi-même est unanimement reconnu et éprouvé ; 3) Dans la survie, ce qui importe, c'est l'identité personnelle, précisément ! Seuls les cas de division de la personne (branching) pourraient remettre cela en cause, mais ils poseraient des problèmes politiques et moraux à ce point importants qu'il est en réalité certain que le dispositif technique les rendant possible serait absolument prohibé.

Et si l'on continue à trouver la Transplant Intuition plus convaincante que cette version révisée des cas de télé-transportation, c'est sans doute parce que l'on subit l'emprise de l'idée selon laquelle la personne est en quelque façon une substance matérielle. Parfit lui-même la défend, avec son idée de personne incarnée. Il est tout à fait faux qu'elle soit la seule validée par les théories scientifiques : l'idée que nous sommes des entités informationnelles, c'est à dire immatérielles, bien qu'instanciées dans des substances matérielles, est tout aussi compatible avec la science. On peut donc ici retenir la version révisée des cas de télé-transportation au détriment de la Transplant View.

Mais le changement de cap le plus ébouriffant auquel Parfit soumet sa propre barque, en affirmant  tout à coup que les personnes sont identiques à leur cerebrum, concerne le lien pourtant bien établi entre méta-éthique et métaphysique. Il se trouve en effet que l'argument parfitien, quand il est avancé contre la thèse de l'intérêt bien compris, s'effondre à son tour. Dans aucun des deux cas de figure désormais possible,  Parfit ne peut se montrer cohérent. Dans le premier d'entre eux, la thèse métaphysique de l'identité de la personne au cerebrum est vraie, mais la thèse éthique de la non-importance prise à soi-même est fausse. Dans le second cas, la thèse éthique est vraie, mais alors on ne peut plus soutenir la thèse métaphysique. Autrement dit Parfit ne peut soutenir ces deux thèses en même temps – ce que pourtant il fait.

Dans l'appendice D de Reasons and Persons (« Nagel's Brain[4] »), Parfit estimait pourtant que le caractère gradué de la connexité psychique, au fondement de sa critique de la thèse « égoïste », serait remis en cause par la Brain View, puisqu'un cerveau n'a pas de degré. Or, tout comme celle du cerveau, l'existence du cerebrum est un « tout ou rien » ! De ce point de vue aussi, l'argument joué contre la thèse égoïste est affaibli par la thèse du cerebrum.

Cette thèse égoïste repose sur une « sous-thèse », que dénonce Parfit pour mieux détruire la thèse elle-même. Or, la « Cerebrum-View » ôte toute crédibilité à cette dénonciation, et remet donc en selle la thèse égoïste. Rappelons d'abord l'énoncé de cette thèse : chaque personne n'a qu'un seul objectif, qui est de faire en sorte que tout aille le mieux possible pour elle (« that things go as well as possible for himself[5] »). Parfit insiste, toujours dans Reasons and Persons, sur le pivot théorique du « biais de la neutralité temporelle », qui correspond aussi à l'Exigence d'Egal Intérêt : une personne prend intérêt d'égale manière à toutes les parties de son propre futur[6]. Il cite Sidgwick à l'appui de sa démonstration : « Cet intérêt impartial et égal pris à toutes les parties de sa propre vie consciente est peut-être la marque distinctive de ce que l'on appelle communément la raison[7] ».


C'est donc sur ce qu'il suppose être son point faible, le biais de la neutralité temporelle, que Parfit attaque la thèse égoïste (de l'intérêt bien compris). Il rappelle à ce titre l'importance de la connexité et de la continuité psychologiques, avant de rappeler que l'amitié, la parenté, la dette, sont des liens qui souffrent des degrés, et qui nous importent d'autant moins qu'ils impliquent des individus ou des contreparties éloignées dans le temps : de fait, quand on a vingt ans, il n'est pas irrationnel de moins se soucier des peines de la vieillesse lointaine, que des peines de cœur du lendemain. La vie psychologique toute entière obéit à cette même règle graduée. La théorie égoïste repose donc sur un parti-pris d'équanimité temporelle totalement faux, et qui la rend fausse à son tour.

Dans Reasons and Persons, toujours, Parfit fait d'abord mine de vouloir réviser cette théorie, en la privant de sa thèse « neutraliste ». Mais cette révision aurait pour conséquence une auto-contradiction de la théorie égoïste elle-même, puisque s'il m'est permis de préférer un petit bien immédiat à un grand bien futur, j'ai une préférence qui ne satisfait plus à l'exigence de « faire en sorte que tout aille le mieux pour moi ».

Surtout, rejeter la thèse de l'intérêt bien compris permet à Parfit de légitimement disqualifier l'idée qu'il faudrait critiquer les actes d'imprudence (comme par exemple fumer, sans se préoccuper des conséquences sur sa propre santé) au motif de leur irrationalité : c'est plutôt au titre de leur immoralité qu'il faut le faire. Autrement dit, s'interdire de fumer afin d'éviter des conséquences néfastes, ne consiste pas en fait à se préoccuper rationnellement de soi-même, mais à se préoccuper moralement d'une autre personne. Quoique Parfit aménage ici, de façon bienvenue, un terrain d'entente entre moralité et intérêt bien compris, qu'on oppose trop systématiquement (et bien qu'on puisse défendre simultanément la Position Extrême selon laquelle l'intérêt prudentiel n'est jamais rationnellement requis), on trouve ailleurs de biens meilleurs arguments en faveur de cette réunification morale. Chez Parfit, pour le dire d'un mot, le réquisit rationnel proportionné à la force du lien de connexion psychologique diminue d'autant avec lui.

Mais cela n'est plus vrai avec la théorie de Nagel (Brain View) ou celle du second Parfit (cerebrum View). Si en effet c'est un organe qui fonde, à titre de relation réelle, le réquisit rationnel de l'intérêt bien compris, en venant remplacer la connexité psychique (qui est d'ailleurs une relation tout aussi réelle qu'elle), alors le degré proportionné d'intérêt pris à soi-même n'est plus valable, dans la mesure ou le cerveau ou le cerebrum ne diminuent pas avec le temps. Autrement dit, le second Parfit doit remettre en selle la thèse de la neutralité temporelle que le premier Parfit avait évacué, ce qui remet en cause une partie importante de ses conceptions éthiques.

Affirmer que nous sommes nos cerebrums ne peut finalement qu'affaiblir la thèse parfitienne selon laquelle la survie ordinaire est comparable à la génération de répliques successives – qui fatalement sont le pendant d'un nombre égal de destructions.

Il est vrai que l'argument de Reasons and Persons intitulé « My Division », est compatible, lui, avec la thèse du second Parfit. Cet argument est censé à nouveau montrer la divergence métaphysique entre moi-même et ce qui m'importe, ou entre « personal identity » et « what matters ». Cela peut être confirmé par la cerebrum View : si les deux hémisphères du cerveau de Parfit sont greffés dans la boîte crânienne de ses deux frères, il y a fort à craindre pour l'identité personnelle de Derek, dont la survie par contre, est en un sens doublement garantie, ce qui ne peut que compter pour lui.

Autrement dit encore, la thèse parfitienne de la survie distinguée de l'identité, repose sur l'idée que cette survie dépend de la connexité psychique, qu'elle qu'en soit la cause – une cause qui peut tout à fait s'apparenter à un télé-transporteur.

La thèse de Parfit ne menace pas, il est vrai, la possibilité d'anticipation dans les cas de divisions. C'est à dire que même dans le cas où je pense être mon propre cerebrum, un cas de division hémisphérique, peut ne pas grever mes espérances de survie, dans la mesure où celles-ci consistent pour l'essentiel à continuer à faire l'expérience de la vie. Or, le fait d'avoir deux courants de conscience peut en effet correspondre à un simple redoublement de cette expérience, sans qu'un tel redoublement corresponde nécessairement à ma mort, ce qu'une division supplémentaire de chacun des hémisphères signerait, par contre, à coup sûr.

Mais par contre, dans une situation où mon cerebrum, c'est à dire ici, moi, risquerait d'être atomisé par un télé-transporteur censé m'envoyer sur Mars, je me trouve nécessairement dans l'incapacité d'anticiper le moins du monde la plus petite expérience que ma réplique pourrait avoir, et à laquelle je ne peux donc pas m'identifier. C'est seulement dans le cas où je pense que mon identité suppose toujours une relation indivisée (non-branching) que je peux aussi me préoccuper de la survie de ma réplique sur Mars.

Je peux d'ailleurs anticiper cette expérience, même si je crois, avec Parfit, que l'identité n'est pas ce qui importe dans la survie : le Parfit « première manière » reste valable. Il utilise les cas de division pour défendre l'idée selon laquelle l'identité personnelle n'est pas une condition nécessaire à ce qui importe dans la survie. Mais mon anticipation est ici fondée sur la conviction que l'identité est une condition suffisante à ce qui importe dans la survie. Cette croyance est justifiée, parce que continuer à exister, rester vivant, c'est survivre, et la survie préserve ce qui importe dans la survie...

Mais est-ce toujours le cas ? Il y a en effet des exemples où le cerebrum survit à la personne : les crises de démence par exemple. Si la démence est graduelle, Parfit pourra toujours tirer profit de l'argument de la règle graduée : je peux me préoccuper de la survie de la personne amoindrie. Mais imaginons, même à titre d'hypothèse, un cas de rupture nette, de coupure, dans la continuité psychologique. En tant que lockéen, Parfit (disons Parfit 1) pourrait estimer qu'il s'agit là d'une sorte de mort, et que je n'ai pas davantage à me préoccuper de ce qui restera de moi que de n'importe qui d'autre. Mais en tant que tenant de la cerebrum-View, Parfit 2 ne pourrait pas prétendre que le dit cerebrum ayant survécu au traitement médical, ne correspond qu'à une personne sans importance, puisque cette personne, c'est toujours, en l'occurrence, moi.

Dans Reasons and Persons, Parfit a soutenu l'hypothèse que la relation R (la connexion et la continuité psychologiques sans cause) préserve ce qui importe dans la survie, et que la relation R, soumise en outre à la restriction de non-division, coïncide avec l'identité personnelle.  Il a ajouté que l'identité personnelle est perdue dans les cas de division. Ces cas sont essentiels à l'argument en faveur de la thèse de la « non-importance de l'identité personnelle dans la survie », une thèse dont il admet d'ailleurs qu'elle est contre-intuitive. Son argument selon lequel la Relation R préserve ce qui importe dans la survie appuie l'affirmation selon laquelle l'identité personnelle coïncide avec la relation qui importe dans la survie, restriction faite des cas de division.

Mais dans son nouvel article (2012), Parfit propose avec la thèse des parties pensantes et conscientes que sont les cerebrums, un support différent de l'identité personnelle, qui, une fois encore, grâce au cas de la division des hémisphères, l'autorise à défendre de façon toujours cohérente l'autre thèse selon laquelle l'identité personnelle n'est pas ce qui compte dans la survie. On pourrait même dire que les conditions d'identité des cerebrums, qui sont moins sujettes à controverse que celles des personnes lockéennes, renforcent encore davantage cette thèse.

Par contre, l'argument selon lequel la Relation R préserve ce qui compte dans la survie, quant à lui, est très affaibli. Si l'identité personnelle coïncide avec la relation qui importe dans la survie, restriction faite des cas de division, alors les cas de télé-transportation qui détruisent le cerebrum et échouent à préserver l'identité, échouent aussi à préserver ce qui importe dans la survie. Il faudrait peut-être que Parfit se résolve à dire que l'identité personnelle coïncide avec la relation qui importe dans la survie, restriction faite des cas de division, et des cas différents de ceux où la relation qui importe dans la survie est sous-tendue par une substance matérielle continûment existante. Ces substances matérielles ne peuvent être que les cerveaux, les cerebrums, ou à la rigueur les hémisphères séparés. Mais à la vérité que vaut une relation entre identité et survie aussi contrefaite ? Que vaut une loi à la portée aussi limitée ?

Si je suis mon cerebrum, la cloison qui me sépare d'autrui est bien plus épaisse que celle qui sépare les deux termes d'une relation R indivise. La mort du cerebrum ne laisse survivre aucune forme de relation de moi-même à quoi que ce soit d'autre : elle ne laisse la place à aucune forme de survie.



3) Une conception alternative des personnes


L'animalisme, auquel Parfit s'oppose, repose sur une hypothèse matérialiste, et s'enorgueillit de ne pas contribuer à la prolifération ontologique, c'est à dire à la multiplication des entités dans le monde.

Or, pour l'animalisme, de quelque manière qu'on la définisse, la personne doit être, au fond, une entité matérielle – un organisme biologique ou une partie de celui-ci. Cette assurance s'enracine dans le rejet plus ou moins explicite du dualisme, et la suspicion à l'égard de toute substance immatérielle.

Parfit semble donc finalement et paradoxalement s'aligner sur l'épistémè dominante, ce qui n'a rien de particulièrement reluisant, surtout si l'on admet que les personnes peuvent être bien mieux définies comme entités informationnelles. Ce sont des entités que l'on peut répliquer, et qui sont scientifiquement légitimes, à l'instar des gènes, et possiblement les mèmes[8]. Les mots comme types (et non comme tokens) le sont aussi. Une ontologie qui exclurait de telles entités n'aurait aucune chance d'expliquer le phénomène de l'instanciation multiple.

C'est cette information constitutive de la personne qui, dans le cas d'une télé-transportation, doit être intégralement transmise d'une planète à l'autre, sous peine de ne plus garantir sa survie.

Je dois ainsi faire la différence entre le volume papier de Reasons and Persons, posé sur ma table, et sa version numérisée que je peux, à la différence de la première, envoyer d'un clic à l'autre bout du monde – précisément parce que cette œuvre intellectuelle souffre elle aussi un genre de téléportation que son statut de type permet d'ores et déjà.

Mais bien évidemment, l'œuvre intellectuelle et l'œuvre imprimée partagent bien des attributs, dont par exemple l'ordonnancement des phrases, identique en chacun des deux.

L'animalisme, rappelons-le, a pour objectif de ne pas s'encombrer à la fois d'un animal et d'une personne, afin de satisfaire au principe de rareté ontologique : il faut qu'une seule entité aie des expériences et soit consciente – et non pas deux.

Dans « We are not human beings », Parfit fait valoir que le pronom en première personne est ambigu : il peut se référer soit au « moi introverti », la partie pensante, soit au « moi extraverti », l'animal. Le moi-introverti, c'est la « personne de Locke », une partie de l'animal, qui s'incarne dans l'animal. La personne pense « directement », tandis que l'animal pense « indirectement », grâce au fait qu'il a la personne comme partie. Ce développement-là est très convaincant.

Ce qui ne l'est pas, par contre, c'est la façon dont cette nouvelle conception éclaire ce qui importe pour nous dans la survie. Car si nous sommes identiques à nos cerebrums, et que nous sommes détruits par la machine à voyager sur Mars, le divorce entre identité personnelle et intérêt bien compris est consommé, au sens où la télé-transportation ne préserve plus ce qui importe dans la survie, là où, soumise au même traitement, la personne comme entité informationnelle est préservée, et ce qui importe avec.

Parfit bat définitivement en retraite, en estimant que sa formule fameuse, « identity is not what matters », était trompeuse, et en admettant qu'il n'est pas parvenu à imposer l'idée qu'il importait peu que sa réplique future fût soi-même.

Mais comme le critère populaire de l'identité personnelle reste la présence d'une réponse émotionnelle adaptée, il n'est guère étonnant que Parfit n'ait réussi à convaincre personne – sinon à provoquer quelque émoi chez les philosophes professionnels et dans les séminaires de métaphysique.

Il est beaucoup plus simple de soutenir l'idée que les personnes sont des entités informationnelles au sens de types – un terme qu'on n'emploiera pourtant pas ici, en conformité avec les recommandations de Parfit lui-même[9], rappelant que les types sont immortels et indignes de l'amour individuel que l'on porte aux personnes. Pourtant, n'est-il pas vrai que certains types sont mortels ? Le jour où plus aucune copie d'Hamlet ne subsistera, son type n'existera pas davantage. Ne peut-on pas aussi aimer Hamlet pour ses qualités individuelles, et non parce qu'il instancie le type de la tragédie élisabéthaine, dont à vrai dire on n'a que faire ?

La définition de la personne comme entité informationnelle, par analogie avec l'œuvre d'art, a récemment fait son apparition dans la littérature spécialisée, notamment sous la plume de Mark Walker[10], qui distingue entre personne-type et personne-token : « les tokens d'une personne-type sont instanciés physiquement : chaque réplique a une localisation spatiale différente ».

Il conclut son article en estimant que la survie des personnes-types importe plus que celle des « personnes-tokens ». Cette Théorie du Type-Token est extrêmement proche de ma propre conception de la personne comme entité informationnelle.

Contrairement aux livres, qui deviennent assez statiques une fois terminés, les personnes sont des  complexes dynamiques d'information, en constante évolution tout au long de leur vie. Si les relations de continuité et de connexité se maintiennent, les changements dans le contenu informationnel ne menacent pas l'identité d'une entité informationnelle. Le contenu informationnel de bases de données, ou de sites comme Wikipedia, est en mutation permanente tout au long de son existence. Au cours même de son écriture, un livre se modifie substantiellement, lui aussi, de jour en jour ; ce qui fait de lui le même livre c'est, une fois encore, les relations de continuité et de forte interdépendance entre ses versions successives.



 

References


Damasio, Antonio (2010), Self Comes to Mind, Pantheon Books, New York
Dennett, Daniel (2006), Breaking the Spell, Penguin Books, London
Olson, Eric (2003), “An Argument for Animalism”, in Martin and Barressi, ed. (2003), Personal Identity, Blackwell, Oxford.
Parfit, Derek (1984), Reasons and Persons, Oxford University Press.
Parfit, Derek (2008), “Persons, Bodies and Human Beings”, in Dean Zimmerman, Theodore Sider & John Hawthorne (eds.), Contemporary debates in metaphysics, Blackwell, Oxford
Parfit, Derek (2012), “We Are Not Human Beings,” Philosophy, vol. 87, issue 1.
Sidgwick, H (1904), The Methods of Ethics, MacMillan, London
Walker, Mark (2011) “Personal Identity and Uploading,” Journal of Evolution and Technology, vol. 22, issue 1.











[1] Gordon Cornwall, « Parfit's retreat : 'We are not human beings' », http://phantomself.org/parfits-retreat-we-are-not-human-beings/.
[2] « We Are Not Human Beings », Philosophy, vol. 87, issue 1.
[3] Antonio Damasio, Self Comes to Mind, p. 82.
[4] Derek Parfit, Reasons and Persons, p. 479.
[5] Ibid., p. 307.
[6] Ibid., p. 313.
[7] Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, p. 124.
[8] Daniel Dennett, Breaking the Spell, pp. 341-343.
[9] Derek Parfit, Reasons and Persons, pp. 293-297.
[10] « Personal Identity and Uploading », Journal of Evolution and Technology, vol. 22, issue 1.

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